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-^/WSAa^
STENDHAL
JOURNAL
TEXTE ÉTABLI ET AWOTR
PAR
HENRY DEBRAYE
ET
LOUIS ROYER
TOME PREMIER
1801-180")
AVRC QCATKE PLANCHES ET ONE CARTE UOKS-TKXTE
PARIS
LIBRAIRIE AiNGIE?JNE HO.N'ORÉ CHVMIMON
lîDOUARD CHAMPION
5, Quai Malaqlais, VI'
1923
ŒUVRES COMPLETES
STENDHAL
PUBLIEES SOUS LA DIRECTION
PAUL ARBELET ET EDOUARD CHAMPION
Œm^RES COMPLÈTES
DE
STENDHAL
JOURXAL
TOME PREMIER
Il a été tiré de cet ouvrage :
Dix exemplaires sur papier de Chine, namérolés de 1 à 10^
contenant une double suite des planches dont une sur Japon
Impérial.
Vingt-cinq exemplaires sur papier des manufactures impé-
riales du Japon, numérotés de 11 à 35, contenant une double
suite des planches dont une sur sur Japon Impérial.
Cent exemplaires sur papier d'Arches, numérotés de 36 à
135, contenant une double suite des planches dont une sur
Arches.
Onze cents exemplaires sur papier vélin par fil des Pape-
teries Lafuma, de Voiron, numérotés de 136 à 1235.
Exemplaire N" 9 3 *">
Copyright hy Edouard Champion, November 1923.
REPRODUCTION INTERDITE
LA MAISON DE NOËL DA R U
où Henri Beyle habitait en 1800
{rue de Lille, n- 505 : aujourd'hui n- 79l
~7r
STENDHAL
JOURNAL
TEXTE ETABLI ET A.>':NOTE
HENRY DEBRAYE
LOUIS ROYER
TOME PREMIER
I 80 I - I 8oD
AVEC QOATRE PLANCHES ET UNE CARTE HORS-TEXTE
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE HONGRE CHAMPION
EDOUARD CHAMPION
5, Quai Malaquais, VI'
1923
TU
INTRODUCTION
Les ouvrages autobiographiques d'Henri Beyle
offrent à l'historien de sa vie et de sa pensée des
documents d'une valeur inestimable et cependant
diverse. Il faut avant tout faire ce qu'on appelle
en histoire la critique des sources, et discerner
dans chaque œuvre la part de la vérité et celle de
l'erreur plus ou moins volontaire.
La Vie de Henri Brulard est écrite presque un
demi-siècle après les événements, et écrite pour
le public par un écrivain déjà connu, membre du
corps diplomatique, chevalier de la Légion d'Hon-
neur, et qui, inconsciemment et de la meilleure foi
du monde, pose un peu pour la galerie.
Les Souvenirs d'Egotisme ont été rédigés moins
longtemps après les événements, mais ils sont éga-
lement destinés à être lus un jour ^ par quelque
1. « A n'imprimer que dix ans au moins après mon dé-
part, par délicatesse pour les personnes nommées. » (Sou-
venirs d'Egolisme, éd. Casimir Stryienski (Paris, 1892),
page 1, note 1.)
JOURNAL DE STENDHAL. A
II INTRODUCTION
âme aimée de l'auteur, « par un être tel que Madame
Roland ou M. Gros, le géomètre )> ^.
Quelle que soit la sincérité de l'un et de l'autre
ouvrage, ils n'ont ni le charme de primesaut ni
surtout la valeur documentaire du Journal. Le
Journal de Stendhal est une source de premier
ordre pour l'histoire de la vie d'Henri Beyle, source
d'autant plus importante qu'elle se réfère à la
partie la plus intéressante, pour l'historien, de la
vie du maître, l'époque de sa formation littéraire,
l'époque aussi la plus agitée et la plus remplie de
sa vie administrative et de sa vie sentimentale.
Nous possédons les réflexions intimes d'Henri
Beyle depuis sa dix-huitième année jusqu'à la
trente-cinquième, depuis l'époque où, jeune sous-
lieutenant spleenétique et malade, il parcourait
l'Italie du Nord, jusqu'à l'année qui suit la publi-
cation du premier livre signé de Stendhal : Rome^
N a pies et Florence.
Dans ce journal non pas sans souci (ni même,
souvent, sans soucis), mais du moins sans autre
prétention que celle de se comprendre lui-même,
de se façonner le caractère et la sensibilité, nous
avons tout le Stendhal de la formation sentimentale
et littéraire. Nous y trouvons, au hasard des cahiers,
beaucoup d'orgueil, et du plus noble (un Stendhal
pouvait, et devait, en avoir), quelque vanité par-
1. Soin>enirs d'Egotisme, pages 1-2.
INTRODUCTION
fois un peu fate, mais surtout (et c'est là l'inesti-
mable) une sincérité absolue. Au jour le jour,
pendant des années, Henri Beyle a accumulé
une masse énorme d'observations écrites pour lui
seul ^, qu'il n'a généralement jamais, ou presque
jamais, relues, et dont on retrouvera cependant
le suc médullaire dans ses grandes œu\Tes, le
Rougê et le Noir et la Chartreuse de Parme, et plus
encore peut-être dans Lucien Leuwen. C'est la
matière première, sans tri ni contrôle, qu'on en-
tasse pêle-mêle dans un coin et dont on retrouve
comme par hasard, très longtemps après, les parties
les plus brillantes et les plus solides.
La matière première, pour Henri Beyle, c'est
l'homme tout entier, l'homme intellectuel, moral
et physique — ou plutôt ce qui dans l'homme
physique annonce et dénonce le jeu de l'intelli-
gence, des sentiments et des passions ^. Et en
même temps qu'il observe les autres, Stendhal
ne manque pas de s'examiner lui-même. Car le
meilleur outil pour le psychologue, c'est encore
son propre cœur et sa propre intelligence. Aussi
1. Journal du 25 août 1818 : « Un tel journal n'est fait
que pour celui qui l'écrit. »
2. Hors de là, le contact des hommes lui est vite fasti-
dieux. « Cela vient, confesse-t-il, d'une habitude à moi don-
née par l'envie de me perfectionner dans l'art de connaître
et d'émouvoir l'homme. Je regarde comme perdue toute
journée dans laquelle je ne m'instruis pas. » (Journal du
15 avril 1806.)
IV INTRODUCTION
bien, on ne peut comprendre les autres que par
rapport à soi, Henri Beyle n'aurait eu garde de
négliger l'admirable banc d'épreuve qu'il était
lui-même, aussi la partie proprement subjective
du Journal est-elle de beaucoup la plus importante.
Ce journal embrasse entre ses dates extrêmes une
période de dix-sept ans, de 1801 à 1818 ; mais il
ne forme un ensemble à peine interrompu qu'entre
1801 et 1814, encore la partie de 1814 est-elle
extrêmement courte : une vingtaine de pages.
De 1815, nous avons une brève relation du voyage
à Venise et à Padoue et de 1818 un autre récit,
assez rapide, d'excursion dans la Brianza.
Pendant tout ce temps, Henri Beyle a noté
ses observations et ses impressions avec une sin-
cérité absolue et une complète liberté d'expression,
— si complète que j'ai dû, pour la publication,
prendre certaines précautions au sujet de passages
assez scabreux ; je dois ajouter que, malgré ces
précautions, le Journal n'est nullement un livre
pour jeunes filles.
C'est à partir de 1804, surtout, que nous commen-
çons à rencontrer les formules définitives de ce
qu'on a convenu d'appeler le beylisme. Les années
précédentes sont plutôt consacrées, par un jeune
INTRODUCTION V"
homme un peu naïf et ignorant, à la lecture,
à l'acquisition d'un bagage intellectuel. Cepen-
dant, comme l'a remarqué M. Paul Arbelet ^,
dès sa dix-huitième année, Beyle avait déjà dis-
tingué l'essentiel de sa doctrine, lui qui écrivait
le 10 décembre 1801 : « Connaître à fond les hommes^
juger sainement des événements, est donc un grand
pas vers le bonheur. » La chasse au bonheur était
au fond même de l'instinct d'Henri Beyle.
Le Journal sera l'une des armes de cette chasse ;
il lui confie tout, ses espoirs et ses projets, ses
regrets et ses résolutions. Sans doute il écrit, le
30 mars 1804 : « L'art d'écrire un journal est d'y
conserver le dramatique de la vie ; ce qui en éloigne,
c'est qu'on veut juger en racontant. » Mais il
sentait qu'il n'était pas né pour la description
pittoresque, et il s'écriait, le 26 août suivant :
« Quand je relis ces mémoires, je me siffle souvent
moi-même : ils ne rendent pas assez mes sensations. »
Et de plus en plus il développe ce qui fait l'essen-
tiel de son art : « C'est la connaissance de ce qu'il
y a de plus caché au fond du cœur et de la tête
que je veux acquérir ^. » D'ailleurs, il a tenu lui-
même à expliquer très nettement ce qu'étaient ces
notes personnelles : une santé chancelante lui a
toujours laissé obscurément la crainte de voir ses
1. La Jeunesse de Stendhal (Paris, Champion (Biblio-
thèque stendhalienne) , 1919, 2 vol. in-8o), p. 186-187.
2. Journal du 7 juin 1810.
JOURNAL DE STENDHAL. A.
^I INTRODUCTION
papiers — et sa pensée — profanés aussitôt après
sa mort, et il a été sans cesse hanté par le souci
de laisser derrière lui sa pensée incomprise. Il note
le 1^"^ juin 1810 ^ : « Si un indiscret lit ce journal,
je veux lui ôter le plaisir de se moquer de moi
en lui faisant remarquer que ce doit être un procès-
verbal mathématique et inflexible de ma manière
d'être, ne flattant ni ne médisant, mais énonçant
purement et sévèrement ce que je crois qui a été.
Il est destiné à me guérir de mes ridicules quand je
le relirai en 1820. C'est une partie de ma conscience
intime écrite, et ce qui en vaut le mieux, ce qui
a été senti aux sons de la musique de Mozart,
en lisant le Tasse, en étant réveillé par un orgue
des rues, en donnant le bras à ma maîtresse du
moment, ne s'y trouve pas ^ Ainsi, je vous en prie
à genoux, ne vous moquez pas de moi. »
Il se sent au surplus très différent des autres,
et dès le 31 décembre 1804 il recherche the happy
few : « Voilà ce public choisi et peu nombreux
à qui il faut plaire ; le cercle part de là, se resserre
peu à peu et finit par moi. Je pourrais faire un ou-
vrage qui ne plairait qu'à moi et qui serait reconnu
beau en 2.000. »
Stendhal note encore très finement que, si son
1. Cet «avis» est écrit sur la couverture du cahier conte-
nant le journal du 9 mai au 12 août 1810.
2. Il écrivait déjà le 1^'' septembre 1806 : « Souvent on
gâte le plaisir en le décrivant. »
INTRODUCTION VII
journal a un jour des lecteurs, ces lecteurs ne cher-
cheront pas ce que lui peut y trouver. Son ami
Vismara juge « aussi étrange que ridicule d'écrire
de pareils souvenirs ». — Non, se répond Henri
Beyle \ car u en relisant le journal du voyage du
Havre en 1811, les petits détails notés rappellent
et rendent présentes toutes les sensations. Un tel
journal n'est fait que pour celui qui l'écrit. »
Nous demandons, nous, au journal de Stendhal
des renseignements plus complets, et d'une valeur
plus générale : détails de sa \Te publique et intime'
étapes de sa formation intellectuelle, observations
sur les événements du temps, sur ses amis, sur ses
contemporains
M. Paul Arbelet a établi avec finesse et sagacité
dans la Jeunesse de Stendhal, le bilan intellectuel
et moral de Henri Beyle en 1802, à peu près au
moment où commence le journal ; il a déterminé
la part qu'avaient dans la formation du jeune
homme les années de Grenoble — les maîtres
et la famille — ; le premier séjour à Paris — expé-
rience nouvelle de la \-ie solitaire, initiation admi-
nistrative — ; et enfin le voyage d' Italie, géné-
rateur d'enthousiasme et d'amour. Il ne manque
plus qu'un séjour à Marseille pour mettre Stendhal
en contact avec un monde nouveau pour lui,
et qui complétera sa connaissance des hommes :
1. Journai du 25 août 1818.
Vm INTRODUCTION
celui des négociants et de quelques femmes plus
ou moins entretenues.
Pas un instant il n'oublie l'étude unique pour
laquelle il semble avoir été mis au monde : la
connaissance du cœur humain \ et l'expression
littéraire de cette connaissance. L'expression, ce
sera (du moins il le croit pendant plusieurs années)
cet art dramatique qui lui semble seul capable
d'expliquer l'âme humaine, avec toutes ses finesses,
par la parole, par le geste, par l'attitude. Le reste :
la société des femmes, les jouissances de l'art
et de la vanité, toutes les péripéties de la « chasse
au bonheur », cède la place, quoi qu'il fasse et
quoi qu'il dise, à un sentiment dominateur : l'amour
de la gloire. Lui-même le constate le 12 août 1804,
en se rappelant les moments délicieux passés au-
près d'Adèle Rebuffet deux ans auparavant ;
ce souvenir « perd peu à peu de son charme et
s'efface... Il n'en fut pas moins grand au moment
même ; la somme, seulement, de ce qu'il m'aura
procuré de bonheur dans toute ma vie sera moins
grande à cause du plaisir de m'en souvenir qui
n'aura duré que deux ans, tandis que le souvenir
des jouissances procurées par l'amour de la gloire
durera plus longtemps. »
Au surplus, l'étude du cœur humain donne des
1. « Nosce te ipsum. Je crois avec Tracy et la Grèce que
■c'est le chemin du bonheur. Mon moyen, c'est le journal. »
{Jmirnal du 10 août 1811.)
INTRODUCTION IX
satisfactions d'ordre pratique : « Grand moyen
de consolation : faire que l'afFligé s'occupe à ana-
lyser sa douleur ; à l'instant elle diminuera, l'orgueil
l'emporte toujours, où qu'il se mette ^ »
Mais le chemin est long et pénible, qui mène
à la connaissance.
Il faut d'abord une absolue sincérité, quoi que
dise la vanité ; il faut aussi une attention de tous
les instants, afin d'observer avec justesse ; il faut
-enfin former son caractère. « Le caractère consiste
à faire ce que j'ai résolu de faire, soutenu ou non
par la passion, avec verve et gaieté ^. »
A ce régime, on se dessèche le cœur, mais il est
nécessaire d'acquérir cette sécheresse pour ne pas
rester, ou devenir, « timide et sot ». On s'isole aussi,
•car plus on pénètre profondément les mystères
de la psychologie, plus on s'éloigne du vulgaire,
et par conséquent moins on est compris. « Les
sots..., ne pouvant saisir mon âme par aucun
endroit, en concluront que je suis un homme dan-
gereux et, par conséquent, un méchant. Si je vis,
ma conduite démontrera qu'il n'y a pas eu d'homme
aussi accessible à la pitié que moi. La moindre
chose m'émeut, me fait venir les larmes aux yeux ;
1. Journal du 3 septembre 1804.
2. Journal du 30 avril 1805. — Henri Beyle constatera
plus tard qu'il y a loin de la théorie à la pratique ; il écrit
le 14 juin 1811 : « Ce qui me chagrine, c'est l'idée qu'esti-
mant le caractère comme je fais, peut-être n'en ai-je point. »
INTRODUCTION
sans cesse, la sensation l'emporte sur la perception^
ce qui m'empêche de suivre le moindre projet ;
en un mot, il n'y a pas d'homme meilleur que moi
en dispositions ^, »
Mais qu'importe, si le vulgaire se trompe !
Qu'importe le jugement de la masse ! Le petit clan
des âmes chères comprendra, et cela suffit ! « Ne
pas m' arrêter au bruit public. Et ma réputation
de roué et d'homme qui suis déjà blasé, avec cette
âme si tendre, si timide et si mélancolique ! Le
philosophe Mante me connaît enfin, mais il a fallu
que je l'aidasse à me voir tel que je suis. Croyez
après aux réputations en grand ^ ! »
Et nous arrivons ainsi à la véritable définition
de r « égotisme )), qui est à l'égoïsme comme l'orgueil
est à la vanité, et qui est, en somme, l'action d'une
âme noble qui se regarde agir, et souffrir en si-
lence ^. L'essentiel, c'est de se façonner l'esprit
1. Journal du 23 février 1805. — Il disait déjà le 22 dé-
cembre 1804, à propos de son oncle Gagnon : « Les choses
qui lui sont insensibles, par conséquent où il ne prend plus
d'intérêt, où il quitte la partie, me sont encore très sensibles ;
je sens donc plus loin que lui. Voilà la grande utilité pour
moi de l'idéologie, elle m'explique à moi-même, et me
montre ainsi ce qu'il faut fortifier, ce qu'il faut détruire
dans moi-même. »
2. Journal du 3 février 1805.
3. A cause précisément d'une sensibilité sans cesse aigui-
sée, « de cette délicatesse que l'inflexion d'un mot, un geste
inaperçu met au comble du bonheur ou du désespoir. Je
cache cela sous mon manteau de housard. » [Journal da
11 février 1805.)
INTRODUCTION XI
•de manière à comprendre avant tout ^. Mais le
difficile également, c'est, dans cette formation
d'esprit volontaire et artificielle, de garder le natu-
rel ; il s'agit de laisser le tempérament agir, mais
de le contrôler attentivement. « On se donne de la
gaucherie en réfléchissant trop à la conduite à tenir,
en entrant dans un salon ; on peut y réfléchir,
s'il le faut, longtemps avant, mais à l'instant
d'entrer en danse il faut faire ce qui lui plaît,
y penser si le cœur y trouve de la douceur, sinon
lire ou converser ^. »
A ce régime, quelles qualités l'esprit ne doit-il
pas posséder ? Le courage, d'abord, pour braver
l'opinion des sots (c'est-à-dire, en somme, la société
presque tout entière) ; puis, l'énergie du caractère ;
-la maîtrise de soi ; la sincérité avec soi-même.
Toutes qualités, en somme, qu'une âme noble
peut se forcer à acquérir ^. D'autres, au contraire,
qui sont plus particulièrement d'ordre physique,
1. Journal du 25 février 1805 : « Quand je serai davantage
perception, et moins sensation... »
2. Journal du 5 juin 1811. — ■ Il a déjà dit le 15 février
1805 : « Puisque je ne puis pas être assez de sang-froid pour
avoir quelque esprit, être au moins tout bonnement moi-
même, pour avoir les grâces du naturel. »
3. Stendhal constate parfois qu'il n'y est pas arrivé ;
il écrit, par exemple, le 14 juin 1811 : « J'ai l'air d'avoir
du caractère parce que, pour le plaisir d'éprouver de nou-
velles sensations, j'aime à hasarder ; mais je ne domine
point en cela ma passion véritable, je ne fais qu'y céder. »
Il constate aussi le 10 août : « J'ai trop de sensibilité pour
.avoir jamais de talent dans l'art de Lovelace. »
XII INTRODUCTION
ne peuvent s'acheter ou se conserver, même air
prix d'un effort continu : la mémoire, par exemple.
C'est une qualité qu'a Henri Beyle ^, mais sa mé-
moire est incertaine, et spéciale : il ne se rappelle
jamais ce qui ne l'intéresse pas ; « je ne retiens
que ce qui est peinture du cœur humain. Hors de
là, je suis nul ^. » Aussi prévoit-il l'avenir avec
beaucoup de sagacité : « La chose qui me manquera
le plus tôt lorsque je vieillirai, ce sera la mémoire...
Au bout de neuf ans, à peine comprendrai- je mon
ouvrage ^. »
Raison de plus pour travailler avec ténacité.
Nul homme plus qu'Henri Beyle n'a été con-
vaincu que le génie est le fruit d'une longue patience.
Patience qui ne s'est jamais démentie, en aucune
circonstance, que ce soit pour' acquérir la gloire
littéraire ou pour acquérir le cœur d'une femme.
Voilà la théorie, le système. Henri Beyle y est-il:
fidèle ? Hélas ! il constate lui-même de fréquents
fiascos. Sa sensibilité lui donne des jouissances
délicieuses, mais souvent l'empêche de mener
1. Journal du 12 décembre 1805 : « Toutes nos erreurs
viennent de nos souvenirs. C'est donc un immense avantage
d'avoir une bonne mémoire. J'en ai, je crois, une très bonne :
Crozet appelle Beyle l'homme à mémoire terrible. Cultiver
la mienne, non point en apprenant par cœur, mais en me
rappelant pour exercice des faits avec toutes leurs circons-
tances. »
2. Journal du 10 août 1811.
3. Journal du 24 septembre 1813.
INTRODUCTION XIII
à bien une entreprise longuement et soigneuse-
ment calculée ^.
C'est dans ses entreprises amoureuses surtout,
qui sont les mieux préparées à l'avance et les plus
minutieusement méditées, que se marque le désé-
quilibre entre le désir et la réalité. Xon que la
femme aimée ou désirée ne veuille pas répondre
à ses avances : c'est avant d'entreprendre la lutte
que Beyle a été vaincu, et vaincu par lui-même.
Sensibilité, timidité, orgueil se conjurent pour
mettre à néant les plans de conquête qu'il a patiem-
ment échafaudés.
Henri Beyle passe pour un séducteur profession-
nel ; cependant, peu de femmes, relativement,
ont occupé son cœur entre 1802 ^ et 1818. Citons-les :
Yictorine Mounier, Adèle Rebufîet, Mélanie Guil-
bert (Louason), Mina de Griesheim, Madame
Daru, Angélina Bereyter, Angela Pietragrua ^.
1. « Je sais depuis longtemps, écrit-il le 11 février 1805,
que je suis trop sensible, que la vie que je mène a mille
aspérités qui me déchirent. «
2. Le Journal de 1801 ne parle d'aucune femme. La Vir-
ginie Cubly de son enfance est oubliée pour 35 ans, et il ne
fait aucune allusion à sa première rencontre en 1801, avec
Angela Pietragrua. Sa correspondance elle-même fournit
bien peu de renseignements.
3. En octobre 1811, Henri Beyle fait encore allusion à
une certaine Livia B., que nous ne connaissons pas autre-
ment (M. Arbelet pense (Journal d'Italie, p. 262, n. 2)
qu'elle pourrait s'appeler Riatowiska, mais cela ne nous
renseigne pas davantage). Le charme de cette Livia aida
Stendhal, à Ancône, à oublier un peu la trop aimée Pie-
tragrua.
XIV INTRODUCTION
Moins de la moitié de ces femmes ont été ses maî-
tresses au sens physique du mot. Entre temps,
il a trompé les ennuis de l'attente ou les impa-
tiences du désir avec des femmes plus faciles, filles
d'auberge, filles de trottoir ^.
La science de la conquête de la femme a été
l'une des préoccupations maîtresses de Stendhal,
11 publiera même, en 1822, le résultat de son inces-
sante étude de V Amour. Mais (particularité bien
connue et sur laquelle je n'insisterai pas) il y a un
abîme entre sa conception amoureuse, ses plans
de conquête d'une femme désirée, et la réalité.
Il est impossible de voir divorce plus grand entre
la théorie et la pratique.
Tout au fond de lui-même, il considérait la femme
comme un instrument de plaisir, en véritable fils du
xviii® siècle et surtout du Midi qu'il était ; mais cela
ne l'empêchait pas de rechercher l'âme vraiment
sœur de la sienne, la femme exceptionnelle — son
égale par l'élévation de l'esprit et la délicatesse du
cœur. Il crut un moment avoir rencontré cette femme
1. Une lettre à Edouard Mounier, du 5 juillet 1802
[Correspondance, éd. Paupe et Chéramy, t. I, p. 28), fait
allusion à une plaisanterie du frère de Victorine sur les
c< amours passagers » d'Henri Beyle. Il parle encore, mais
très rarement, dans le Journal, d'aventures d'un moment,
et confesse le 7 novembre 1807 : « Je couche tous les trois
ou quatre jours, pour les besoins physiques, avec Charlotte
Knabelhuber, fille entretenue par M. de Kestenwilde, riche
Hollandais. » Tout ceci ne constitue pas des « amours »■
à proprement parler.
INTRODUCTIOX XV
dans Victorine Mounier — et certains passages
du Journal dans lesquels il parle d'elle sont déli-
cieusement parfumés de délicatesse. Mais ce rêve
fut bien vite dissipé, Victorine n'ayant pas répondu
aux avances d'Henri Beyle, d'ailleurs probable-
ment si tiiaiides qu'elles ne devaient pas être per-
ceptibles. Il écrivit cependant à la telle, qui ne
lui répondit jamais (le Journal en fait foi), quoi qu'il
veuille montrer, en 1835, que Victorine eut pour
lui de l'amour, que cet amour fut brisé par une
« séparation violente », et que cette séparation
fut cause de son « abandon de l'état militaire »
et de sa « fuite à Paris en 1803 ^ ».
Presque en même temps, il eut pour Adèle
Rebuffet, la future Madame Alexandre Petiet,
une passion de tête et, un peu, de sens, plutôt que
de cœur ; 'û écrivait le 30 juin 1804 : « Ce sera une
charmante maîtresse, mais ce serait pour moi
une mauvaise femme. » Mais tout le charme phy-
sique de la jeune fille fut anéanti par la pauvreté
de son cœur, où Beyle ne constate, le 14 février
1805, que « sécheresse, absence de passions douces,
et même cruauté ».
Il rencontre enfin, à la même époque, la femme
qui pendant quelque temps put lui donner l'illu-
sion de l'amour parfait ; je dis V illusion, car avec
1. Vie de Henri Brulard, t. I, p. 67. — La séparation a été
motivée par la nomination de Mounier comme préfet de
rille-et-Vilaine le 13 avril 1802.
XVI INTRODUCTION
un instrument d'analyse aussi perfectionné —
et aussi desséchant — que le sien, Henri Beyle
ne pouvait garder très longtemps d'aveuglement
— ou de tendresse — pour une maîtresse, quelle
qu'elle fût.
Il connut par hasard Mélanie Guilbert (qui se
faisait nommer, au théâtre, Louason), en dé-
cembre 1804, dans le salon de Dugazon, chez lequel
ils prenaient ensemble des leçons de déclamation.
Milieu un peu mélangé, mais vivant et amusant,
où se rencontraient des petites femmes à moitié
actrices, à moitié entretenues : Louason et un de
ses amis d'âge mûr, nommé Le Blanc, une Ma-
dame Mortier de vertu plus que douteuse, une
jeune personne dont Stendhal n'a jamais connu
le nom, entretenue par le général Lestrange, une
demoiselle Rolandeau, qu'il avait rencontrée à
Genève au printemps de 1804, et dont la vertu
paraît peu farouche, une « jolie petite Felipe »
qu'il juge n'avoir pas « seulement l'idée de la
pudeur » *, et, comme hommes, en dehors de lui,
Wagner, un jeune Allemand qui, outre la bonne
prononciation française, cherchait dans le cours
de Dugazon, auprès de ses jeunes partenaires,
des satisfactions beaucoup moins pédagogiques.
Dans ce « cours d'adultes », on rencontrait encore
la célèbre actrice Duchesnois, qui parfois venait
1. Journal du 11 février 1805.
INTRODUCTION XVII
«constater les progrès des élèves de son camarade ;
les hommes y venaient plus nombreux : tels Martial
Daru, le Pacé du Journal, qui essayait sur les
femmes les séductions de son physique élégant et
de son esprit léger, et des auteurs dramatiques en
instance au Théâtre- Français.
Mélanie paraît avoir joué auprès d'Henri Beyle
un rôle d'amoureuse à la fois rouée et sincère.
Quoi qu'il en soit, Stendhal éprouva auprès d'elle
les angoisses d'un amour passionnément senti-
mental et en même temps ardemment sensuel.
C'était l'époque d'un court séjour à Paris de Vic-
torine Mounier, Beyle, sans succès d'ailleurs, écrit
à celle-ci et, au commencement de fé\Tier, le dépit
lui donne envie de s'attacher à Louason, pour se
guérir de son amour pour Victorine ^. Ses premières
préoccupations ne sont nullement d'ordre sentimen-
tal ; mais peu à peu il se pique au jeu, et l'amour
-de Mélanie l'envahit tout entier, cœur, tête et sang.
Au début, c'est un mélange de comédie et de
naturel ; il écrit le 11 février 1805 : « Tous mes
propos d'amour avec elle ont été joués, il n'y en
avait pas un de naturel, et cependant je l'aimais... »
Et il se donne cette excuse : « Je sentais confusé-
ment que mon amour est d'une nature trop large
et trop belle pour n'être pas ridicule dans la société,
où il ne faut que des sentiments écourtés... Quand
1. Journal du 3 février 1805.
JOURNAL DE STENDHAL. B
XVIII INTRODUCTION
j'aurai joui six mois de 6.000 livres de rente, je
serai assez fort pour oser être moi-même en amour. »
Il a beau écrire : « Un vers d'Arsinoé de Nico-
mède m'ouvre les yeux sur les femmes et me fait
voir que la plus grande partie sont de petits carac-
tères, qui ne peuvent rien sur mon bonheur...
Cette vérité découverte m'ôtera ma timidité au-
près des femmes \ » Ce qu'il appellera plus tard
la cristallisation agit sur lui comme sur les autres,
et c'est avec le cœur battant d'un émoi non joué
qu'il rejoint Mélanie à Marseille.
La vie passée dans l'intimité de Louason eut
vite fait de dégoûter le délicat Henri Beyle. Dans
une passade, on cherche un sexe, et non un cœur,
— et certes Stendhal ne manquera pas, à Marseille,^
d'aventures de ce genre. Mais il recherchait
tout autre chose dans les bras de sa belle Méla-
nie ; or, peu de mois après l'arrivée à Marseille,
il la trouve bien froide, et bien loin des transports
de passion qu'il rêvait ^.
Constatation plus grave encore : il écrit le 15 mai
1806 : « Je commence à trouver Mélanie bête.
Je me rappelle mille et mille traits prouvant peu
d'esprit ; après son départ ^, immédiatement joie
1. Journal du 7 janvier 1805.
2. Journal du 8 novembre 1805.
3. Mélanie avait rejoint Paris aussitôt son engagement
terminé. Elle avait quitté Marseille vraisemblablement
le 1®' mars 1806. Henri Beyle, de son côté, partit de Marseille
le 20 mai.
INTRODUCTION XIX
de ma liberté ; quarante ou cinquante jours après,
velléités de regrets. Actuellement, appréciation
juste, je crois : beaucoup d'amitié, de l'amour
même si elle ne voulait pas t^Tanniser et ne pas
toujours se plaindre. Ecce homo ^ ! »
Mélanie GuHbert, malgré ses qualités de charme
et de cœur, n'était pas, elle non plus, de celles qu'un
Stendhal épouse. De retour à Paris, il rencontre
le 22 août une Louason blessée et silencieuse.
Ils ont cependant encore, en septembre, de doux
moments d'intimité ; puis, le 17 octobre, Henri
Beyle quitte Paris pour l'Allemagne. La petite
actrice de Marseille ne devait plus être pour Sten-
dhal qu'un charmant souvenir.
Maintenant, Henri Beyle est fonctionnaire de
r Intendance, et il tend ses filets plus haut. A Brun-
swick, en 1807 et 1808, il courtise (pour le senti-
ment) une charmante jeune fille, Mina de Gries-
heim. Pour la bagatelle, il se contentait de la
maîtresse d'un riche Hollandais séjournant à
Brunswick ou de la fille de l'aubergiste du Chas-
seur vert ^ Mais il confesse en même temps que,
dans le fond, la femme qu'il courtise lui est autant
que le cheval qu'Q monte '^'.
1. Il avait déjà exprimé la même idée dans son Journal
du 25 mars 1806.
2. Stendhal se souviendra plus tard, dans Lucien Leuwen,
du nom et de la position de ce café champêtre.
3. Journal du 17 juin 1807 : « Je ne mets pas mon capital
il avoir des femnaes. J'ai 25 ans, dans les dix ans qui vont
XX INTRODUCTION
1809, 1810 : l'Allemagne, l'Autriche. Point
d'amours de sentiment, sauf quelques entrevues
délicieuses de galanterie délicate avec Madame
Daru, la femme de Pierre Daru, qu'il appelle
Madame Palfy, ou la comtesse Marie, ou Elvire,^
ou Alexandrine Petit. Il sait bien que les « spec-
tateurs », qui croient qu'elle l'aime, et les sots,
qui croient plus encore, se trompent ; mais il juge
qu' « avec plus de hardiesse » et plus de « galante-
rie », il aurait été « bien près d'être heureux » ^.
Bonheur auquel il n'aspire pas, « pour que, dit-il,
je ne me croie pas, dans quelques années, plus noir
que je ne le suis ^ ».
Quoi qu'on en ait dit, faute d'aller au fond de
son caractère, ou simplement de ses écrits, Henri
Beyle désire l'amour vrai, l'amour désintéressé,
celui qui cherche avant tout les satisfactions du
cœur et de l'esprit. « Pour que j'aie du plaisir
avec une femme, écrit-il à la même époque ^,
il faut que rien ne vienne troubler l'illusion que je
suivre, j'en aurai probablement six. J'aurai vingt chevaux
d'ici à ce que l'âge m'empêche de monter. »
1. Journal du 20 novembre 1809.
2. Journal du 7 juin 1810.
3. Journal du 27 juillet 1810. — Et, du 2 octobre 1810 r
« Le bonheur d'habit et d'argent ne me suffît pas, il me faut
aimer et être aimé. Si je ne puis atteindre au premier des
bonheurs, travailler aux choses auxquelles je mets de
l'amour-propre. » — Il note en mai 1810 : « On gâte la plus
belle femme en en faisant la dissection, c'est son portrait
qu'il faudrait faire ; mais en la peignant on n'apprend que
le coloris, et c'est dans le dessin que l'on veut s'instruire. »■
INTRODUCTION XXI
me fais, et à la première pensée basse que me lais-
serait voir ma petite grisette, mon caractère serait
de lui donner une robe et de ne plus la revoir. »
Aussi Angéline Bereyter, la maîtresse de la pé-
riode brillante du Conseil d'Etat, belle et bonne
fille sans prétention, tient-elle très peu de place
dans le Journal de Stendhal.
Au contraire, ses amours avec la comtesse Palfy,
amours d'un tout autre ordre, y sont minutieuse-
ment détaillés. M. Henri Martineau écrit ^ : « C'est
en 1810, à son retour de Vienne, que Beyle retrouve
s. Paris sa comtesse Palfy et « termine en six mi-
nutes » sa respectueuse cour antérieure. » De son
•côté, M. Chuquet déclare ^ que, « au mois de mai
1811,... Beyle se prononce... Vainement Elvire
essaie de vaincre sa passion ou plutôt son désir ;
vainement elle s'entoure de ses enfants comme
d'un rempart ; elle succombe. »
Erreurs. Pas plus en 1811 qu'en 1810, Henri
Beyle ne peut se vanter d'avoir trahi la confiance
de Pierre Daru, son bienfaiteur. Le Journal en fait
foi. De la fin de mai au 9 juillet 1811, toute une
partie inédite du Journal nous montre Henri
Beyle très amoureux, mais amoureux nullement
comblé. Le 31 mai, il tente de baiser la main
d'Alexandrine. « Elle me répondit que je ne devais
pas songer à cela, que je ne devais voir en elle
1. Itinéraire de Stendhal (Paris, Messein, 1912), p. 43.
2. Stendhal-Beyle (2^ éd., Paris, Pion, 1902), p. 112.
JOURNAL DE STENDHAI.. B.
INTRODUCTION
qu'une c[ousine] qui avait de l'amitié pour mou
Je répliquai que je l'aimais depuis dix-huit mois,
qu'à Paris j'étais parvenu à cacher mon amour
en cessant de la voir de temps en temps pendant
huit ou dix jours, quand je sentais que je l'aimais
trop... » Mais la jeune femme, qui jusque-là s'est
conservée « intacte » (c'est elle qui le dit à son cou-
sin) n'avoue même pas une pensée d'amour à son
égard, quoique le séducteur ait annoncé, pour
exciter sa jalousie, son mariage prochain. Le 3 juin,,
après quelques jours charmants d'incertitude,
l'amoureux Beyle quitte la comtesse le cœur gros.
« J'avais besoin de rire, car je me sentais une vio-
lente envie de pleurer. » Quand, le 29 août, il quit-
tera Paris pour l'Italie, il n'était pas plus avancé
dans son entreprise que le premier jour.
La Pietragrua fut moins farouche que la com-
tesse Alexandrine ^. Il était, le 15 septembre 1811,
si heureux de cette belle maîtresse enfin conquise
que, comme un amoureux ordinaire, il souhaite
la mort entre ses bras.
Pendant cet heureux voyage, il revit Adèle
Rebufîet, cette Adèle qui avait occupé sa tête
si longtemps au commencement du siècle, et dont
le mari, Alexandre Petiet, remplissait à Florence
les fonctions d'intendant des biens de la couronne.
1. Il portait, en livrant « bataille » à la Pietragrua, le
même pantalon que le 31 mai précédent, lors de l'attaqua
de Palfy. Mais les résultats furent bien différents !
INTRODUCTION XXIIf
Des flots de souvenirs le submergent et l'empêchent
de jouir comme il l'aurait voulu de la capitale
toscane. La conclusion est la même qu'en 1805 :
« elle a un cœur de coquette », le cœur « le plus sec
de Paris ^ ».
Après avoir rencontré à Ancône une Livia B.,
■de laquelle nous ne savons rien, il retrouve aux
environs de Varese, puis à Milan, pour trois
semaines, sa Pietragrua. Il la retrouvera en 1813 ^,
en 1814 et enfin en 1815, date de la rupture vio-
lente et pénible ^.
L'aventure avec Angela semble calmer les ar-
deurs de Beyle pour quelques années ; nous n'avons,
il est \Tai, que bien peu de souvenirs intimes après
le voyage de 1815 : seulement, en 1818, un récit
de voyage dans la Brianza. Et rien ne nous reste
— ou n'a été écrit — de cet amour profond et jamais
récompensé pour Métilde, qui commença précisé-
ment en 1818.
Le Journal est donc un témoin fidèle et sincère
de la formation psychologique et littéraire de
Stendhal, du Stendhal dont les amours vont d'Adèle
1. Journal du 27 septembre 1811.
2. En 1813, madame Palfy semble reprendre « son an-
tique goût » pour Henri Beyle, dont la passion est « entière-
ment morte ». Il ajoute encore, il est vrai, car il est dans un
jour de neurasthénie : « Il en est de même de l'Italie et de
madame Pietragrua, pour lesquelles je n'ai qu'un goût de
réminiscence. » (Journal du 12 mars 1813.)
3. Dont, d'ailleurs, il ne dit rien dans son Journal.
XXIV INTRODUCTIO?^
Rebufîet à Angela Pietragrua, dont les essais litté-
raires vont de cette Filosofia nova que nous donnons
en appendice de la présente édition jusqu'aux
Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, jusqu'à
VHistoire de la Peinture en Italie et jusqu'au pre-
mier ouvrage signé de Stendhal, Rome, Naples
et Florence ^
Nous connaissons en même temps la vie maté-
rielle d'Henri Beyle, successivement militaire,
employé de commerce, fonctionnaire d'intendance^
auditeur au Conseil d'Etat et, entre temps, voya-
geur et touriste. Il nous fait part de ses lectures,
de ses études, de ses soucis d'argent, de ses rêves
d'ambition, de ses projets d'avenir, et surtout de
sa préoccupation constante et t\Tannique : l'étude
de lui-même, manifestation souvent frémissante
de cet égoïsme transcendant d'où est sorti le roman
psychologique moderne.
Le Journal de Stendhal, on se l'imagine facile-
ment, ne se présente pas matériellement comme
un tout homogène. Il s'échelonne en effet sur une
1. Le Journal ne fait jamais allusion à l'un quelconque
de ces ouvrages ; mais il faut dire que pour 1814 (année
de la publication des Vies de Haydn...) nous n'avons que de
courts fragments du Journal, et que celui de 1817 ne nous
a pas été conservé si toutefois il a jamais existé.
INTRODUCTION XXV
longue période de dix-sept ans, et Henri Beyle
n'a choisi pour l'écrire ni un papier uniforme,
ni un lieu toujours confortable. Tantôt, Parisien
élégant, il consigne ses souvenirs sur des cahiers
soigneusement préparés : tantôt, militaire en dé-
placement ou voyageur pressé, il n'a pour se ra-
conter qu'une plume mal taillée, une encre jau-
nâtre et un papier de qualité vulgaire. Les formats
aussi varient sans cesse, entre le grand in-4o et le
petit in- 12. L'écriture, enfin, se transforme suivant
l'âge, l'état de santé, ou simplement selon les
circonstances. Chaque volume en donnera des
fac-similés, qui nous montreront presque d'année
en année l'écriture de Stendhal, très nette et très
ferme vers la \-ingtieme année, se transformer
peu à peu, et se gâter vers 1815, pour devenir très
mauvaise dès 1818. Cependant, à aucun moment,
même lorsque Beyle écrit sur un coin de table,
au cours d'un voyage, jamais nous ne trouverons
ces griffonnages presque informes des dernières
années de sa ^'ie ; tel est le manuscrit de la Vie
de Henri Brulard et cette sorte de roman-journal
écrit à Rome et à Civita-Vecchia en 1840, que
Paul Arbelet ^ déclare « complètement illisible »
et « indéchiffrable », et que cependant notre piété
beyliste et notre ténacité nous obligeront à lire
et à publier ^.
1. Journal d'Italie, p. 374-375.
2. On trouve déjà également dans les manuscrits du
XXVI INTRODUCTION
Il est certain, quoique notre édition soit beaucoup
plus complète que celle de Casimir Stryienski, que
la totalité des souvenirs autobiographiques d'Henri
Beyle n'est pas parvenue jusqu'à nous. La pre-
mière page du Journal, écrite à Milan, le 18 a\Til
1801, nous annonce qu'une première tentative
avait déjà été faite à Paris ; et Beyle lui-même
signale avec regret qu'il avait perdu, pendant la
retraite de Russie, une partie de son journal de
Brunswick ^
Le Journal de Stendhal ne se présente donc pas
à nous sans trous ni lacunes. Et malheureusement,
maintenant que la gloire de Stendhal a pénétré
jusque dans les milieux sans culture, maintenant que
l'appât du gain, ou des soucis plus nobles, ont fait
connaître de nouvelles pages écrites par le maître,
il ne faut plus espérer désormais voir réapparaître
(à moins d'un hasard miraculeux) d'importants
manuscrits inédits de Stendhal.
Voici une table sommabe des divers fragments
du Journal :
1801 (18 avril- 12 septembre) : Lombardie.
Journal ces plans de terrains ou d'appartements si fréquents
plus tard dans le manuscrit de la Vie de Henri Brulard,
et dans lesquels Stendhal résumait des situations trop
longues à décrire.
1. Journal de février 1813 : « J'ai perdu en Russie mon
journal de Brunswick en 1806 et 1807, my love with Mi-
nette. »
INTRODUCTION XXVII
1801 (18 septembre-26 décembre) : Lorabardie,
Piémont.
1802 (mars-novembre) : passage à Grenoble et
retour à Paris (courtes notes).
1802 (24 août- 16 septembre) : Paris.
1804 (30 mars-2 a\Til) : Voyage à Genève.
1804 (8 avril-22 septembre et 22 octobre-31 dé-
cembre) : Paris.
1805 (1^^ 3anvier-2 mai) : Paris.
1805 (21 juin) : passage à Grenoble.
1805 (22-24 juillet) : de Grenoble à Marseille
par Valence et le Rhône.
1805 (25 juillet-31 décembre) : Marseille.
1806 (1er janvier-19 mai) : Marseille.
1806 (20 mai-27 juin) : de Marseille à Grenoble
par Toulon, Apt, Forcalquier, Sisteron, Gap.
1806 (10 août-17 octobre) : Paris.
1807 (17 juin-31 décembre) : Brunswick.
1808 (janvier- novembre) : Brunswick.
1809 (3-6 février) : Paris.
1809 (12 a^Til-12 mai) : l'Allemagne.
1809 (21 octobre et 20 novembre) : Vienne.
1810 (15 fé\Tier-31 décembre) : Paris.
1811 (1er janvier- 18 a\Til) : Paris.
1811 (29 avTil-3 mai) : voyage à Rouen et Le
Ha\Te.
1811 (29 mai-18 août) : Paris.
1811 (25 août-6 novembre) : voyage en Italie.
1812 (11-22 jan\-ier et 5 mars-23 aviul) : Paris.
XXVIII INTRODUCTION
1813 (4 février-19 avril) : Paris.
1813 (6 iuin-13 août) : Lûben, Sagan.
1813 (7 septembre-27 octobre) : Milan.
1814 (30 juin-4 juillet) : Paris.
1814 (22 septembre-16 octobre) : Pise, Milan.
1815 (17 iuillet-23 août) : Padoue, Venise.
1818 (25-29 août) : voyage dans la Brianza.
Il y a dans cette table, on le voit, un assez grand
nombre de lacunes : pas une ligne entre septem-
bre 1802 et mars 1804, ni entre novembre 1806 et
juin 1807 ; peu de chose, une cinquantaine de pages,
pour 1809 ; rien du 24 avril 1812 au 3 février 1813,
et du 28 octobre 1813 au 29 juin 1814.
La plus grosse lacune, celle de 1803, s'explique
facilement : à cette époque, Henri Beyle travaillait
à un grand ou\Tage qui devait contenir à la fois
le résumé de ses lectures philosophiques et idéolo-
giques et l'exposé de ses propres observations.
Cet ouvrage, auquel il donne provisoirement le
titre italien de Filosofia nova, ne fut jamais achevé ;
mais nous en possédons une partie importante
sous le titre que nous venons d'indiquer, et en outre
de nombreux fragments portant pour la plupart
un titre unique : Pensées, réflexions. Depuis la
fin de 1802 jusqu'à la fin de 1804, Beyle pensa
presque exclusivement à cette Filosofia nova ;
elle faisait tellement partie de sa vie qu'il y insérait
tout ce qui, dans ses observations journalières,
INTRODUCTION XXIX
pouvait lui fournir un document d'ordre psycho-
logique : aussi rœu\Te ébauchée a-t-elle, pour une
part, le caractère de souvenirs personnels. Casimir
Stryienski jugea sans doute inutile de publier une
pareille ébauche — qui d'ailleurs contient beau-
coup de fatras ; et, sans indiquer au lecteur l'opé-
ration qu'il accomplissait, il a simplement extrait
de la Filosofia nova et appelé Journal ce qui lui
paraissait pouvoir sans trop d'invraisemblance
porter ce titre ^. Nous n'avons pas cru pouvoir
adopter une pareille méthode ; nous avons tenu,
au contraire, à garder à chaque œu\Te son véritable
caractère ; dans notre édition, l'année 1803 manque
complètement, et certaines parties de 1804 pa-
raissent amputées de réflexions intéressantes. Que
les stendhaliens se rassurent, ils retrouveront
tout cela, mais à sa vraie place, dans le milieu
qu'avait voulu Stendhal. La Filosofia nova n'est
pas une œuvre assez importante pour valoir une
publication séparée ; mais elle nous fera, en appen-
dice de la présente édition du Journal de Stendhal,
un volume à peu près complet ^.
1. A la fin de son édition du Journal, Stryienski publie
en appendice deux pages (p. 451-452) qu'il intitule : Philo-
sophie nouvelle, et qu'il dit extraites des •< nombreuses notes
jetées un peu partout dans les cahiers ».
2. Henri Beyle voulait certainement faire de la Filosofia
nova une œuvre importante. Il note dans son Journal
du 31 juillet 1804 : « Faire pour la Filosofia nova deux tables
analytiques, la première des faits, la deuxième des événe-
ments. »
XXX INTRODUCTION
Pour 1806-1807, l'interruption du Journal pro-
vient, comme je l'ai déjà signalé, de la perte, pen-
dant la campagne de Russie, d'une partie des
souvenirs de Brunswick, dont la fin seulement est
parvenue jusqu'à nous.
1809 est une année de campagne en Allemagne,
en Autriche, en Hongrie, sous les ordres directs
de Pierre Daru, qui ne laissait guère de repos à ses
subordonnés. Le Journal s'en ressent, et cin-
quante pages à peine racontent la campagne et
l'entrevue à Vienne avec la comtesse Palfy.
1812 : la campagne de Russie, pendant laquelle
Henri Beyle avait été chargé de porter à Wilna,
au grand quartier général, le portefeuille des mi-
nistres. Il ne nous reste que deux fragments insi-
gnifiants, écrits à Paris.
Le commencement de 1814 voit Beyle bien
occupé à Grenoble et à Chambéry, à la suite du
comte de Saint- Vallier, sénateur envoyé en qua-
lité de commissaire extraordinaire dans la 7® divi-
sion militaire. Il n'a pas le loisir de faire, chaque
soir, la somme de ses observations et d'en confier
l'essentiel au papier. C'est aussi la première abdi-
cation de Napoléon et l'abandon par Beyle de ses
fonctions d'auditeur au Conseil d'Etat. C'est enfin
l'année où paraît son premier livre : les Vies de
Haydn, de Mozart et de Métastase.
Il faut remarquer qu'après 1811 Stendhal paraît
n'avoir plus grand soin d'écrire ce journal qui lui
INTRODUCTION XXXI
a servi, pendant les années de sa formation psycho-
logique et littéraire, à rassembler et à préciser
ses réflexions de chaque instant. En dehors de
récits de voyage ou de missions à l'étranger, nous
ne possédons que bien peu de chose : une quin-
zaine de pages en 1812, une cinquantaine en 1813,.
moins de dix en 1814. Après, il faudra attendre
jusqu'en 1818 pour retrouver le récit d'un voyage
d'agrément, fait en compagnie de l'avocat Vis-
mara au bord des jolis lacs de la Brianza ^. M. Paul
Arbelet l'a très justement observé ^ : « Quand
Beyle, d'obscur dilettante, devint un faiseur de
livres, c'est-à-dire à partir de 1814, il n'écrivit
plus le journal de sa vie que par caprice, et à de
rares intervalles. Désormais, c'est dans ses voyages
et, au besoin, dans ses romans, qu'il exprime le
plus vif et le meilleur de son âme. » Cela est si \Tai
que la partie du Journal de 1811 qui raconte le
grand voyage d'Italie, écrite d'abord sans arrière-
pensée de publication, est corrigée par Stendhal
en 1813 et divisée en chapitres, évidemment pour
en faire un livre ; mais ce li^Te fut plus profondé-
ment modifié encore : il devint en 1817 (et nous
n'y avons pas perdu) Rome, Naples et Florence ^.
1. Nous avons bien le « journal d'un voyage à Londres
en 1817 », dans la première quinzaine d'août. Si Stendhal
a collaboré à ce récit de voyage, il n'en est pas l'unique
auteur. Nous le publions parmi les annexes.
2. Journal d'Italie, p. 375.
3. Paul Arbelet, op. cit., p. 75-76.
XXXII INTRODUCTION
Ce souci de publication est d'ailleurs exception-
nel ; à l'ordinaire, Stendhal écrivait son journal
pour lui seul. Il n'oublie cependant jamais cette
méfiance qu'il tenait déjà de son ascendance pater-
nelle et qui, sans cesse exercée, finit par devenir
maladive ^. Il se félicite en 1806 de cette prudence ^,
et déclare en 1809 qu'il n'écrira rien sur les événe-
ments du temps, sur les relations politiques avec
l'Allemagne et la Prusse ni sur ses relations per-
sonnelles avec « le plus grand des hommes » ^.
Il ajoute : « Par prudence, rien de politique, tous
les noms sont changés. » Et en effet, nous trouvons
dans tout le cours du Journal des noms supposés,
dont certains (rares il est vrai) n'ont pu être iden-
tifiés. Nous avons vu qui était Madame Palfy ;
son mari se nomme Probus, ou Monsieur Z. ;
Martial Daru, Pacé ; Victorine Mounier, Héloïse
ou Charlotte ; son frère Edouard, Esprit ; Adèle
Rebuffet, Adèle of the Gâte ; Angela Pietragrua,
la comtesse Simonetta ; madame Beugnot, madame
Doligny ; les dames La Bergerie, mesdames She-
pherdrie ; La Duchesnois, Ariane ; Bonaparte,
l'empereur Napoléon, est toujours désigné sous le
1. Journal du 17 juillet 1801 : « Il faut être très défiant ;
le commun des hommes le mérite ; mais bien se garder de
'laisser apercevoir sa méfiance. »
2. Journal du 15 avril 1806 : « Je deviens prudent ; peut-
être en Perse supprimerai-je ce journal. Le cahier précédent
a été oublié quatre heures sur les bureaux de Meunier. »
3. Note en tête du Journal d'avril-mai 1809.
INTRODUCTION XXXIII
nom de Milan ; les noms de ses camarades et amis
sont pareillement déguisés : Louis Crozet devient
Percevant ; Bellile, Fairisland ; Camille Basset,
Ouéhihé ; Henri Beyle lui-même prend des pseu-
donymes (moins nombreux cependant que dans sa
correspondance), comme celui-ci, qui servira si
longtemps : Dominique.
De plus, beaucoup de noms propres sont coupés et
ne figurent dans le manuscrit que par des initiales
ou quelques lettres seulement. Nous avons rétabli
ceux dont l'identification nous paraît certaine, mais
en laissant entre crochets la partie du nom restitué ^.
Enfin, on voit apparaître de très bonne heure,
dès 1804, cette habitude, que Stendhal garda toute
sa vie, du style macaronique ; le texte est, à chaque
instant, entremêlé de mots ou de membres de phrase
en anglais, en italien, parfois en latin et en grec,
et cette fâcheuse manie rend plus difficile encore
le déchiffrement des manuscrits si mal écrits des
dernières années de la vie du maître.
Notre édition a cherché, autant que cela est
possible — mais c'est bien difficile avec un écrivain
tel que Stendhal, — à donner du Journal un texte
définitif. Les manuscrits n'en sont pas très disper-
sés : avant tout, et comme toujours, la plus grosse
1. L'abréviation des noms de personne n'est pas toujours
prudence, mais souvent simple économie de temps. Sten-
dhal n'a nullement intérêt de prudence à écrire Dz pour
Dugazon et LRV pour La Rive.
JOURNAL DB STENDHAL, C
XXXIV INTRODUCTION
masse nous est apportée par la collection stendha-
lienne de la bibliothèque municipale de Grenoble.
De plus, un apport entièrement nouveau nous est
fourni par deux volumes provenant de la collection
Chéramy, acquis en 1913 par l'éditeur des Œuvres
complètes, M. Edouard Champion ^ Enfin, nous
avons plusieurs états du « Tour d'Italie » en 1811 *
outre la leçon fournie par les manuscrits de la bi-
bliothèque de Grenoble, une copie contemporaine
appartient à M. Paul Royer, avocat à Grenoble ^,
et de plus une autre copie de la « fin du tour d' Ita-
lie » a appartenu d'abord à Auguste Cordier, puis
à Casimir Stryienski, ensuite à Chéramy, pour passer
enfin dans la collection du directeur de la même
collection des Œuvres complètes, M. Paul Arbelet ^
Nous avons également bénéficié des travaux,
de valeur inégale d'ailleurs, de nos devanciers :
Casimir Stryienski et François de Nion d'une part ^,
et M. Paul Arbelet d'autre part ^.
1. NOS 25 et 26 du catalogue. (V. Henri Cordier, Biblio-
graphie Slendlialienne, p. 210-211.)
2. Cf. Louis Royer, Les livres de Stendhal dans la biblio-
thèque de son ami Crozet, dans le Bulletin du Bibliophile
d'octobre 1923.
3. N" 18 du catalogue de la vente Chéramy. (V. Henri
Cordier, op. cit., p. 210 et 230.)
4. Œuvre posthume. — Journal de Stendhal (Henri Beyle),
1801-1804, publié par Casimir Stryienski et François de
Nion. (Paris, G. Charpentier et C'^, 1888, in-18 de xxxv -f
488 pages. Réédité en 1899 et 1908.)
5. Stendhal. Journal d'Italie, puljlié par Paul Arbelet.
(Paris, Calmann-Lévy, s. d. |1911|, in-18 de xxi -\- 388 p.).
INTRODUCTION XXXV
L'édition de Casimir Stryienski et François de
Nion est très incomplète, non seulement à cause
des manuscrits que les éditeurs n'ont pas connus,
mais aussi parce que les manuscrits de la biblio-
thèque de Grenoble, les seuls dont ils se sont servis
n'ont pas été publiés in extenso. Stryienski a
inauguré la méthode qu'il a continuée deux ans
plus tard en publiant la Vie de Henri Brulard :
il a choisi, et choisi souvent avec une hâte qui a
laissé inédites des pages plus importantes pour
l'histoire d'Henri Beyle que celles qu'il publiait.
Les parties qui ont rapport aux divers séjours
de Stendhal en Italie ont été intégralement pu-
bliées par M. Paul Arbelet. Nous complétons les
autres : le journal de 1802 est presque entièrement
inédit ^ ; le voyage à Genève, en 1804, inédit éga-
lement ; la partie de 1804 est inconnue pour les
trois quarts ^, celle de 1805 l'est pour un quart
seulement ; le séjour à Marseille en 1806, qui tient
plus de 100 pages, est entièrement inédit, sauf six
petites pages ^ ; pour le reste de l'année 1806,
nous publions le double environ de l'édition
Stryienski. Celui-ci n'a pas connu le journal du
séjour à Brunswick (1807-1808), qui contient
1. J'ai dit plus haut que pour 1803 nous n'avons pas de
Journal, mais une Filosofia nova qui contient beaucoup de
renseignements autobiographiques.
2. Stryienski intercale en revanche dans le texte un
certain nombre de passages extraits de la Filosofia nova^
3. Ed. Stryienski, p. 305-310.
JOURNAL DE STENDHAL. C.
INTRODUCTIO-X
70 pages environ ; celui de 1809 n'est publié qu'à
moitié, celui de 1810 n'a même pas 10 pages sur
plus de 150, celui de 1811 (je laisse de côté le voyage
d'Italie) 7 pages à peine sur une centaine, celui
de 1812 (d'ailleurs très peu important) manque,
les 60 pages de celui de 1813 ^ sont réduites à une
vingtaine, et celui de 1814 n'est publié qu'à moitié.
Pour la partie italienne, au contraire, après
M. Paul Arbelet, il ne restait même plus à glaner ;
tout au plus le contact intime avec des manuscrits
que nous pouvons avoir continuellement sous les
yeux nous a permis de compléter ou de corriger
certaines lectures, d'ailleurs peu nombreuses ^*
1. Toujours sans tenir compte du voyage en Italie.
2. La bibliographie du Journal a été donnée, très com-
plète, jusqu'à 1914, par M. Henri Cordier, op. cit., p. 207-
211 et 227-230. Depuis cette époque, le journal de Stendhal
n'a fait l'objet d'aucun ouvrage, sauf la publication, par
moi-même, de quelques fragments dans diverses revues.
En voici le détail : Deuxième séjour de Stendhal à Paris,
27 août-22 septembre 1804 {Le Divan, mai 1914, p. 153-
164) ; — De Valence à Marseille, 28 juillet-8 août 1805
{La Minerve française, l^r septembre 1919, p. 21-25) ; —
Voyage à Gap, 30 mai 1806 ; Voyage à Genève, 30 mars-
4 avril 1804 {Revue critique des Idées et des Livres, 10 mars
1913, p. 517-527) ; — Marseille, 24 décembre 1805-28 jan-
vier 1806 {Revue bleue, 30 mai et 6 juin 1914, p. 673-676
et 715-720) ; — Séjour à Brunswick, 17 juin 1807-novembre
1808 {Nouvelle Revue Française, l^r avril 1914, p. 545-593) ;
— Ascension au Brocken, juillet 1807 {Revue des Alpes Dau-
phinoises, mars-avril 1914, p. 34-36) ; — Voyage en Italie,
25 août-6 novembre 1814 {Gaulois du Dimanche du 27 juin
1920).
INTRODUCTION XXXVII
J'ai sui\a, pour l'établissement du texte et
pour la présentation de cette nouvelle édition,
la méthode inaugurée lors de la publication de la
Vie de Henri Brulard ; une petite différence, cepen-
dant : les notes que Stendhal a semées dans les
marges ou au bas des pages ont été publiées avec
le texte lui-même, en note. Le lecteur aura de cette
manière sous les yeux presque tout le texte de
Stendhal, même les réflexions qu'il écrivait au
hasard en tête de ses cahiers, et qui se rapportent,
en général, directement au journal de sa vie.
D'autre part, l'énorme quantité de texte que
représente le Journal n'a pas permis de rejeter
à la fin de rou\Tage les annexes et les notes. Une
pareille méthode aurait rendu la consultation des
documents et des notes très difficile, sinon prati-
quement impossible. Comme l'ont déjà fait M. Mar-
san dans le Rouge et le Noir et M. Prunières dans
l'édition de la Vie de Rossini, j'ai ajouté à la
fin de chaque volume d'abord les annexes qui
accompagnent et complètent le texte, et ensuite
les notes qui l' éclairent. Le dernier volume com-
prendra la Filosofia noi^a, qui forme, avec ses
annexes, un tout complet. Une table alphabé-
tique des noms de personnes y sera jointe : plus
que dans tout autre ouvrage de Stendhal, cette
table est absolument indispensable.
Nous avons groupé sous le nom d'annexés un
certain nombre de fragments, d'ébauches ou de
XXXVIII INTRODUCTION
notes, écrits par Stendhal lui-nicnie, et qui éclairent
le texte principal, ou le complètent, et lui servent
souvent de pièce justificative ; tels ces nombreux
fragments de comptes où Henri Beyle fait l'in-
ventaire de son portemonnaie et nous décrit, avec
preuves à l'appui, l'état de ses finances, trop sou-
vent misérables. Nous y trouvons aussi des frag-
ments qui, sans doute, portent la marque de Sten-
dhal, mais en partie seulement, car ils n'ont pas
été composés par lui seul. Le voyage au Havre
en 1811 ^ est dans ce cas, ainsi que le voyage à
Londres en 1817, et surtout les observations écrites
en collaboration avec Louis Crozet. Les deux amis
travaillèrent souvent en commun, et parfois se
dictaient l'un à l'autre leurs réflexions, de sorte
c|u'un texte écrit par Crozet peut être d'Henri
Beyle, et réciproquement. Notre premier volume
en donne déjà un exemple dans ces « portraits »
de personnages connus des deux amis.
Je dois enfin à nos souscripteurs une observa-
tion préliminaire. J'ai déjà dit que le Journal
de Stendhal n'était pas un ouvrage à recommander
aux jeunes filles. Comme dans la Vie de Henri
Brulard, des mots y blessent des oreilles et des
yeux délicats. Bien plus, des passages entiers sont
1. Jean de Mitly en a publié un texte, mais très fautif :
il a inséré quelques phrases de Beyle dans une rédaction qui
n'est pas de lui [Napoléon (Paris, Revue blanche, 1897) ,
p. 217-229.)
INTRODUCTION XXXIX
d'une ordurière pornographie. Je n'ai pas cru
pouvoir les incorporer au texte lui-même, et cepen-
dant nous devons, en toute honnêteté, une édition
in extenso. J'ai donc usé d'un subterfuge : les pas-
sages les plus scabreux sont, dans le texte broché,
remplacés par des lignes de points ; mais à la fin
du volume est encartée une enveloppe dans la-
quelle est enfermé le texte intégral, et ce texte a été
composé de telle façon que le souscripteur peut,
s'il le désire, remplacer, en faisant relier son exem-
plaire, le texte expurgé par le texte intégral.
L'édition du Journal de Stendhal a d'abord
été annoncée comme devant être établie par moi
seul. Mes obligations professionnelles — qui ont
changé depuis la guerre — ne me laissent plus le
temps d'effectuer comme il conviendrait les re-
cherches de bibliothèque. J'ai donc prié mon confrère
et ami, M. Louis Royer, de m' aider dans cette
tâche, et il l'a fait avec une courtoisie dont je lui
sais gré ^. Il est bon, cependant, que chacun prenne
sa part de responsabilité, puisque nous sommes
désormais justiciables de la critique.
1. M. Loiiis Royer n'est d'ailleurs pas un débutant en
beylisme. Il a annoté et présenté en 1921 une série de lettres
adressée par Henri Beyle à sa sœur Pauline. (Stendhal,
Lettres à Pauline (avec le portrait de Beyle par Boilly et ceux
de Pauline et Caroline Beyle) édition annotée et présentée
par MM. L. Royer et R. de La Tour du Villard. Paris, La
Connaissance, 1921, in-18 de 218 pages.)
XL INTRODUCTION
L'établissement du texte, le choix et la dispo-
sition des annexes et de l'appendice Filosofia nova
sont mon œuvre personnelle, ainsi que les notes
rédigées d'après le manuscrit (description du
texte original, particularités d'écriture, variantes,
etc.). Les notes ayant un caractère historique et
bibliographique sont sorties de la collaboration
de MM. Louis Royer et Henry Débraye. Je dois
à la vérité de dire que la part de M. Louis Royer
est de beaucoup la plus importante, surtout à partir
du second volume.
Je signale enfin le nom d'un troisième collabo-
rateur, mon ami Paul Arbelet. Lorsqu'il s'est agi
d'annoter la partie italienne du Journal de Stendhal,
je me suis trouvé dans un cruel embarras, car il
est impossible de faire mieux que sa belle édition
du Journal d'Italie. Et j'étais enfermé dans ce
dilemme : ou copier, ou ne rien publier. J'ai copié,
je l'avoue ! mais honnêtement, car chacune des
notes empruntées au Journal d^ Italie est expressé-
ment indiquée ^ Avec sa bonne grâce accoutumée,
M. Paul Arbelet m'a autorisé à utiliser à mon gré
ses propres notes, et dans la mesure où elles cadrent
avec la méthode de concision et de sobriété objec-
tives que je me suis imposé. Je n'ai donc pas utilisé
toutes les notes de M. Paul Arbelet, et son ouvrage
1. Chacune d'elles porte le nom de M. Arbelet, suivi de la
référence bibliographique.
INTRODUCTION XL!
garde sa part de personnalité, notamment dans
les rapprochements qu'il fait du Journal avec les
autres œuvres de Stendhal.
Je n'ai pas voulu non plus marquer matérielle-
ment la différence entre la présente édition et celles
de mes devanciers. Ce serait alourdir les volumes,
et ne donner en compensation aucun avantage au
lecteur. Aussi bien, celui-ci peut facilement se
reporter aux volumes de MM. Casimir Stryienski
et Paul Arbelet. Et il me paraît suffisant d'avoir
indiqué, en général, ce que la présente édition
apporte de texte inédit au Journal de Stendhal.
Notre récompense est dans la restitution de l'œuvre
elle même, et non dans la satisfaction de mon-
trer en détail le nombre de lignes nouvelles qu'elle
publie.
Henry Débraye.
1801
LOMBARDIE *
Milan, le 28 germinal an IX-[18 avril 1801].
J'entreprends d'écrire l'histoire de ma vie jour
par jour. Je ne sais si j'aurai la force de remplir ce
projet, déjà commencé à Paris *. Voilà déjà une faute
de français ; il y en aura beaucoup, parce que je
prends pour principe de ne me pas gêner et de
n'effacer jamais. Si j'en ai le courage, je reprendrai
au 2 ventôse, jour de mon départ de Milan, pour
aller rejoindre le lieutenant général Michaud * à
Vérone.
J'ai vu manœuvrer sur le glacis du château la
cavalerie et l'artillerie à cheval de la deuxième
légion polonaise, venant de l'armée du Rhin pour
aller, à ce qu'on dit, s'établir à Florence, à la solde
du nouveau grand-duc * ; une trentaine des meil-
leurs officiers ont quitté à cause de cela. La cavalerie,
en veste bleue, passepoil cramoisi, armée de sabres
d'houzards et de lances avec des petits drapeaux
JOURNAL DE STENDHAL. 1
2 JOURNAL DE STENDHAL
tricolores, a tourné très adroitement et à plusieurs
reprises sur elle-même. Les généraux Moncey,
Davout et Milhaud, s'y sont rendus en grande
tenue.
29 [germinal-19 avril].
Le ministre Petiet * a reçu un courrier extra-
ordinaire de Paris, qui lui a annoncé que Paul I*^"*
a été trouvé mort dans son lit le 20 mars. On pré-
voit que cette mort entraînera de grands change-
ments.
Je viens du bal de chez Angélique. Gibory * a dit
à Ferdinand qu'il avait chassé madame Martin.
Je crois y avoir vu monter cette dernière en des-
€endant.
10 floréal [-30 avril].
Je suis toujours à Milan. Le 6^ dragons a passé
pour se rendre en Piémont, où le lieutenant-général
Delmas commande le militaire sous les ordres du
général Jourdan, qui a les pouvoirs d'un vice-roi.
Il y a eu aujourd'hui, sur la place du château,
une grande fête pour la paix. On a posé la pre-
mière pierre du foro Bonaparte *. Le soir, feu d'ar-
tifice mesquin. Scène lyrique assez ennuyeuse au
grand théâtre, et bal, où les femmes honnêtes ont
dansé.
11 [floréal-ler mai].
Je pars demain pour Bergame. Martial * va, par
ordre de Félix *, à Florence ; Marignier *, à Bologne.
1801 - 2 mai. LOMBARDIE 3
M. Daru a fait un projet d'arrêté très volumineux
sur l'organisation de l'armée en temps de paix. Le
premier consul en a été content et l'a invité à venir
le discuter à Malmaison. On parle beaucoup de
guerre. Moreau a reçu l'ordre de rester à son armée,
et Augereau de se rendre sur-le-champ à la sienne.
L'adjudant commandant Mathys *, qui était venu
le 9 de Bergame, pour la fête, y est retourné cet
après-midi.
Depuis que j'ai cessé de penser à la charmante
madame Martin, actuellement Saladini, j'ai beau-
coup lu La Harpe. J'ai lu les tomes, I, II, III, IV,
Y, VI, VII, VIII de son Lycée. J'ai réfléchi pro-
fondément sur l'art dramatique, en relisant les
vers de Selmours * ; ils m'ont paru moins mauvais
qu'en les faisant. Je veux apprendre à les faire,
car il vaudrait bien mieux que les Quiproquos *
fussent en vers.
Je donne dix-huit l[ires] de Milan au vetturino
qui me conduit à Bergame. Je vais de ce pas au
petit théâtre, où l'on donne deux pièces traduites
du français.
12 [fIoréal-2 mai].
Les Italiens ont trouvé le secret de dénaturer le
Légataire universel de Regnard ; je n'ai pas attendu
la deuxième pièce et suis allé jouer au loto au café
de la Porte-Orientale. La route de Milan à Bergame
est superbe et dans le plus beau pays du monde.
4 JOURNAL DE STENDHAL
A Canonica, village à vingt milles de Milan et à
dix de Bergame, situé sur l'Adda, on a une des plus
belles vues possibles. Celle de la haute ville de
Bergame est moins jolie et infiniment plus étendue.
De la casa Terzi, où est logé le général M[ichaud],
on aperçoit très distinctement les Apennins, situés
à vingt-cinq lieues de là. On en voit très bien les
détails avec une lunette de vingt pouces de Rams-
den que le général possède. La vue n'est bornée au
nord-est et au sud-ouest que par les montagnes
auxquelles B[ergame] est adossée. Il y a ici deux
théâtres, l'un très beau dans le Borgo, qui est la
partie de la ville située en plaine, l'autre en bois
sur la place de la cité. Nous allons chaque soir à
celui-ci, qui est très près de chez nous. L'autre en
est à demi-heure *.
On cite ici madame Nota comme la plus jolie
femme de la ville, et véritablement elle n'est point
mal ; on lui donne 60.000 l[ires] de rente ; elle a
un cai'aliere servente, bel homme, et qui dépense
beaucoup pour elle ; elle est par conséquent inat-
taquable. Nous pourrions baiser deux comtesses
qui logent près de chez nous, mais elles ont vingt-
huit ou trente ans, et un air de saleté qui répugne.
19 [floréal-9 mai].
Le général a eu à dîner le citoyen Foy *, chef
du 5® régiment d'artillerie légère, adjudant-com-
1801 - 9 mai. LOMBARDIE 5
mandant, commandant la réserve de la gauche
composée du bataillon de grenadiers et du 9^ régi-
ment de chasseurs à cheval. C'est un jeune mili-
taire de petite taille et de la plus grande espérance,
plein d'ambition et d'instruction. On est générale-
ment jaloux de lui tout en lui rendant justice.
D'ailleurs les défauts de ce caractère : l'esprit de
contradiction et l'orgueil senti. Il a volé une voiture
à Bergame.
J'ai pris un maître d'armes, contre-pointe, ser-
gent à la 91^ demi-brigade, vers le 18. Je lui donne
12 francs de France par mois.
J'ai eu bien vite lu le 7^ v[olume] des œuv[res]
de Voltaire, le 21^ des Mém[oires] secrets de la
République des Lett[res], la Description du Palais-
Royal et la Cabane mystérieuse *, que j'avais apportés
de Milan. Je me suis beaucoup ennuyé, faute de
livres. Le patron nous a prêté le V[oyage] en It[alie]
de l'abbé Coyer *. Pauvre ouvrage. Je lis quelques
Mercures britanniques de Mallet du Pan *.
Le 21, on a donné ici V Açwnturiere notturno * de
Federici, pièce faisable en français ; elle n'existe
ici que dans // teatro moderno applaudito, collection
de 40 à 45 v[olumes]. S'il n'a pas été déjà donné
en France, on peut en faire un joli semi-drame.
Le 22, le général a donné à déjeuner à l'adjudant-
commandant Delord *, employé près le général
Moncey, qu'il tutoie. Le général Moncey n'a pas
encore quarante-cinq ans. Dalbon et Combe ont
JOURNAL DE STENDHAL. 1.
Q JOURNAL DE STENDHAL
volé 100.000 écus. Delord est un homme très aimable,
le vrai ton. Il est venu ici voir madame . . . , sa
maîtresse, avec laquelle il était depuis trois mois.
On dit qu'elle lui a fait dépenser 200 louis. Il est
toujours vêtu en bourgeois.
Le général Franceschi, qui a quitté l'état-major
depuis une dizaine de jours, est un lâche. Il a
gagné, à ce qu'on dit, deux ou trois millions \ soit
par ses basses exactions, soit par ce que lui ren-
daient quatre-vingts ou cent commandants de place
corses *, qu'il avait placés, et qui volaient à qui
mieux mieux.
23 [floréal-13 mai].
Alpy, Farine et Picoteau * sont venus voir le
général M[ichaud]. Ils sont arrivés à sept heures
et nous ont rencontrés comme nous allions nous
promener sur la route de Brescia, qui est très maré-
cageuse. J'ai eu la fièvre le soir.
Le général Suchet s'absente par congé ; le
général Loison le remplace par intérim. Il n'y a
plus de lieutenants-généraux. Le général Oudinot
va aller à Paris pour, conjointement avec les géné-
raux Dessole et Andréossi, former la liste des adju-
dants-commandants qui devront être conservés.
1. On réduit cela à 500.000 écus. Il était excellent tra-
vailleur au Bureau. Les gribouillages du général Charpen-
tier * le font regretter à cet égard.
1801 - 14 mai. LOMBARDIE 7
24 [floréal-14 mai].
Nous sommes restés ensemble.
25 [floréal-15 mai].
Ils sont partis environ les deux heures. Alpy
pleurait ; le général était très ému. Le général
inquiet de la cause de son départ. Alpy a répondu :
la présence de Durzy. J'espère qu'une fois qu'il sera
capitaine, si un officier d'artillerie peut être aide
de camp, le général éloignera Durzy, et prendra
Alpy. Le général a dit à Alpy : « J'aime beaucoup
ce petit Beyle, il est plein d'esprit. Je désire beau-
coup qu'il reçoive sa commission d'aide de camp ;
mais il est trop franc et trop tranchant. »
Alpy m'a laissé sa jument pour 100 écus. Je lui
ai payé 183 l[ires] avec mes appointements de
vendémiaire et de germinal. Je lui ai fait un billet
des 127 (sic) restantes, qu'il a accepté avec peine.
Il me reste environ 90 l[ires].
27 [floréal-17 mai].
Une prise de kina a diminué beaucoup mon accès.
Les comédiens ont donné aujourd'hui la Preven-
tione paternella *. Un prêtre suppose tous les crimes
à son frère ; un général, dont le premier devait
épouser la fille, se croyant trompé, le fait condamner
à mort. Le méchant est découvert et tout finit.
3 JOURNAL DE STENDHAL
Le bataillon de grenadiers commandé par le
capitaine de la 102^ va à Monza. Foy prend le com-
mandement de la place.
Le général Bourdois * et sa femme ont dîné à la
maison.
28 [floréal-18 mai].
Le bataillon de grenadiers est allé à Monza pour
être à portée de la maison de campagne du général
Moncey * qui en est à trois milles.
Foy prend le commandement de Bergame ; il
a une inflammation à un testicule.
Il n'y a plus de lieutenants-généraux.
J'ai eu un accès de fièvre très fort cette nuit ;
j'ai envie de demander au général la permission
d'aller passer un jour à Milan, pour consulter
M. Gonel.
On a joué hier soir ici Epicharide e Nerone *,
assez bonne tragédie.
29 [floréal-19 mai].
On a joué ce soir Zelinda e Lindoro, excellente
comédie de Goldoni ; on pourrait en tirer une bonne
pièce française.
30 [floréal-20 mai].
Mon domestique est arrivé de Milan avec mes
deux chevaux. Ne pourrait-on pas faire une pièce
intitulée : La soldatomanie ou La manie du mili-
taire ?
1801 - 21 mai LOMBARDIE 9
ler prairial [-21 mai].
Ma fièvre quotidienne continuant toujours, je
suis allé à Milan pour consulter M. Gonel. Je suis
parti le 1^^ prairial, à cheval, et suis revenu de
même le 5.
On joue à Milan II podestà di Chioggia*, opéra
mis en musique par Ferdinando Orlandi, jeune
[homme] * de Parme, âgé de vingt-deux ans, élève
de Cimarosa. Le directeur de la Scala lui a donné
soixante ou soixante-dix sequins *. On trouve la
musique de cet opéra, qui est son premier ouvrage,
assez bonne. Je la trouve inférieure à celle délie
Donne Cambiale *, et del Ciabattino *, qu'on donnait
auparavant. Il y a cependant, dans le premier acte,
une belle phrase musicale, et, dans le second,
une scène dans laquelle le Podestà est déguisé en
pêcheur, et dont la musique est charmante.
L'inspecteur Félix * continue à donner des preuves
de la petitesse de son esprit. Il a écrit une lettre
inconvenante à Marignier qui lui a rivé son clou.
Mesdames Petiet et Dumorey * sont revenues le 3
du lac de Garde. Parmi une foule de plaisanteries
graveleuses qui ont amusé ces dames et leurs filles,
Mazeau*, qu'on était allé vexer dans son lit, a quitté
sa chemise, et, prenant un flambeau, est venu les
voir en cet état. Les filles étaient présentes et
acceptantes. Sommariva *, qui en était, a fait tout
le long la cour à madame Dumorey. Je ne sais s'il
10 JOURNAL DE STENDHAL
l'a foutue, suivant le conseil que Mazeau lui en
donnait devant elle.
Martial fait la cour à madame Monti * dont il est
enchanté ; il était déjà très avancé lorsque je suis
parti. Ils sont converxus avec madame Lavalette *
que, puisque l'amour était éteint, il fallait que
l'amitié lui succédât. Il y a trois ou quatre ans que
cela durait.
J'ai rapporté de chez Giegler * le Siècle de
Louis XV, œuvre posthume de l'abbé Arnoux
Laffrey *, 2 volumes in-8, et les trois premiers
volumes de V Histoire des Russes par Lévesque *.
7 rprairial-27 mai].
J'ai pris vingt-cinq g[rains] * d'ipécacuana et 1 de
tartre stibié qui n'ont pu me faire vomir qu'une fois
et faiblement.
Je lis les Campagnes de César critiquées, mal à
mon avis, par Davon, justifiées et traduites par
Vaudrecourt. Le libraire Antoine, sur la place de
la haute ville, m'a loué le premier volume des
comédies de Goldoni dans lequel se trouve Gli
amori di Zelinda et (sic) Lindoro. Ce volume con-
tient quatre comédies : il Teatro comico, La Pamela
nubile, La Pamela maritata et Gli amori di Zelinda
et Lindoro.
10 [prairial-30 mai].
J*ai pris une médecine de tamarin, casse et séné
que j'ai vomie.
1801 - 3 juin. LOMBARDIE H
Durzy m'a donné 109 l[ires] 10 de M[ilan] pour le
remboursement de mes fourrages de seize jours.
14 [prairial-3 juin].
Toujours la fièvre tous les soirs. Clarac, qui
n'attend que les ordres du ministre pour aller à
l'armée de Portugal, nous a dit tenir d'un médecin
de Milan qu'il ne resterait dans le territoire actuel
de l'armée d'Italie que deux divisions, dont le
commandement resterait au général Moncey.
15 [prairial-4 juin].
Martial m'a envoyé la lettre que mon colonel
Le Baron* lui avait écrite, avec l'ordre pour moi de
rejoindre, qui y était joint. J'ai répondu à Martial
en le priant d'écrire à M. D[aru], et j'ai écrit au
c[olonel] Le Baron que je joindrais le régiment à
Savigliano en Piémont, dès que ma maladie me le
permettrait. Les deux pièces signées Le Baron sont
ci-jointes.
La manière dont elles sont conçues m'a accablé
un instant. Je n'ai point de conseil, point d'ami,
je suis affaibli par la longueur de la fièvre ; je me
suis cependant déterminé, persuadé qu'à force
d'audace et de persévérance je parviendrai à être
aide de camp du général Michaud. Alors je ne
devrai ce succès, comme tous les autres, uniquement
qu'à moi-même.
12 JOURNAL DE STENDHAL
Je me suis déterminé à prendre demain unfr
médecine semblable à celle que j'ai vomie il y a
six jours.
17 [prairial-6 juin].
La médecine a assez bien réussi ; il me semble
d'avoir moins de fièvre. Je me suis fait entièrement
raser. Je recommence à prendre des leçons de contre-
pointe demain. J'ai écrit hier une courte lettre
à M. D[aru]. J'en suis à la moitié de la traduction
des A [mours] de Zélinde et Lindor *.
18 [praiiial-7 juin].
Après ma leçon d'armes, j'ai entièrement tourné
la chaîne de collines contre laquelle Bergame est
plaqué. Le pays est superbe et a des aspects enchan-
teurs. J'ai fait de neuf à dix milles en trois heures
environ, toujours au pas.
20 [praJriaI-9 juin].
Je prends chaque jour depuis hier deux drag[ées]
de quina. La fièvre dure toujours, quoique faible.
J'ai commencé aujourd'hui à recevoir des leçons
de clarinette du chef de la musique de la 91^. Il
me paraît faible. Le général Moncey a ordonné,
par une lettre écrite de sa main, à l'adjudant-
commandant Foy de se rendre en poste à Milan
et de remettre le commandement de la l'Iace de
Bergame à Goury, chef de la 91^.
1801 - 12 juin. LOMBARDIE X3
23 [prairial- 12 juin].
A une heure du matin, fini la traduction de
Zélinde et de (sic) Lindor. La fièvre continuant
toujours, quoique faible, j'si le projet de me purger
demain.
J'ai renvoyé mon maître de clarinette de la 91®,
qui ne valait rien.
L'armée d'Italie n'existe plus. Les troupes sta-
tionnées dans la Cisalpine seront commandées par
un lieutenant-général, six généraux de division,
douze généraux de brigade. Ces troupes consiste-
ront en seize demi-brigades, douze régiments de
cavalerie, un régiment d'artillerie à pied, deux à
cheval, etc., etc. Les généraux sont au choix du
général Moncey.
On a joué un excellent drame de Kotzebue
intitulé : les Deux frères gémeaux ou le Médecin con-
ciliateur * : mœurs douces, morale pure, sentiments
près de la nature, à la Gesner. et suivis d'une
manière serrée.
Le libraire Antoine n'a pas voulu me prêter le
deuxième volume de Goldoni ; l'abbé Raggi m'a
prêté Siroe et Catone in Utica *, deux opéras de
Métastase.
24 [prairial-13 juin].
Je me suis purgé. Recommencé le quina le 25.
14 JOURNAL DE STENDHAL
26 [prairial-lS juin].
Acheté Milord 15 l[ires] de Milan. Foy commande
Milan. Le quartier général de l'armée est à Cré-
mone.
27 et 28 [prairial-16 et 17 juin].
J'ai fait avec le général M [i chaud] de grandes
promenades à cheval. Le pays de Bergame est vrai-
ment le plus joli que j'ai jamais vu. Les bois dans
les collines derrière B[ergame] sont tout ce qu'on
peut imaginer de délicieux. Ils sont presque tous
disposés en chasses, avec la cabane de chasseur.
Le 5 floréal, on a donné au Théâtre-Français
Phédor et Waldamir, tragédie en cinq actes, de
Ducis, aussi froide que le climat dans lequel se
passe l'action et qui l'est à tel point qu'il conduit
l'héroïne aux portes de la mort. Cette tragédie est
tombée en cinq actes et est tombée en trois. On a
remarqué quelques descriptions. Le 4 floréal, au
théâtre Louvois, les artistes de l'Odéon réunis
donnèrent la Voisine, jolie comédie de Picard en
cinq actes et en prose. Il l'a remise en quatre
actes * et elle jouit d'un grand succès, quoique
presque sans intérêt.
Il paraît une Histoire de la Résolution en 2 vol.
in-8°, par Toulongeon *, membre de l'Institut.
Il paraît qu' Atala, roman chrétien de Chateau-
briand, critiqué par André Morellet, est enfin mis
1801 - IS juin. LOMBARDIE J[5
à sa place d'ou\Tage extraordinaire, mais médiocre.
Je ne l'ai pas lu *.
J'ai vu annoncée la 7^ représentation de Persée,
tragédie de Mazoyer *.
Le 29, Durzy m'a remis 132 l[iresj de M[ilan]
pour mes rations de fourrage du 10 au 30 prairial.
28. — Le général Brunet * est venu voir le général
M[ichaudj avec son aide de camp. Il est le cousin
de Thuillier. C'est un voleur, vain, bête, et bavard ;
son aide de camp est un bavard sans sentiment
des convenances et qui doit avoir la vérole ; Mathys
leur a donné à dîner.
29 au soir [18 juin].
Conversation jusqu'à deux heures du matin, en
revenant du 5o72ge de Mercier *. Paris, qui est tou-
jours employé à Vérone, est venu voir le général en
y retournant. Nous étions à table à minuit et demi,
lorsque Joufîroy, accompagné par un officier du 9^,
est venu dire adieu au général. Le général Moncey,
mettant à exécution une lettre qu'il a reçue du
ministre Berthier sur une prétendue conspiration,
a ordonné à un chef d'escadron et à un capitaine
du 9^ de conduire Joufîroy au château de Milan,
d'où il ira sans doute à Fenestrelle, lieu désigné par
le ministre. Il paraît qu'il y a eu deux conspira-
tions ou projets de conspirations. Le second ayant
pour chef un nommé Salvadori *, médecin de Rove-
redo, homme d'esprit, fournisseur du corps de
1(3 JOURNAL DE STENDHAL
troupes de Turreau en Piémont. Il y a environ
neuf mois, ce Salvadori fit une liste des gens sur
lesquels il croyait pouvoir compter, et cela sans leur
parler, sans même les connaître. Sur cette liste
étaient le général Mi [chaud ?], Paris, Miollis,
Watrin, Meunier, etc., etc. Cet homme, travaillé
par Pierre Hulin *, porta la hêtise, ou l'infamie, jus-
qu'à lui livrer cette liste, qu' Hulin se hâta d'en-
voyer à Paris. Elle revint adressée au général
Brune, qui voulut faire arrêter Salvadori, qui lui
dit que le général Brune y était aussi.
Cette lettre de Paris arriva au général Brune le
même jour que le général M[ichaud], qui comman-
dait la réserve à Milan *, donna un grand dîner.
Brune, Oudinot et Petiet n'y assistèrent point.
Vers le même temps on eut à nommer une com-
mission pour juger les différends entre Français
et Cisalpins pour les effets que les premiers avaient
laissés en dépôt lors de la retraite de l'an VII.
Brune nommait trois membres et le gouvernement
cisalpin les deux autres. Le gouvernement avait
nommé Paris à l'unanimité lorsque M. Petiet tira
la liste de sa poche et dit que, quoique Paris eût
toutes les qualités requises, le gouvernement fran-
çais verrait peut-être avec peine qu'on employât
un homme entaché de conspiration. Bondurand fut
nommé à sa place. Paris tient ce fait de Visconti.
Il y a peu de jours qu'il est arrivé de Paris l'ordre
au général Moncey de faire arrêter Fèvre, Joufîroy
1801 - 20 juin. LOMBARDIE j^y
et jusqu'à la concurrence de cinquante personnes,
s'il le croit nécessaire. Il a d'abord suspendu l'ordre
à l'égard de Joufîroy, son compatriote, et l'a enfin
mis à exécution aujourd'hui 29 prairial.
l^"" [messidor-20 juin].
Le général M[ichaud] reçoit l'ordre de prendre le
commandement des trois départements del Serio,
délia Mella et del Lario, formant la 3^ division des
troupes stationnées en Cisalpine, quartier général
à Brescia. Le général Moncey a conservé provisoire-
ment les généraux de division Ambert, Davout,
Miollis, Gazan, Alichaud, Debelle, Morand, dix-huit
adjudants-commandants, et tous les généraux de
brigade employés jusqu'à ce jour.
La République Cisalpine vient d'être divisée en
onze départements * au lieu de vingt.
Par l'arrêté du 12 prairial IX, l'armée Cisalpine
sera entretenue de toutes manières par la Répu-
blique Cisalpine.
2 [messidor-21 juin].
Durzy et Mathys sont partis de bon matin pour
Brescia.
Alpy arrivé à Paris a vu l'impossibilité d'être
capitaine ; il a été délaissé par Aubry et tous les
officiers de son arme qui lui avaient fait de si belles
promesses ici. Il est sous-directeur à Lorient, où il
a des projets de mariage.
JOURNAL DE STENDHAL. 'Z
18 JOURNAL DE STENDHAL
En Angleterre, Shakespeare, tragique, Congreve,
Johnson, Dryden, comiques.
En Hollande, Vondel, tragique, Enée et Turnus,
tragédie de Rotgam. Plusieurs tragédies sans cou-
leur par Catherine L'Escaille.
En Italie, Sophonisbe de Trissin représentée par-
ordre de Léon X. Mafïei, tragique et comique. Apos-
tolo Zeno. Metastasio. Antonio Conti. Faustini.
Minato. Jérôme Roberti. Mathieu Norio. Minelli.
Silvani. Pasquaglio. Pariati (morts depuis peu).
Albergati. Capacelli. Goldoni. Chiari. Malavotti.
Jules Strozzi. Le Tasse. Arioste. Louis Dolce. Ma-
chiavel. (Naples et les Deux-Siciles :) Buini. Zani-
boni. Stampiglia. Varano, tragique. Smeducci.
Salvi. Ruccellai.
3 [messidor-22 juin].
Quitté mon maître d'armes et de clarinette, payé
cinq [lires] huit [sous] au premier et quatorze
l[ires] au second.
Gênes : Frugoni. Furconi. J. A. Spinola.
Espagne : Solis. Miguel de Cervantes. Cuega,
Virne, très médiocres. Fernand Perez d'Oliva. An-
toine Silva. Lopez de Zarath. Cota. Lopez de Renda.
Navarro. Barbadillo, le Térence des Espagnols.
Lopez de Vega a fait 1.800 comédies et 400 actes
sacramentaux. Galderon de la Barca, auteur de l'ex-
cellente comédie la Maison à deux portes. Murato
1801 - 2 juillet. LOMBARDIE {C)
■de Salazar. François de Roxas. Molina. Velès.
Hurtado Mendoza.
Portugal : Camoëns. Sa de Miranda. Bernarda
Ferreira de La Cerda. Rodriguez. François Lobo,
auteur d'Euphrosine.
Tous ces noms sont extraits des Discours de
Dalbon *, ouvrage très médiocre.
Après beaucoup d'hésitations, causées parce
<jue Durzy a écrit au général que le général Gazan
ne devait quitter Brescia que le 11, nous sommes
•enfin partis le 5. sur la nouvelle que le général Gazan
avait quitté Brescia le 4, pour aller prendre le com-
mandement de la 5^ division en Romagne. On l'a
placé là parce que le général Debelle y faisait trop
d'affaires. Nous sommes arrivés à Brescia après
sept heures de chemin, casa Avogadro *, où logeait le
général en chef Brune en nivôse. Le général est allé
le lendemain matin à Crémone avec Durzy ; il est
revenu le lendemain. Nous sommes venus le 13 casa
Conter *. On commence la procédure de l'adjudant-
commandant Cacault *.
13 [inessidor-2 juillet].
Pris un maître d'italien. La fièvre continue.
15 [messidor-4 juillet].
Marignier arrive, Bourdois va à Crémone, Mathys
est incommodé.
On a joué une comédie en cinq actes de Carlo
20 JOURNAL DE STENDHAL
Gozzi, vénitien *, dont on pourrait faire un joli
opéra-comique. Elle est intitulée : la Donna contraria
al consiglio.
Une jeune princesse brûle encore pour son époux
défunt, elle refuse toutes les consolations et ne sort
jamais de son château, où elle n'a d'autre occupation
que de se repaître de ses larmes, et de considérer le
portrait de son époux, La nature commence cepen-
dant à secouer le joug de l'esprit. Elle s'ennuie
sans vouloir se l'avouer. Un jeune noble qui l'adore
se déguise en philosophe avec son valet, est admis^
l'engage à donner un tournoi ; un chevalier inconnu
s'y distingue, reçoit le prix de sa main, mais a l'air
d'en faire hommage à une de ses dames. Elle est
agitée par la curiosité et un principe de jalousie, elle
a recours au philosophe qui lui dévoile ce qu'elle
ne voudrait pas voir ; elle s'impatiente contre lui,
contre sa dame, et cependant elle ordonne une
chasse générale pour découvrir le bel inconnu.
Un lion furieux est sur le point de la déchirer,
lorsque l'inconnu l'abat. Elle veut absolument le
connaître, et parvient à lui arracher un pan de son
habit. Elle découvre une poche, et dans cette poche
son portrait, ce qui l'enchante. Mais, à la vue de
son monde, elle reprend son caractère et court dans
son palais mieux examiner le pan d'habit de l'in-
connu. Elle découvre le portrait de l'inconnu avec
son nom. Il est d'une famille qu'une haine éternelle
éloigne de la sienne. Il lui semble avoir vu cette
1801 - 7 juillet. LOMBARDIE 21
figure. Elle fait appeler le philosophe déguisé en
gi-ec, l'examine, lui ordonne de sortir de ses états*
Il frémit, il chancelle ; ranimé par son valet déguisé
aussi en philosophe, il s'approche de la princesse et
en prend congé. Elle le rappelle, elle ne veut pas le
renvoyer sans récompense ; on apporte de l'or ; elle
le lui donne ; au moment de partir, il est prêt à
s'évanouir, son valet l'entraîne ; la princesse crie
qu'on l'arrête ; il s'éloigne toujours. A cette vue, le
jeune amant ne peut plus se retenir, jette loin de lui
son déguisement, se jette à ses genoux ; elle le
reconnaît pour l'inconnu et lui donne sa main.
Un amant balourd allemand, un amant volage
français, le caractère de ses femmes, l'une légère,
l'autre lente et agnès, le caractère gai et spirituel
du domestique déguisé en philosophe vénitien *,
jettent de la variété dans cette pièce, qui, quoi-
qu'ayant un fond usé, pourrait être agréable par
les détails.
18 [messidor-? juillet].
Je vais à Crémone ; j'en reviens le 20 messidor.
Crémone est une grande villasse où l'on meurt
d'ennui et de chaleur.
Fressinet est employé en Hollande.
22 [messidor-11 juiilet].
Cacault sera jugé. Bourdois a demandé la permis-
sion d'aller à Crémone au général, et au lieu de cela
JOURNAL Ut: STENDHAL. 2.
22 JOURNAL DE STENDHAL
est allé à Milan et probablement de là en France.
Farine est arrivé ici. Mathys est guéri.
23 [messidor-12 juillet].
On joue une bonne comédie d'Albergati * inti-
tulée : // sagio amico, qui, traduite telle qu'elle est^
réussirait en France. Il y a un bordel sur la scène.
On joue Ariodant *; il me semble qu'on pourrait
faire une belle tragédie sur ce sujet *.
J'ai de légers accès de fièvre tous les soirs à
onze heures.
Hâtons-nous de jouir, nos moments nous sont
comptés, l'heure que j'ai passée à m'afïliger ne
m'en a pas moins approché de la mort. Travaillons,,
car le travail est le père du plaisir ; mais ne nous
affligeons jamais. Réfléchissons sainement avant
de prendre un parti ; une fois décidé, ne changeons
jamais. Avec l'opiniâtreté, l'on vient à bout de
tout. Donnons-nous des talents ; un jour, je regret-
terais le temps perdu.
Un grand motif de consolation, c'est qu'on ne
peut pas jouir de tout à la fois. On prend de soi une
grande idée en voyant la supériorité que l'on a
dans une partie, l'esprit se monte sur cette réflexion,
on se compare à ceux qui sont inférieurs à soi, on
contracte envers eux un sentiment de supériorité ;
on est ensuite mortifié de voir qu'ils réussissent
mieux que vous dans telle ou telle partie qui souvent
1801 - 12 juillet. LOMBARDIE 23
forme le principal objet de leur application. Il serait
trop cruel que le même homme eût tous les genres
de supériorité ; je ne sais pas même si le bonheur
apparent qui lui en reviendrait ne serait pas bien
vite flétri par l'ennui. Il faut cependant tâcher
de se donner cette supériorité, parce que, quoique
jamais absolue, elle existe plus ou moins et est
ordinairement la source des succès ; elle donne d'ail-
leurs un sentiment d'assurance qui, presque tou-
jours, les décide.
Je crois, par exemple, qu'un jour je ferai quelque
ohose dans la carrière du théâtre. Le plan de Sel-
mours, du Ménage à la mode, du Quiproquo *, les
idées de VAventurier nocturne, les tragédies du
Soldat croisé revenant chez ses parents et d'Ariodant
semblent justifier cette espérance.
Mon esprit, qui est sans cesse occupé, me fait
toujours rechercher l'instruction, qui peut justifier
mes espérances ; dès qu'une occasion de m'in-
struire et de m'amuser se présente, j'ai besoin de
réfléchir qu'il faut que j'acquière l'usage du monde
pour choisir le plaisir ; comment peux-je m'étonner
ensuite d'avoir un air gauche auprès des femmes,
de ne pas réussir auprès d'elles, et de ne briller dans
la société que lorsqu'on raisonne ferme ou que
lorsque la conversation roule sur ces grandes masses
de caractères ou de passions qui font mon étude
■continuelle.
24 JOURNAL DE STENDHAL
30 [messidor-19 juillet].
Parti pour Salô à cheval avec le général : le l^'"
venu à Desenzano * ; le 2 revenu à Brescia.
28 [messidor-17 juillet].
Reçu l'avis officiel de ma confirmation dans le
grade de sous-lieutenant au 6^ régiment *.
Il faut être très défiant ; le commun des hommes le
inérite ; mais bien se garder de laisser apercevoir
sa méfiance.
Thermidor 3[-22 juillet].
Le général Michaud, IMathys et Farine vont à
Crémone *. Le ministre a écrit au général Moncey
que Mathys n'était pas reconnu adjudant-com-
mandant par le gouvernement.
6 [thermidor-25 juillet].
Mathys et Farine partent pour Paris, Mathys très^
effrayé et jouant une grande sécurité. Le général
Michaud m'offre une permission pour retourner en_
France.
Il y a un an aujourd'hui que je suis dragon
au 6^.
9 [tliermidor-28 juillet].
Je vais voir sauter à neuf heures du matin la mine
près du château. Cet ouvrage a été dirigé par
Baraillon, capitaine du génie.
1801 - 29 juillet. LOMBARDIE 25
Percheron m'a conté toutes les particularités de
sa liaison avec madame A[resi] *. Il s'y est montré
charmant, roué, il parle avec un air de vérité qui
persuade. Toutes les lettres de M. D. lui étaient
montrées au moment où elles arrivaient. Il a dicté
la réponse à la fameuse sur le rendez-vous que
madame A[resi] avait donné au jardin Belgiojoso.
M. D. vint demander pardon. D'après tout ce que
nous savons l'un et l'autre, nous sommes persuadés
qu'il l'adorait et qu'il ne l'a pas eue. Madame M[arini]
servait de maquerelle à madame Ar[esi] *, qui lui
faisait des cadeaux considérables.
10 [thermidor-29 juillet].
Grande fête aux flambeaux pour la rentrée des
patriotes détenus par les Autricliiens aux bouches
de Cattaro. Concert, illumination à jour et bal.
J'entends un assez bon castrat.
11 [thermidor-30 juillet].
Le 1^^ conseil de guerre, séant à l'évêché, déclare
J. Cacault, adjudant-commandant, convaincu
d'avoir demandé de l'argent aux fournisseurs ;
mais comme il n'y a eu que tentative de délit et
point de commencement d'exécution, le con-
damne par forme correctionnelle à deux mois de
prison.
Favier, capitaine à la 101^, rapporteur, a assez
26 JOURNAL DE STENDHAL
bien parlé. La défense, faite par Durrieu *, et lue
par Baraillon, était médiocre.
12 [thermidor-31 juillet].
Il semble que l'air de Brescia fasse oublier aux
Français la galanterie qui les a toujours distingués.
Cacault avait fait une scène affreuse à madame
Carrara. Quesnel vient d'en faire une à madame
Calini, chez laquelle il est logé. Il a fait le geste de
la jeter par la fenêtre en la soulevant par les côtes.
Un moment après, elle est venue l'attaquer dans sa
chambre à la tête de ses complaisants cisalpins et
de ses domestiques ; elle a jeté une canne à la tête
de Quesnel, qui la lui a très gravement rendue, et
l'a renvoyée avec beaucoup de majesté. Martinengo
le Municipal, l'hôte de Percheron, s'est chargé
auprès d'elle de faire déloger Quesnel.
13 [thermidor-ler août].
« L'homme insouciant ne s'attache ni aux choses
ni aux personnes ; mais il jouit de tout, prend le
mieux de ce qui est à sa portée, sans envier un état
plus élevé, ni se tourmenter des positions plus
fâcheuses : lui plaire, c'est lui rendre tous les moyens
de plaire, et n'étant assez fort ni pour l'amitié ni
pour la haine, vous ne sauriez lui être qu'agréable
ou indifférent.
» Adèle de Senange *. »
1801 - 3 août. LOMBARD lE 27
Ces principes ne pourront jamais être les miens :
ils sont diamétralement opposés à tout ce que
je suis. Mais je crois que je serais beaucoup plus
heureux, si je m'en rapprochais un peu. Je ne
plairais pas si fort, mais je serais plus généralement
goûté, et l'un vaut bien mieux que l'autre. D'ail-
leurs, pour peu que je fusse amoureux, mon carac-
tère reprendrait bien vite le dessus.
la machine. Pour peu qu'on y mette de sang-froid,
cela est immanquable. Il faut cacher le mouvement
décisif de l'avant-bras gauche par des giries.
C'est Percheron qui m'a donné ce moyen, et il
y est expert.
15 [thermidor-S août].
Murât commande tout ce qui est en deçà des
Alpes ; Moncey commandera sous ses ordres la
Toscane.
28 JOURNAL DE STENDHAL
18 [thermidor-6 août].
Je reçois une lettre de Le Baron qui m'apprend
que j'ai passé de la 6^ compagnie à la 4^, sous les
ordres de Debelle *. Elle est à Bra, vis-à-vis Che-
rasco, département du Tanaro.
Le général boude Quesnel à cause de la provoca-
tion qu'il a faite au commissaire g[énéral] Greppi *.
Tout commence à se ressentir du mouvement de
la foire. Le 20 Vopera séria commence.
20 [thermidor-8 août].
Martial m'écrit, du 16, qu'il part pour Paris. Il y a
ici des sauteurs assez adroits et des chiens très
habiles,
Brescia est une assez jolie ville, d'une grandeur
médiocre, située au pied d'une petite montagne.
Elle est abritée du vent du nord par son fort, situé
sur un mamelon de la montagne. La ville, qui est
à peu près ronde, a 600 toises de diamètre. On se
promène sur la route de Milan, qui n'est qu'un che-
min sans arbres.
Les familles sont très étendues à B [rescia] *. On y
compte sept ou huit grandes maisons Martinengo,
trois ou quatre Gambara. La plus jolie femme de
la ville est madame Calini, qui demeure près de la
porte de Milan, casa Calini alla Pace *. Madame
Martinengo est une assez belle femme.
1801 - 13 août. LOMBARDIE 29
Brescia a des portiques qui sont son Palais-Royal.
Ils sont très étendus. On y trouve beaucoup de
cafés et plusieurs casins.
25 [thermidor-13 août].
L'homme du meilleur esprit est inégal ; il entre en
verve, mais il en sort ; alors, s'il est sage, il parle
peu, il n'écrit point, il ne cherche point à imaginer :
ses plus grands efforts ne seraient que des rémi-
niscences ; ni à plaire par des traits brillants : il
serait gauche. Il doit alors conformer sa parure, son
maintien, ses propos, à l'état où il se sent. Ce jour-
là, il doit aller voir les hommes ou les femmes de
sa connaissance qu'il sait aimer la tranquillité et
le genre uni. Qu'il é^dte surtout ses rivaux, qui lui
feraient oublier ses résolutions et qui auraient
ensuite beau jeu pour le couvrir de ridicule.
On joue Pirro, opéra séria, e li Solitari di Scozia*^
h allô mezzo serio.
26 [thermidor- 14 aoi*it].
Le général Miollis * vient voir le général Michaud^
1" fructidor[-19 août].
Le 3^ régiment de chasseurs reçoit quatre éten-
dards du gouvernement. Il manœuvre au champ de-
Mars en présence des généraux Michaud et Digonnet.
Repas de c[orps] le soir, où la fièvre m'empêche
d'aller.
30 JOURNAL DE STENDHAL
2 [fructidor-20 août].
Un voyage, pour être instructif, doit être une
«orte de jugement sur les divers objets que vous
rencontrez. Lorsque je suis arrivé en Italie, je ne
connaissais pas la France ; mon voyage ne peut donc
m'être utile que lorsque je connaîtrai la France
ou tout autre pays, et que je serai à même de com-
parer.
Je me tromperai presque toujours lorsque je
•croirai un homme totalement d'un caractère.
12 [fructidor-30 août].
Allé à Bergame avec le général et Hardouin. On
jouait au Grand-Théâtre Caio Mario *, musica del
M^ Cimarosa. Le ballet de Lucrezia.
15 [fructidor-2 septembre].
Allé à Milan, passé deux jours. On donnait les
Due giornate *, et le ballet de la Mort de Cléopâtre *.
23 [fructidor-10 septembre].
On a joué à Brescia // Demofoonte*, musique de
Tarchi et paroles de Metastasio. On a trouvé la
musique si somnifère que le lendemain on a repris
Pirro. On donne toujours le ballet de Vénus et Mars.
25 [fructjdor-12 septembre].
Joinville *, Marignier, Mazeau, Aug[uste] Petiet,
madame Grua *, la Gaforini *, Grua, Giletti, etc.
passent pour aller à Venise ; j'y serais allé s'il y
-avait eu une place dans une des trois voitures.
1801-1802
LOMBARDIE ET PIÉMONT
GRENOBLE
PARIS
MEMOIRES POUR SERVIR A L HISTOIRE DE MA VIE:
(2^ cahier: du l^^ complémentaire an IX au ....)
1^^ complémentaire an IX [-18 septembre 1801].
Je pars à cinq heures et demie du matin de
Brescia pour Bra *, à cheval, avec mon domestique,
mes chevaux emportant mes effets. Je dîne à
Chiari * et vais me coucher dans ... *, mauvais ha-
meau où je suis très mal. J'ai une fièvre de fluxion.
2® [complément aire-1 9 septembre].
Je pars de ma triste auberge à huit heures. Je
vais dîner à Cassano * ; là, je loue une sediola qui me
coûte 15 lires et me mène en deux heures à Milan.^
Il y a six bonnes lieues de Cassano à Milan et dix-
32 JOURNAL DE STENDHAL
neuf de Brescia. Je vais loger à V Auberge de la Ville *,
où mon domestique arrive le même soir avec mes
chevaux. On y prend cinquante sous par nuit pour
un lit et trois lires pour la nuitée d'un cheval sans
lui donner d'avoine. C'est le même prix dans toutes
les auberges, à Milan.
3^ [complémentaire-20 septembre].
Je vois M. Gonel, chirurgien, ami du général
Michaud. J'assiste le soir à un spectacle superbe.
// Mercato di Monfregoso * est sans contredit le plus
joli opéra que j'ai jamais entendu en Italie, soit
pour la musique, qui est enchanteresse, que pour les
ariettes, qui sont parfaitement placées. Cléopâtre
«st un superbe ballet qui dure une heure et demie.
Les décorations sont ce qu'on peut voir de mieux.
Le ballet de la fin est très joli.
4^ [coniplémentairc-21 septembre].
Je fais beaucoup d'achats. Je touche chez
]\1M. Balabio et Besana frères * une lettre de change
de 600 l[ires] qui, avec 312 l[ires] que j'avais tou-
chés à Brescia chez Allier, payeur, fait 912 l[ires].
5^ [complémentaire-22 septembre].
Je paie à Joinville les 102 lires que Ferdinand
m'avait prêtées. J'achète un pantalon d'écurie qui
me coûte 54 lires. Je fais arranger mon casque,
1801 - 23 sept. LOMBARDIE-PIÉMONT 33
ce qui me coûte 8 lires. J'achète des éperons de fer
6 lires ; pour 33 lires de galons ; une grammaire
anglaise, 3 lires ; trois brasses et quart de drap
vendu à 36 lires la brasse ^ 135 lires (sic) ; une
brasse de Casimir blanc, 14 [lires] 10 [sous] ; bou-
tons, 16 [lires] 10 [sous] ; payé au tailleur 30 [lires].
Voilà les dépenses dont je me rappelle ; elles font,
avec les 102 lires, 402 lires. J'avais, le 4^ complé-
mentaire, 1.000 lires ; ôtez 402, reste 598 [lires].
Tout le temps que j'ai été à Milan, mes chevaux
m'ont coûté 6 lires par jour ; ma chambre 2 1. 10 s.,
mon dîner 6 lires, mon déjeuner 1 lire, le théâtre
I 1. 10 s. Le 4 vendémiaire, lorsque je suis parti,
il me restait 11 louis en or, qui font 352 lires ; j'ai
donc dépensé en subsistances 246 lires.
1^'' vendémiaire an X[-23 septembre 1801].
Le ministre Petiet donne un grand bal au Palais
de la Consulta. Le matin, on manœuvre au joro
Bonaparte devant le général Murât et tout son état-
major. Le 12® dragons défile très mal. C'est Foy
qui, comme commandant de la place, fait manœu-
vrer.
Le soir, le théâtre est illuminé à jour ; on donne
le spectacle gratis, et bal masqué après. Il était
impossible à minuit d'entrer, tant la foule était
grande ; en demi-heure, j'ai avancé de trois pas.
II y a eu un feu d'artifice au joro *,
JOURNAL DE STEN'DHAL. 3
34 JOURNAL DE STENDHAL
2, 3 [vendémiaire-24, 25 septembre].
Tout le temps que j'ai été à Milan, j'ai beaucoup
vu La Roche, J'allais faire tous les matins d'excel-
lents déjeuners au café de la Porte Orientale
avec Jaquinet et Maupertuis, bons enfants tous
Tes deux. Le premier est très instruit et a beaucoup
de modestie. Il m'a dit que Lavalette est passé à
la Guadeloupe avec sa femme, appar[emmen]t
dans son grade. Il offrait à Maupertuis de l'em-
mener avec lui, mais celui-ci dans le moment
n'avait pas assez d'argent poui faire la route jusqu'à
Lorient.
4 [vendémiaire-26 septembre].
Je pars à quatre heures et demie de l'auberge
del Falcone * sur le devant d'une vettura. Le vettu-
rino me mène à Tortone, moi et mes effets, pour
29 lires. Mon domestique conduit mes chevaux
derrière.
Nous arrivons à Pavie à midi. J'y trouve un
libraire qui avait les dernières nouveautés, mais à
un prix triple qu'à Paris.
Nous continuons notre route. A deux heures
nous passons le Ticino sur un pont couvert. A cinq
milles de là nous passons le Pô sur un pont de
bateaux allongé par un bac ; nous marchons dans
son ancien lit. Enfin nous arrivons à huit heures
à Voghera *, après avoir beaucoup craint d'être
attaqués.
1801 - 27 sept. LOMBARDIE-PIÉMONT 35
5 [vendérniaire-27 septembre].
Nous partons de Voghera à quatre heures et
demie du matin. Tout ce que j'ai vu de Voghera^
c'est un homme qui jouait très mal de la clarinette.
De Voghera à Tortone, la route est belle ; on a
presque toujours les montagnes en perspective. On
y attaque souvent les voyageurs.
Je suis arrivé à sept heures à Tortone. Cette ville
est située au bas d'une colline sur laquelle était une
forteresse très forte qui est entièrement rasée. J'y
rencontrai des dragons du 8® qui venaient en semestre
de la Calabre, où est leur régiment. Ils me dirent
qu'il y régnait une maladie épidémique. Ils avaient
demeuré un mois, toujours en voiture, pour venir
de la Calabre, à Voghera. Je les ai revus à Asti.
A midi je partis de Tortone * à cheval: j'avais loué
un âne 7 lires qui me porta mes portemanteaux
jusqu'à Alexandrie. En sortant de Tortone la route
est à peine tracée ; on traverse la Staffora. Ces envi-
rons sont toujours pleins de brigands, à cause de
la facilité qu'ils ont de fuir dans les montagnes.
A trois l[ieues] de Tortone, je vis le fameux champ
de la bataille de Marengo ; on y voit quelques arbres
coupés et beaucoup d'os d'hommes et de chevaux ;
j'y passai quinze mois et quinze jours après le
25 prairial, jour de la bataille. Je vis une colonne
élevée cette année, le jour de l'anniversaire ; elle est
très mesquine. Avant d'arriver à Alexandrie, je
3(3 JOURNAL DE STENDHAL
traversai la Bormida, rivière assez considérable ;
j'entrai à Alexandrie et j'allai loger à l'auberge
(Tltalia, où on m'écorcha d'une rude manière.
Alexandrie me parut grande, mais peu peuplée ;
il y a une assez jolie promenade dans la ville avant
la Porte Marengo. C'est le chef-lieu de ce départe-
ment que le général Spital, ancien chef d'état-
major de l'aile gauche, commande ; on dit qu'il
gagne jusqu'à 1.200 francs de Piémont * par jour
par la contrebande des grains avec la Ligurie. Cela
se passe entre le préfet et lui. Il n'est pas aimé
du chef de la ... * et de celui du l^'^ de dragons, qui
était à Alexandrie. J'y fis payer le soir cinq parties
de billard au grand dadais de Lanoue.
6 [vendéiniairc-28 septembre].
Je pars d'Alexandrie à six heures ; un vetturino
me conduit à Asti, pour 12 lires. La route est assez
pittoresque ; on traverse une plaine de glaise, qu'il
est impossible de traverser l'hiver et lorsqu'il a
plu. Alors on va de Turin à Alexandrie par Casale.
J'arrive le soir à Asti au Lion d'Or, où l'on me fait
payer très cher. Le commissaire des guerres Bonne-
main me fait payer 17 francs d'indemnité de route.
Un vetturino me mène, pour un louis d'or, d'Asti
à Bra.
7 [vendéiniaire-29 septembre].
J'arrive à Bra à six heures du soir. Je descends
1801 - 30 sept. LOMBARDIE-PIÉMO-NT 37
à la Bonne Femme. Je vais voir sur-le-champ le
commandant Remy, commandant les 3^ et 4^ esca-
drons, réunis à Bra. Le c[itoye]n Debelle, mon
capitaine, était à la chasse. Je conviens de manger
avec le commandant Remy, Debelle, Jobert. Mou-
tonet, Hautmonté, Cachelot et le fournisseur.
Nous dépensons pour le déjeuner et le dîner de 40
à 50 sous de Piémont par jour.
8 [vendémiaire-30 septembre].
Je loge chez le médecin Fazzolio, vieux avare.
10 [vendémiaire-2 octobre].
Je vais à la chasse avec le capitaine Debelle. Je
passe un bras de la Stura à gué ayant très chaud,
ce qui me donne pendant huit jours des coliques
venteuses et des douleurs horribles. On me met dix
sangsues. Je prends quelques décoctions de quina
et quelques grains d'opium, qui me rétablissent. Je
sens seulement les douleurs, suites de la vérole et
du mercure.
12 [vendémiaire-4 octobre].
Les capitaines Debelle et Remy, le chef d'escadron
Contans et le sous-lieutenant Canclaux * vont à la
citadelle de Turin. Le chef Le Baron dîne à notre
ordinaire avec sa putain et un capitaine de chas-
seurs, aide de camp du général Colli.
JOURNAL DE STFNDHAL. 3.
38 JOURNAL DE STENDHAL
26 [vendémiaire-18 octobre].
Le c[apltaine] Debelle et le sous-lieutenant Can-
claux sortent de la citadelle. Je vais à Turin avec
le capitaine Frère * et sa femme ; j'y couche deux
nuits. Je dîne deux fois à la citadelle chez le chef
Contans, je vois le troisième chef, Ludot *. Je suis
très content de tous les deux. Mon voyage ne me
coûte que 15 francs. Je reviens le 28.
1^"' brumaire[-23 octobre].
Le chef Remy reçoit l'ordre de conduire, le 3,
les 3^ et 4® escadrons à Fossano *. Je quitte Bra
avec plaisir, parce que cette petite ville n'a pour
elle que sa charmante position. Nous n'y avons
aucune société, et il n'existe qu'un billard. Il y a
aujourd'hui un an que je suis sous-lieutenant
au 6^ dragons. Je commence à étudier mes ma-
nœuvres.
2 [bruinaire-24 octobre].
Ma nourriture du 7 vendémiaire au 30 m'a coûté
40 francs de Piémont *.
3 [brumaire-25 octobre].
Nous partons de Bra à huit heures du matin.
Nous arrivons à Fossano à une heure. Je vais voir
madame la comtesse Dijon, maîtresse de Garavac *
et femme de beaucoup d'esprit.
1801 - 26 octob, LOMBARDIE-PIÉMOKT 39
4 [brumaire-26 octobre].
Nous partons à huit heures pour Sahices *, nous
y arrivons à deux heures. Je suis horriblement
fatigué.
5 [bruniaire-27 octobre].
J'ai la fièvre et une grande oppression. J'envoie
chercher M. Depetas, excellent médecin de cette
ville, qui me fait vomir. Je suis saigné trois fois,
outre dix sangsues qu'on m'avait appliquées le 3.
Enfin, après avoir beaucoup sué, je me lève le
16 brumaire et je suis guéri.
14 [bruniairc-5 novembre].
On reçoit à Fossano le chef d'escadron Ludot. Le
1^^ conseil de guerre de la division a acquitté le 9
à Turin le chef Contans. Le capitaine Remy est aussi
rendu à sa fonction. Canclaux quitte le corps et
est sous-commissaire des relations commerciales à
Livourne. Le capitaine Debelle a une dispute
sérieuse avec un postillon de Saluées : il insulte les
gendarmes et les jeunes gens du pays. Le sous-
préfet Bressy * est bien aise de trouver l'occasion
de se venger des mauvais propos qu'il lui a tenus ;
cette affaire n'est pas encore terminée.
18 [brumaire-O novembre].
La cloche de la commune de Saluées sonne en
40 JOURNAL DE STENDHAL
l'honneur du 18 brumaire et de la paix avec l'Angle-
terre.
La ville de Saluées est située, moitié sur un
coteau, moitié en plaine, au bas de ce coteau. Les
nobles habitent près du château, sur la colline ;
les bourgeois et tout le commerce sont en bas.
Presque toutes les boutiques sont sous les arcades
qui se trouvent sur la place, à gauche en arrivant,
et qui sont très vivantes. La montée entre la ville
basse et la partie haute est très rapide. Il y a des
rues qui tournent beaucoup et qui montent assez
doucement ; il y a ensuite de petits passages avec
des espèces de degrés formés par des morceaux de
lauze *, qui sont absolument droits. Saluées est à
dix l[ieues] de Turin, cinq de Pignerol, cinq de Coni,
deux et demie de Savigliano, dix de Bra.
La famille des anciens marquis de Saluées y
existe encore. Mon hôte, le comte Benevello délia
Chiesa, a épousé une demoiselle de cette famille en
premières noces. Il y a actuellement deux cent
cinquante soldats invalides qui sont casernes au
château ; leurs officiers sont très bien logés chez les
citoyens.
18 frimaire [-9 décembre].
Toujours malade ou convalescent. On me saigne
encore deux fois. Enfin je me porte mieux. Je
loge dans la ville basse chez le c[itoye]n Chiesa
1801 - 10 déc. LOMBARDIE-PIÉMONT 4J
•depuis le 6. Il y a apparence que j'irai passer un
mois à Gr[enoble].
Ce matin, en lisant la fin de VOdyssée traduite
par Bitaubé, j'ai songé que Pénélope était un su-
perbe sujet de tragédie. Bitaubé cite une pièce sur
le même sujet par un abbé Genest *. Le grand avan-
tage est qu'on a à développer de beaux caractères
bien fondés dans le public : Ulysse, Télémaque,
Pénélope, parmi les prétendants tout ce qu'on
voudra, l'impétueux Antinous, le prudent Eury-
maque ; ensuite le fidèle Eumée, Euryclée nourrice
d'Ulysse.
Traiter la curiosité en comédie. J'ai vu jouer à
Brescia une pièce italienne sur ce sujet. C'était
une société d'amis qui se rassemblaient quelquefois
dans une loge particulière et qui, pour n'être pas
troublés, en avaient exclu les femmes. Les leurs,
aidées d'une fine soubrette, mettaient tout en
usage pour découvrir ce qu'ils y faisaient, etc.
19 [frimaire-10 décembre].
Je suis toujours tracassé. Je sortirai demain.
Inspirer à une femme une haute opinion de ses
lumières est un sûr moyen de la conduire à ses fins
Les héros ont leurs accès de crainte, les poltrons
des instants de bravoure, et les femmes vertueuses,
leurs instants de faiblesse.
42 JOURNAL DE STENDHAL
C'est un grand art que de savoir juger et saisir
ces moments.
Presque tous les malheurs de la vie viennent des
fausses idées que nous avons sur ce qui nous arrive.
Connaître à fond les hommes, juger sainement des
événements, est donc un grand pas vers le bon-
heur,
21 [frimaire-12 décembre].
D'après une conversation que je viens d'avoir
avec M. Depetas, que je crois excellent médecin,
il paraît que ma maladie habituelle est l'ennui.
Beaucoup d'exercice, beaucoup de travaux, et ja-
mais de solitude, me guériront. Je crois que je ferai
bien toute ma vie d'agir beaucoup. M. D[epetas]
m'a dit que j'avais quelques symptômes de nostalgie
et de mélancolie.
29 [frimaire-20 décembrej.
J'ai la fièvre tous les soirs, j'attends avec impa-
tience mon congé de convalescence. Je me suis purgé
hier, ce qui m'a fait assez de bien.
Faure * m'écrit aujourd'hui que depuis le 1^^ fri-
maire il travaille douze heures par jour chez un
banquier, rue Taitbout.
Je suis né le 23 janvier 1783, à Grenoble, rue
Vieux- Jésuites. Je suis parti pour Paris, le 8 bru-
maire an VIII. J'y suis arrivé le 19 du même mois.
J'en suis parti, après cinq mois et vingt-huit jours
1801 - 26 déc. GRENOBLE-PARIS 43
de séjour, le 17 floréal. Je suis arrivé à Genève le 28,
même mois. J'en suis parti le 3 prairial pour Milan.
J'ai été nommé sous-lieutenant le 1®^ vendémiaire
an IX, et placé dans le 6^ dragons le 1^^ brumaire.
Je suis devenu aide de camp du général Michaud
le 12 prairial an IX, je l'ai quitté à Brescia pour
rejoindre le corps le premier jour complémentaire
même année. Je suis arrivé à Bra, où était la 4^ com-
pagnie, dans laquelle je suis sous-lieutenant, le
7 vendémiaire an X.
5 [nivôse-26 décembre].
Dîner de corps à Savigliano. Froideur excessive ;
platitude de Frère.
13 ventÔ5e[-4 mars 1S02].
A sept heures du soir, elle s'exerçait à répéter une
symphonie d'Haydn *, qu'elle devait jouer le même
soir chez madame Périer.
Je suis arrivé à Grenoble, le . . * nivôse an X.
Je m'y suis assez amusé jusqu'au 13 v[entôse] *.
J'ai dansé dans plusieurs sociétés et à la Redoute.
15 [germinal-5 avril].
Je pars à sept heures du matin, à cheval, par les
Echelles. J'ai 34 l[ouis], dont 4 de mon g[rand]-
p[ère], 10 à D. (?). J'arrive aux Echelles *. Je pars
pour L[yon] le... * dans la diligence.
44 JOURNAL DE STENDHAL
[25 germinal-15 avril].
J'arrive à Paris le 25 germinal, je viens par
le cabriolet de Gouge ; ma place sur le strapontin
me coûte 48 1 [ivres].
Il y a une chose toute simple, c'est que pour faire
quelque chose il faut travailler, et travailler à tête
reposée. Le matin me paraît propre à cela. Je
pense que je pourrai me lever à six [heures] ; et
depuis six jusqu'à dix, j'aurai quatre heures de bon
travail. Je ne sais si c'est le temps de la journée où
l'on est le plus en train, mais je vois bien que c'est
la seule partie où je puisse travailler d'une manière
un peu suivie. Je pourrais me loger près des Tuileries
et tous les matins me promener demi-heure pour
me réveiller. On lit très mal au lit, et rien de pire que
de mal lire. Ce temps qu'on emploie mal le soir est
perdu le lendemain. Lorsque je ne voudrai pas aller
au spectacle, je pourrai encore disposer de mon
temps depuis cinq heures jusqu'à six pour la
promenade, et depuis six jusqu'à dix pour le
travail.
[Floréal, prairial-avril, mai].
Je commence l'anglais le 13 floréal. Cessé au
bout de trois jours. Recommencé le 1^^ prairial
avec Dowtram.
Elle part le 25 floréal pour R[ennes] *.
1802 - 1" juia. PARIS 45
12 prairial[-l^^ juin].
C. a Trav. (?) l'A. et l'I. av. F. rue Xeuve des
Augustins, n^ 736, en nombreuse et détestable
société.
Thermidor.
Je suis amoureux d'Adèle * ; elle me donne mille
marques de préférence. Elle me donne de ses che-
veux.
6 fructidor[-24 août].
A la fin d'un grand déjeuner, elle me dit qu'elle
aime depuis longtemps C[ardon].
Vendémiaire, brumaire [Xl-septembre, octobre 1802].
Je lui écris le 7 vendémiaire, elle rejette ma lettre.
Je lui en donne une autre le 25 vendémiaire. Actuel-
lement, 20 brumaire, nous sommes comme brouillés.
C[ardon] m'a dit l'avoir recherchée dans un
temps parce qu'elle ressemblait beaucoup à une
maîtresse qu'il avait aimée.
Je paie mon troisième mois de danse à M. Des-
champs le ... brumaire XI *.
Je n'ai pris des leçons de Dowtram qu'un mois ;
le 16 messidor, j'ai pris M. Jeki, franciscain irlan-
dais, que Théophile Barrois m'a indiqué et dont je
suis très content.
46 JOURNAL DE STENDHAL
20 b[ruinaire-ll novembre].
Je travaille uniquement à l'anglais depuis le
20 vendémiaire, et cela durera jusqu'au l^'" frimaire,
époque à laquelle je veux prendre un maître de
grec.
Le 13 vendémiaire, j'ai commencé à monter à
cheval au manège de Provence. J'ai payé 7 louis
pour trois mois.
Le 3 vendémiaire, j'ai touché chez MM. Doyen
860 f[rancs] pour mes appointements jusqu'en
fructidor.
J'ai donné ma démission au commencement de
fructidor.
F. et moi nous logeons jusqu'au 3 frimaire chez
madame Bonnemain, rue Neuve des Augustins,
nO 736.
Je fouts madame R. depuis le commencement
de fructidor.
A compter du 1*^'" brumaire, mon père me donne
un crédit de 150 1 [ivres] chez MM. Périer. Je lui
en avais demandé 234, et il faudra qu'il mêles donne>
parce que j'en ai besoin.
1802 - 11 nov. PARIS 47
Cheminade est ici *. F. Faure et Dufay arriveront
ce soir. Cardon est ici depuis quinze jours. Je cherche
Laroche. Colomb est à Lyon. Bigillion s'est marié
il y a une quinzaine de jours. M. Daru, qui s'est
marié il y a trois mois *, est ici, de retour de la cam-
pagne de son beau-père, où il a passé deux mois,
F'^ Join ville est à Rouen, adjoint de l'ordonnateur
La Saussaye. Marignier est inspecteur. Le général
Michaud est ici, de retour de Chaux-Neuve, je compte
le voir bientôt. Martial est ici sous-inspecteur de
la cavalerie de la l'"® division. Joinville * est sous-
inspecteur à Milan. Jacquinet est ici, secrétaire du
secrétaire de la guerre Sarthelon ; il est adjoint-
commissaire des guerres. Dejean est ici * avec son
père, administrateur général de la guerre. Il s'est
marié il y a trois mois à la sœur de sa belle-mère,
mademoiselle ... * Il est capitaine.
Mon régiment est toujours à Savigliano.
Le beau Montandry et le général Debelle sont
morts le même jour, le premier à Courbevoie et le
deuxième à Saint-Domingue *. Alexandre Petiet
est parti il y a huit jours avec le général Brune pour
Constantinople. Auguste P[etiet] est à son régiment,
le 10^ hussards. M, D[aruj est tribun depuis la
dernière nomination. Le général Michaud, inspec-
teur général de l'infanterie. Jobert a obtenu un
sabre d'honneur, qu'il méritait si bien ; il est ici
depuis dix-huit jours et repart demain.
48 JOURNAL DE STENDHAL
J'explique Hamlet de Shakespeare.
M^*^ Duchesnois * a terminé ses débuts, avant-
hier, par le rôle de Phèdre.
Guérin * a exposé son superbe tableau de Phèdre
et Hippolyte le 4 brumaire an XI.
On va jouer Isule *, tragédie nouvelle de L_
Lemercier.
Mante est ici, apprenant la banque chez MM. Pé-
rier, et C. p. 1. p. d. M. d. l'I. Plana est en Italie et
reviendra bientôt. Mallein à Grenoble, dans l'enre-
gistrement.
1802
PARIS
JOURNAL COMMENCE
LE 6 FRUCTIDOR x[-24 AOUT 1802]
6 [fructidor-24 août].
Grand déjeuner. Elle me dit à 2 heures, dans
l'embrasure de la fenêtre du salon, qu'elle aime
C[ardon] depuis longtemps. Elle me fait observer
la manière dont elle a de ses nouvelles par moi. Je
lui demande son amitié.
7 [fructidor-25 août'.
Je réponds à C. Histoire de Fanny Delamy, son
évanouissement. Je vais chez Madame R[ebufTet]
à 7 heures, j'y trouve M™^ Le Brun et M. et M^^
Mure. Ils nous quittent à 9 heures. J'y reste jusqu'à
11 heures et quart. J'ai un air fort triste. Je déve-
loppe mon caractère violent. J'ai pendant la der-
nière heure une conversation à double entente avec
A[dèle]et M™^ R[ebuffet]. Celle-ci me donne rendez-
vous le lendemain à une heure et demie. J'écris à
JOURNAL DE STENDHAL. 4
50 JOURNAL DE STENDHAL
A[dèle] sur un des volumes de FI. : Brama assai^^
poco spera, nulla chiede *.
8 [fructidor-26 août].
Trois fois, et mouchant la chandelle, je rencontre
A[dèle]. En sortant, à 3 heures trois quarts, je
l'embrasse.
9 [fructidor-27 août].
Je vois IVI'^^ R[ebuffet] le soir à 7 heures. J'y
trouve M. R[ebuffet] qui me reçoit avec la plus
grande bonté. Il sort, je f. R. Adèle revient à
11 heures du soir. Elle me traite avec l'indifférence
la plus naturelle.
10 fructidor-28 août].
J'y vais à une heure et quart, j'en sors à deux.
Je suis en uniforme. J'y trouve Adèle. Plaisanterie
sur les cheveux de l'oncle Joachim ; de sa part, sur
le bouc que le Revenant a porté dans sa chambre.
J'y vais ce soir à 6 heures, pour la promenade.
Nous allons au bois de Boulogne par un temps
charmant. Je reviens. Adèle me traite avec une
charmante familiarité, tout en me disant qu'elle
pense à Arras. Je crois que M"^^ R[ebuffet] a conçu
quelques soupçons et lui a défendu de se laisser-
embrasser.
[11 fructidor-29 août].
Dimanche. Elles doivent aller chez M. Guastalla.
Je vais avec F. à Versailles. Charmant feu d'arti-
1802 - 30 août. PARIS 51
fice, tiré à la tour de Marlborough. Petit Trianon,
jardin délicieux.
12 [fructidor-30 août].
J'ai un tête-à-tête de deux heures avec M. R[e-
bufîet]. Je vois un instant A[dèle]. Je suis assez
gai. Elle me dit qu'elle ne veut plus lire de romans.
Je suis persuadé que sa mère a conçu quelques
soupçons.
13 [fructidor-31 août].
Je ne vais pas les voir.
14 [fructidor-1^' septembre].
Je ne les vois pas.
15 [rructidor-2 septembre].
J'y vais à 7 heures. Je reçois une lettre de
Cardon. J'y réponds.
Samedi [4 septembre].
J'y vais.
21 [fructidor-8 septembre].
J'y vais le matin. Je joue la grande froideur. Le
soir, j'y trouve M. et M°^® Mure. Tendre intérêt.
Elle me dit qu'elle fait des romans, que je plais à
^me R[ebufFet]. Je vais avec celle-ci à Frascati,
où je demeure jusqu'à minuit.
22 [fructidor-9 septembre].
J'ai un rendez-vous à sept heures du soir.
52 JOURNAL DE STENDHAL
23 [fructidor-10 septembre].
Je joue la grande indifférence. A[dèlt'] me fait
mille agaceries, dont je me moque.
24 [fructidoi-13 septembre].
A[dèle] me traite comme quand je croyais qu'elle
m'aimait.
27 [fructidof-14 septembre].
Je lui dis ce que je pense : qu'elle joue toujours
la comédie. Elle me promet de me dire la vérité.
Je sors un instant avec IVI"^^ R[ebuffet], nous la
trouvons presque endormie en revenant, elle nous
dit qu'elle vient de passer la demi-heure la plus
heureuse de sa vie.
28 [fructidor-15 septembre].
Elle dîne chez Isidore. Je vais à huit heures chez
la mère. Histoire de Fanny. A[dèle] revient à dix
heures et demie. Elle me serre la main. Je lui repro-
che son goût pour la campagne.
29 [fructidor-16 septembre].
Rien de décisif de sa part. Elle ne me serre pas
la main, elle me prend au collet en sortant pour
me faire promettre d'apporter mon paysage. Elles
doivent partir demain pour la campagne, où elles
resteront jusqu'à mercredi.
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1804
GENÈVE
Journal du voyage entrepris par Alexandre
Mallein, Alphonse Périer, Félix Penet et
Henri Beyle de Grenoble a Genève, et du
voyage de ce dernier de Genève a Paris.
[9 germinal XII-30 mars 1804.] — Beau temps.
Alph[onse] * va déjeuner chez MM. Cazenove, de
là fait des commissions. Je vais me promener dans
les rues basses *. J'arrive au bord du lac, j'admire
la beauté de la vue. L'air est très pur, le coteau
de Cologny est éclairé par le soleil, une légère brise
agite le lac. La pureté et la fraîcheur frappent
tous mes sens.
Nous allons ensemble au café Français, nous
y lisons les journaux, correspondance de Drake.
Alph[onse] va déjeuner chez M. Cazenove. Je
déjeune et viens écrire à Edouard *. Nous partons
à 10 heures et demie pour aller à la fabrique d'in-
JOL'RNAL DE STENDHAL. 4.
54 JOURNAL DE STENDHAL
diennes de Petit et nous sortons par la porte de
Rive *, le lac à gauche ; nous le côtoyons longtemps,
nous croyons voir Coppet sur la rive opposée, nous
dépassons la fabrique Petit et nous y revenons. Nous
trouvons M. Arnold le cadet * occupé à dessiner,
sa femme à étendre la lessive ; mise simplement,
elle nous fait des excuses et court s'habiller pendant
que nous examinons l'appartement de M. Arnold
et la fabrique. L'appartement, petit, mais très
propre. M. Arnold me propose de porter au ministre
de l'Intérieur un plan en relief de Bologne ; ce plan
a 9 pouces de long ; il est construit sur une glace,
avec de la pâte de carton et de la peluche. Il a
demeuré six mois à le faire. Nous voyons la fabrique,
un étendage bâti en planches disposées comme les
planchettes des persiennes ; il y fait très frais ; les
toiles que nous y voyons sont de Suisse, de coton,
assez grossières. Nous voyons imprimer des réserves,
nous voyons les moules qui servent à imprimer :
les fleurs sont en bois, le pointillé en cuivre ; un
moule ordinaire revient à 24 livres et fait 60 à
80 pièces. Nous voyons à l'étendage des pièces
teintes en bleu ; en les frottant un peu, les réserves
paraissent blanches.
M. A[rnold] nous fait voir un moulin à indigo
par lequel un enfant de 17 ans fait quatre fois
autant d'ouvrage qu'un homme ; à côté, nous voyons
l'ancien procédé, par lequel un homme ne fait mou-
voir qu'un moule.
1804 - 30 mars. GENÈVE 55
Nous venons à la maison en voyant un petit
port qu'il commence. Il va se promener souvent
sur le lac pendant l'été et pêche beaucoup. Nous
revenons, nous trouvons sa femme dans sa chambrv-,
qui est très petite. Elle est mise simplement, mais
avec goût : marmotte et des mèches huilées sur les
tempes. Elle est très grande, assez jolie, gaie et
franche. Elle était veuve lorsque M. A[rnold]
l'épousa ; elle est de Genève et lui de Mulhouse.
Elle a un enfant de son premier mari, l'enfant se
nomme Jones. Elle en a un de sept mois, en nourrice,
du deuxième. On parle de la ridiculité (sic) de
M. Philis, directeur des Postes, oncle de M^^® Philis.
A côté d'une Genevoise, il ne cessa pas de dire du
mal des Genevois ; dînant chez M^^^ R[olandeau],
il ne parla que de la mauvaise qualité du vin de
Bor[deaux] qu'elle buvait. Il offrit du vin, elle
accepta, il n'alla pas en chercher. Tout cela s'était
passé le 8, à un dîner que \P*^ Rolandeau donna à
M. et M™e Arnold, à Alph[onsej et à M. PhiUs. Nous
décidons Périer, qui voulait partir le 10, à rester
encore le dimanche à Genève.
M. Arnold invitera M^^^ Rol[andeau] chez lui,
à la campagne ; nous y serons, Al[phonse] et moi,
nous ferons après dîner une promenade sur le lac ;
nous nous amuserons. Périer reste. M'^^^ Ar[nold]
nous dit que, s'amusant tout le jour, elle ne pourra
pas faire ses dévotions ; elle nous dit qu'elle a trois
dimanches pour les faire, et qu'elle les renverra à
56 JOURNAL DE STENDHAL
celui d'après Pâques. Ce détail, plein de franchise
et de bonhomie, m'enchante ; il ne serait pas
échappé à une Française : nous avons tous plus ou
moins la manie
de clouer de l'esprit à nos moindres propos ;
ce n'est pas le moyen d'intéresser. L'art d'écrire
un journal est d'y conserver le dramatique de la
vie ; ce qui en éloigne, c'est qu'on veut juger en
racontant.
Elle nous dit aussi que, la veille, étant à côté
de M. Philis, elle lui avait donné des coups de
poing, qu'elle désirait qu'il s'en allât. Une Française,
à sa place, aurait fait de l'esprit sur la sottise de ce
M. Phihs.
M. Arnold le cadet n'a pas la gaieté de l'aîné,
mais il nous montre beaucoup de bienveillance, à
l'allemande. Il a le ton très commun. Il est dessina-
teur avec inspection sur les graveurs ; la position
de sa fabrique est peut-être une des plus jolies du
monde : Genève, à gauche, en amphithéâtre ; en
face, le côté de... *, à trois quarts de lieue à droite.
Je lac jusqu'à Rolle, qu'on voit par un temps
serein.
^me Ar[nold] paraît désirer Yizille comme je
désirais les Echelles dans mon enfance.
Nous revenons dîner aux Balances *, à la table
d'hôte ; nous y trouvons le secrétaire et la femme
de chambre de la comtesse de Frise, l'artiste Jaquet,
1804 - 31 mars. GENÈVE 57
amené par le secrétaire, l'hôte de Chamouny et
l'ingénieur ordinaire d'Evian.
10 germinal XII[-31 mars 1804]. — Pluie.
Nous nous levons à 7 heures et demie. A 8^
MM. Cazenove arrivent ; ils parlent anglais avec
P.... et italien avec moi. Le cadet, le plus petit,
a plus de moyens que l'aîné. Ils sont à G[enève]
prisonniers ; si on ne les avait pas retenus, ils
seraient en Italie. Ils ont trois maîtres, un d'italien,
un d'escrime ; l'aîné apprend l'allemand. Ils sortent
à 9 heures, après un déjeuner de café, de beurre
et de thé. Ils vont tous les soirs dans le monde,
et sont très aimés dans ce pays, patrie de leur
père.
Nous sommes allés, après nous être un peu
chauffés, chez M^^^^ Coladon, marchandes de mode,
qui vendent aussi du thé ; de là, chez MM. Roger
et Tinguy, apothicaires, rue basse ; de là, chez nous,
hôtel des Balances.
11 germinal an XII[-l«r avril 1804].
Périer et moi nous allons à la Fusterie *; de là,
à Saint-Pierre *. Les prédicateurs, très médiocres.
Celui de Saint-Pierre cite Jean- Jacques de cette
manière : « Un écrivain célèbre qui... dit : Si la vie
et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie ...*), etc.
Nous voyons communier.
58 JOURNAL DE STENDHAL
Nous allons à midi et demi chez M. Arnold,
Nous voyons le plan de Bologne, Enfin M^^^ Ro-
landeau arrive, nous sommes à dîner : M'"^ Arnold,
M"e R[olandeau], M^^ Petit, sa femme de com-
pagnie, M«ie T., belle-sœur de M"ie Arnold, MM. Ar-
nold, Rivière, amant, dit-on, de M™^ Petit, Cave,
maître d'armes, qui m'invite à le revoir, T,, frère
de M™® Arnold, et son père.
On dîne. Froid, jusqu'aux rébus. On va sur le
lac, à la promenade, on se mouille, on rentre en
courant. On valse, Périer part, on joue au vingt
et un, je gagne un louis. On revient à 8 heures
dans la voiture de M^^® Rolandeau. Je m'amuse
beaucoup, je plais à M"^^ A[rnold], j'étais très bien,
à un petit mal de tête près. J'écris jusqu'à ce que je
me couche, à 10 heures,
12 [germinal an XI 1-2 avril 1804].
Je vais à la Municipalité *. J'achète des bouquins
pour 29 sous de France, Je pars à.,, pour Lyon. De
G[enève] à P[aris], en 5 jours et demi, pour 3 louis
et demi.
[Sans date.]
Je pars de Genève le 12 germinal XII, à midi
et demi. J'ai pour compagnons un lieutenant de
la 56^, bon militaire, et un jeune marchand drapier
voyageur (à l'en croire) ; il paraît qu'il sait l'anglais
et l'italien. Délia stessa sciochezza * que le grand du
1804 - 3 avril. GENÈVE 59
manège de Pélier, parlant sans cesse de ses bonnes
fortunes. Le conducteur courrier, homme d'esprit,
ancien maréchal des logis d'artillerie à cheval.
Nous passons au fort l'Ecluse, à côté de la perte
du Rhône que nous n'allons pas voir. Nous soupons
à Nantua. Un volume de la Noiwelle Héloïse trouvé
sur une étagère. Nous nous arrêtons de 3 à 5 à
Serlon, après avoir fait la descente à pied. Nous y
prenons une dame laide et âgée et nous arrivons à
Lyon vers les 5 heures, le 13 germinal XIL Belle
vue de Lyon, le quai Saint-Clair. L'architecture
n'est point aussi belle qu'à Genève. A Lyon, on voit
des maisons souvent bizarres, à Genève des palais.
Je suis frappé de la laideur des femmes, de leur
mauvais teint, de leur affectation. Mon cœur était
accoutumé à la franchise genevoise. Je trouve aux
Lyonnaises le pied petit. Je revois Colomb, assez
belle figure, grimacier. Il a lu les poètes, Rousseau.
Quantum mutatus ah illo ! En tout, homme d'esprit,
mais mauvais ton. Il ne me montre aucune sensi-
bilité.
Le 14, à 4 heures du matin, je pars par un cabriolet
de Gouge qui m'est procuré par la maison Soland,
qui, à Genève, m'avait promis une diligence pas-
sant par la Bourgogne. J'ai mal fait, à Genève, de
tout solder. Les places se marchandent partout.
1804
PARIS
Journal de mon troisième voyage a Paris
18 germinal [-8 avril 1804].
J'arrive, par un temps beau, mais assez froid, au
coucher du soleil, à six heures et demie, le dimanche
18 germinal an XII.
Je me sépare de mes compagnons de voyage,
Ailloud et Berthemot, et viens débarquer chez
M. Paquin avec M. Salmond, homme profondément
sensible et très instruit. Nous allons aux Français,
où nous voyons, de la galerie des troisièmes loges,
le Vieux Célibataire et le Mariage secret *, pièce
détestable. J'y vois Mante *.
19 germinal [-9 avril].
Je me trouve plus raisonnable qu'à mon der-
nier séjour et, par conséquent, je serai plus heureux ;
62 JOURNAL DE STENDHAL
je dois cela à l'expérience acquise à Grenoble, où
j'ai vu l'homme dans l'homme et non plus dans les
livres ; ma distraction 0/ heart and under standing *
me sera utile, même as a Bard *.
Visite du bon père Jeky *. Je vais deux fois chez
Crozet *. Je vais au Musée avec M. Salmond, dîner
chez Muron, de là sur le boulevard et enfin à Aga-
memnon * et Sganarelle. Je ne suis point content de
Talma et de M^^^ Duchesnois. Ma distinction (l'âme
et l'esprit) me fait voir dans ces deux pièces bien
des choses que je n'y aurais pas vues. Je pourrai
bientôt résoudre cette question : Qu'est-ce que la
plaisanterie ?
M. S[almond], dont le jugement est d'un grand
poids pour moi, juge, ainsi que moi, que Cassandre
fait un bon effet dans Agamemnon ; à la lecture,
séduit peut-être par les principes d'Alfieri, j'en
avais jugé autrement, là comme ailleurs il faut
donc voir.
20 [germinal-10 avril].
Crozet vient me voir, nous cherchons une cham-
bre. Je rencontre Maupertuis. Nous allons à V Homme
à bonnes fortunes *, suivi du Barbier de Sé^ille.
Je pense au naturel qu'il faut avoir dans mes
manières. M°^^ de Caylus dit, en parlant de Matta :
« C'était un garçon d'esprit infiniment naturel, et
par là de la meilleure compagnie du monde. »
1804- il avril. PARIS . 63
21 [germinaI-11 avril].
M. Salmond croit qu'Helvétius a dit la vérité^
et que ce que Kant a dit est très subtil, mais est
vrai. Nous allons ensemble à la première représen-
tation de la Fausse Honte *. Je suis à moitié endormi
dès le troisième acte ; la pièce se traîne jusqu'à la
fm au milieu des sifflets et des applaudissements.
On nomme l'auteur et on n'entend pas la voix de
Baptiste cadet, tant le tumulte était violent. Je
n'ai remarqué dans la pièce que quelques jolis vers ;
elle est de Longchamps. Nous avons vu ensuite les
Fausses infidélités *. J'ai cru voir que L[ongchamps]
a étudié la versification de Racine. J'ai trouvé le
public tel que'je le désirerais jor the Two Men *. Je
ne dois jamais sacrifier l'énergie de l'expression à
je ne sais quel bon ton. Chaque caractère a un mot
pour son idée ; tout autre mot, tout autre tour, est
un contre sens.
23 [germinal-13 avril].
Vu Dalban et Lavauden rue Jacques, n^ 139.
D[alban] -juge F. Mallein et Frédéric Faure *
comme moi ; à propos de Frédéric, il me dit qu'il
n'est pas fin du tout, qu'il n'a que l'habitude de
la tromperie.
Il me dit qu'il renferme sa pensée en douze syl-
labes comme il fait des pas de deux pieds et demi,^
que rien n'est si facile une fois l'habitude prise.
^4 JOURNAL DE STENDHAL
Je vais un instant à la bibliothèque Mazarine, el
là dîner avec Boissat à sa pension de 51, enfin à
Louvois avec M. S[almond] ; nous voyons Médiocre
et rampant, qu'il trouve, ainsi que moi, médiocre ;
nous préférons le Voyage interrompu *, où nous
rions beaucoup.
24 [germinal-14 avril].
Nous sortons, M. S[almond] et moi, du Jaloux
sans amour et de la Gageure imprévue *, spectacle
qui m'a endormi, quoique Fleury et Contât aient
très bien joué ; Contât ne parle jamais à mon cœur.
Le Jaloux, d'Imbert, est une pièce on ne peut plus
médiocre ; la Gageure est écrite en style bourgeois.
J'ai parlé escalier ce matin avec Mante, de là
à la Préfecture de police, de là au Panthéon ; j'y
lis Vauvenargues, dont je suis très content. Je me
trouve bien plus raisonnable que l'année dernière ;
le café me rendait continuellement furieux ; j'ai
plus de bon sens aujourd'hui, mais peut-être je
suis plus médiocre.
Je parle avec M. S[almond] de son système sur
les femmes, je l'engage à le publier ; il résiste ; moi,
je crois qu'il est déterminé et que le livre est peut-
être déjà fait. Il croit la femme italienne, la femme
primitive ; en la modifiant de diverses manières,
on a la Française, l'Allemande, etc. Il ne croit
qu'aux vertus de tempérament. Il croit que tout
le caractère des femmes est un désir insatiable de
1804 - 15 avril. PARIS (35
plaire, que, par conséquent, on ne saurait trop les
louer. Il a vu la louange produire des miracles. Une
femme disait d'un homme dont la figure était
presque hideuse : « Quel monstre ! il me fait mal
aux yeux. » Le monstre la loua, parvint à lui plaire
et enfin à coucher avec elle.
Il croit les hommes plus sensibles que les femmes,
qu'un homme ou une femme met toujours du
sentiment dans sa première affaire. Je sens qu'il
m'a rendu plus hardi avec A *.
25 [germinal-15 avril].
Je donne à déjeuner à Dalban, Rey et Mante
au café Valois. Rey, philosophe, se propose de
publier un système où il prouvera que le bonheur
particulier est toujours lié au bonheur général.
C'est ce que je lui souhaite. Veut faire plusieurs
comédies dans ce système. Me paraît très froid, à
vingt-cinq ans. Dalban a beaucoup de rapports
d'orgueil et de méfiance avec Jean- Jacques. Ils
me tiennent jusqu'à midi et m'ennuient assez. Ils
n'ont pas ce tact dont peut-être j'ai souvent manqué.
J'ai honte de louer en face, me guérir bien vite de
cette funeste maladie.
Il me semble n'être pas encore arrivé à Paris,
tant que je n'ai pas vu A[dèle] et sa famille. Bien
me rappeler que je ne »puis la ramener à moi que
par tout l'extérieur d'une profonde indifférence
.lOUBNAL DE STENDHAL. 5
66 JOURNAL DE STENDHAL
jointe à de l'amabilité. Pour cela, du naturel, beau-
coup de louanges et des plaisanteries.
26 [germinal-l 6 avril].
Crozet chez moi, une simplicité noble me sert
bien.
Il Bugiardo de Goldoni *, qui me paraît plein de
naturel et me donne l'idée d'un petit opéra, en atten-
dant ma malle,
Didon et Les trois Sultanes *. Le spectacle est bien
loin de m'intéresser cette année comme l'année
dernière, il m'ennuie presque. M^*® Duchesnois,
dans Didon, me paraît beaucoup trop affectée.
Je vois tous les défauts de la pièce, qui me paraît
sans cesse à côté de la nature. Je dois peut-être le
sentiment vif d'une belle nature aux lectures que
j'ai faites du naturel Shakespeare. Peut-être lorsque
je me serai accoutumé à l'affectation de nos acteurs
me plairont-ils davantage.
C[rozet] me présentera incessamment à M^^^ Du-
chesnois; celle-ci va beaucoup chez M"^^ Montesson,
la femme du duc d'Orléans, père d'Egalité *, qui
a soixante ans, cent cinquante mille livres de
rente, et qui réunit la meilleure société de Paris ;
jyjme gQj^ y va^ tQug leg petits littérateurs y vont.
Le général Valence *, très joli homme, surpris
(à dix-huit ans) aux genoux de M°^® de M[ontesson]
par le duc d'Orléans, a Ce pauvre Valence, qui veut
1804 - 17 avril. PARIS 67
absolument épouser ma nièce, il me la demande
depuis un quart d'heure ! » Et Valence épousa la
nièce, qu'il n'avait jamais vue.
Valence, à dix-huit ans, croyait que c'était faire
injure à une femme avec qui il se trouvait seul que
de ne pas l'avoir, et il l'avait *.
27 [germinal-17 avril].
Je vais en me levant au Jardin des Plantes avec
M. S[almond]. Il croit les professeurs de Paris
très charlatans et mauvais comme professeurs,
quoique très bons comme écrivains. Un savant
italien disait à M. S[almond] : « Tutti i Francesi
sono gentili fuor che i litterati. » On se plaint beau-
coup dans l'étranger de leur morgue. — Linné
était très pauvre au commencement de sa carrière ;
souvent, lorsque ses souliers étaient usés, n'ayant
pas de quoi en acheter d'autres, il continuait sa
route pieds nus ; il arriva chez Boerrhave, qui le
reçut très bien et l'équipa.
Je vois dans M. S[almond] une âme profondément
sensible, et à un tel point qu'il ne peut pas même
soutenir la peinture d'un caractère vicieux. Il
n'aime point Molière et chérit beaucoup Collin, il
remarque avec plaisir que M. Evrard est le seul
caractère vicieux qu'il ait peint. Voilà une âme,
bien appréciable pour un artiste, que trop de sen-
sibilité empêche de bien juger.
Çg JOURNAL DE STENDHAL
Je lis Laharpe (13^ et 14^ volumes de son Cours),
je trouve quelques bonnes idées et beaucoup de
raison. Je brûle que l'arrivée de ma malle me mette
à même de travailler, je suis las de mon obscurité.
28 [germinal-18 avril].
Les observations de M™^ de Genlis sur les courti-
sans confirment les principes d'Helvétius à un point
remarquable.
29 [germinal-19 avril].
J'écris le soir, sous le nom de Junius, une réponse
au feuilleton du 27 *, dans lequel G[eofîroy] mal-
traite M'i^ Duchesnois.
M. Salmond part le matin, à cinq heures, pour
Utrecht. Je me mets en pension chez M'ï^^ ...*
pour 51 francs. Je vais le soir à la Maison de Molière,
suivie de la Fausse Agnès *. La Maison de Molière
est une pièce remplie d'un naturel exquis ; c'est
une pièce charmante pour tout le monde et déli-
cieuse pour moi. Fleury a très bien joué Molière,
même avec une convenance de trop, car il a la poi-
trine faible, comme ce grand homme l'avait vers la
fin de sa carrière. J'ai cru reconnaître Goldoni, à
quinze ou vingt lignes près, et cependant je ne l'ai
pas entendu nommer autour de moi, et j'étais assez
bien entouré.
Pour que la pièce fût parfaitement jouée, il aurait
1804 - 20 avril. PARIS (39
fallu que Fleury pût articuler d'une manière plus
ferme et que Saint-Phal et lui fussent mieux vêtus.
Je m'étais fait une bien fausse idée du nom
d'amis. Je voulais un seul ami,
Mais qu'il fût tout pour moi, comme moi tout pour lui.
L'homme n'est pas assez parfait pour cela. Il faut
me borner à voir éparses entre tous mes amis les
qualités que je voudrais réunir dans un seul. Du
reste, je ne saurais avoir trop de connaissances ; à
Paris, j'ai : Mante, true friend, Crozet, Jacquinet,
M. P. Daru, Martial Daru, M. Daru the father^
M. Debord *, Boissat, Cardon, true friend, Prunelle,
Rey, Dalban, La Roche, Dard, L. Barrai *.
Rien de si aisé que d'être bien avec un homme
qu'on ne voit qu'une fois par mois.
30 [germinal-20 avril].
Je m'ennuie profondément de ne rien faire. Je lis
les Souvenirs de M"^^ de Genlis *. Il y a là cinquante
pages amusantes mêlées dans deux cents pages de
sermons, et les sermons gâtent le rire. Ce livre m'a
confirmé dans le dessein d'être simple, naturel et
vrai dans le monde.
^|me ^Q Genlis dit, page 125 : « Le chevalier de
Châtelus m'a lu une comédie manuscrite intitulée :
les Prétentions. Elle n'est pas bonne mais le sujet
en est excellent : ce sont des gens qui ont des pré-
JOURNAL DE STENDHAL, 5.
70 JOURNAL DE STENDHAL
tentions tout à fait opposées à leurs caractères ;
ils ne sont nullement h^^ocrites, l'amour-propre
leur persuade qu'ils possèdent véritablement les
qualités qu'ils affectent, ils sont les dupes d'une
vanité ridicule ; on ne voit que cela dans le monde,
et ça n'a pas été peint. »
Je devais être présenté à M^^® Duchesnois,
je ne le serai qu'un de ces jours. Tant mieux, elle
aura lu Junius, à moins que C[rozet] ne l'ait jeté
au feu.
Je sors de Gabrielle de Vergy * et du Mariage fait
et rompu, de Dufresny ; la première pièce ne me
touche pas du tout, la seconde n'a pas de plan,
mais le dialogue en est d'une gaieté polissonne qui
fait rire. Talma représente peut-être naturellement
les grandes passions, mais sa manière de dire ne fait
pas plaisir, elle est trop saccadée, trop criée ; on
l'applaudit beaucoup dès qu'il prend le beau genre
de M'^® Duchesnois : varier les inflexions, mais
doucement, sans brusque passage. A la première
vue, il me semble que la manière de Talma est peut-
être plus naturelle, mais celle de M^^® Duchesnois est
plus agréable.
J'entends dire (pas très distinctement) que Ful-
chiron a fait une Myrrha *. Le plan me paraît res-
sembler beaucoup à celui d'Alfieri ; je n'entends
pas nommer Alfîeri. J'ignorais sous quel Philippe
est placée l'action de Gabrielle, un spectateur
me relève là-dessus.
1804 - 22 avril. PARIS 7|
Aujourd'hui 29 {sic), un mois de mon départ de
Grenoble.
1" floréal XII[-21 avril 1804].
Le matin, je finis Vauvenargues au Collège de
France. J'écoute un instant, à cause de la pluie,
Pastoret expliquant Grotius. Le soir, comme il
pleut beaucoup, je lis Lancelin * et le rôle d'Oreste.
Je mets toujours à la loterie. A ma pension de
51 francs, je pourrais me loger pour 18 francs, ce
qui fait 69 francs, avec 11 francs de frais, 80 francs.
12 X 80 = 960 + 240 francs d'habillement ; on
peut donc vivre à P[aris], en allant une fois le mois
au spectacle, pour 1.200 francs. Je sais que dans la
rue Jacques il est des chambres qui coûtent 8 francs,
on peut dîner chez M°^^ Derbenet pour vingt-huit
sous, ce qui fait par mois 50 f. + 10 f. de frais =
60 francs. 12 X 60 = 720 + 200 francs d'habits =
920 francs. On peut vivre pour 900 francs. Si je
n'avais que 1.200 francs, je préférerais ne dépenser
forcément que 60 francs par mois pour avoir chaque
mois 25 francs en amusements. Grâce au ciel, cette
année je n'ai pas encore éprouvé le besoin d'argent.
2 [florral-22 avril].
Je vais au Musée, je me promène avec Crozet,
qui me dit que Poisson réussit parce qu'il est simple ;
s'il était bête, on dirait : c'est un gamin, mais avec
72 JOURNAL DE STENDHAL
sa bonne tête, cela charme. J'apprends à dîner, de
M. de Beaumont, qu'il y a des nègres qui ont la
figure plus grecque que nous. Je regrette mon plan,
j'écris le premier acte de mémoire. Je vais aux
Italiens avec Boissat ; l'habit de Grammont, bête ;
les Confidences, intrigue espagnole, dans nos mœurs
cependant ; le Mariage d'une heure *, même défaut,
mais plus jolie. Je sens que je vaux mieux que l'an-
née dernière, je commence à voir la plaisanterie.
3 [floréal-23 avril].
J'attends toujours ma malle. U Enéide de Delille
paraît. Je lis la Vedova scaltra de Goldoni *. Je sors
del Re Teodoro *. Peut-être n'eussé-je pas si bien fait
the Two Men il y a six mois que je les ferais à cette
heure ; la division de l'âme et de l'esprit m'éclaire
de plus en plus. J'ai vu Dard chez Mante, qui m'a
conté la manière dont Hilaire est devenu préfet *.
J'ai cru voir deux Charvet sur la terrasse des Feuil-
lants. Une vue de Venise dans le deuxième acte du
Roi Théodore. E in questo bel paese che dovro andar
a fare la (^ *.
4 floréal [-24 avril].
Je lis Fénelon et je parcours Beccaria {sur le style) *
à la Bibliothèque nationale ; j'ai le plaisir de trou-
ver Fénelon parfaitement d'accord avec moi. Le
soir, Agamemnon *; la scène de la proposition du
1804 - 25 avril. PARIS 73
meurtre est jouée divinement par Talma et M^'^ Du-
-chesnois. Après la pièce, Crozet me présente à
elle, je la trouve d'un naturel charmant et bien
moins laide que je me l'étais figurée. Elle a la figure
par masses, chose très propre à la peinture des
passions ; à l'avenir, lorsque je devrai être pré-
senté à quelqu'un, écrire le compliment que je veux
lui faire ; au moment, je me trouble. Crozet fait
«es adieux, j'embrasse Lemazurier * (ne pas oublier
<ie lui donner à dîner, à déjeuner, lui dire que
M. Dubois le cite dans son cours *, et lui payer la
voiture en allant à Versailles). Je suis enchanté
•de ma soirée, quoique j'aille perdre bêtement
six francs au n° 113 *. Je voulais gagner de quoi
acheter les stéréotypes for Francis, my sister and
Alphonse *.
La seule chose que je dise devant M^^^ Duches-
nois est que la Mère coupable et Agamemnon sont
les deux pièces modernes les plus morales.
J'attends ma malle.
5 [£loréal-25 avril].
Je reçois ma malle, je me promène avec Crozet,
Mante et Barrai de cinq heures à neuf. Je rentre
très fatigué. M[ante] et moi nous faisons nos adieux
à Crozet aux Tuileries, à sept heures et quart.
Crozet m'engage à aller demain, à midi, chez
M^^^ Duchesnois.
Mante me trouve bien meilleur, cette année.
74 JOURNAL DE STENDHAL
que l'année dernière, il me dit qu'alors j'avais une
énergie diabolique. Nous avons les mêmes idées
sur bien des choses ; il a découvert tout ce que
Hobbes a dit du rire.
6 floréal XII [-26 avril 1804].
Je commence enfin les Deux Hommes ; il y avait
306 vers de faits à Gr[enoble], je commence au 307^.
Le ciel m'attacha seule au soin de ton bonheur.
Je relis tous ceux qui sont faits, les deux cents
derniers me paraissent bons.
Je sors d'Œdipe, suivi de V Amant bourru *. Je sors
au second acte de la pièce de Monvel, elle a, par-
dessus toutes les autres, le droit de me déplaire.
J'ai bien jugé Œdipe : il y a de très beaux vers, où
l'on reconnaît bien la manière de Racine. Le sujet
est magnifique, il y a des maximes générales qui
sont précisément le contraire de ce qu'il faut pour
toucher. Il n'y a rien au monde de si ridicule que
la fanfaronnerie de Philoctète ; ses amours avec
Jocaste grand'mère me déplaisent.
M^^^ Raucourt a dit trois ou quatre vers à peu
près bien, tout le reste mal. Talma a supérieurement
joué ; sa figure était sublime dans les derniers actes ;
il a un peu crié au quatrième, il a crié : Vous fré-
missez, Madame... qu'on devait dire, ce me semble^
avec l'accablement du désespoir d'un malheureux
1804 - 28 avril. PARIS 75
qui voit confirmer sa sentence. Monvel jouait le
petit rôle du compagnon de Laïus.
Je verrai M^^^ Duchesnois demain ; lui demander
quand elle jouera Jocaste, pour que nous puis-
sions bien sentir la scène de la double confidence.
Les vers de fureur d'Œdipe, à la fin du monologue
du cinquième acte, ne font pas, ce me semble, un
bon effet. Il faut des actions, quand on est arrivé
à ce point -là.
7 [{loréal-27 avril].
J'apprends, vers les deux heures, la mort de
M. Rebufîet, du portier de la rue Saint-Denis. Cet
excellent homme est tombé malade le lundi de
Pâques et a succombé trois jours après. Je vais
auparavant chez M^^® Duchesnois, on me dit
qu'elle n'y est pas, je laisse un billet.
8 [fIoréal-28 avril].
J'ai travaillé fortement à la prose of the fifth
scène. Je suis allé au Luxembourg après dîner,
et de là, vers les six heures, chez M. Daru. Je
l'ai trouvé sur le bord de la tombe. J'ai trouvé
Martial qui m'a reçu avec amitié ; M"^^ D[aru]
n'a rien dit, M. D[aru] était si affecté d'une con-
sultation que les médecins venaient de faire sur
son état que je ne sais si c'est exprès qu'il ne m'a
pas invité à dîner. De là, je suis allé to the gâte *,
76 JOURNAL DE STENDHAL
j'ai trouvé de la gaieté ; je m'attendais à celle
of the inoiher, this of girl m'a révolté, ei^en pendant
the account of the her fathers death elle riait à gorge
déployée. She ei^er lias seemed to me having hâte for
him * sur ce que je disais que s'il avait vécu il aurait
arrangé ses affaires : « Il aurait pu encore donner
des explications », a-t-elle dit. Cette insensibilité
est affreuse. Je l'ai trouvée embellie, avec des
couleurs (peut-être données par l'opposition du
noir), elle m'a dit avoir quinze ans, six mois et
cinq jours. Elle s'est beaucoup amusée cet hiver au
bal de la rue du Bouloi, qu'on avait surnommé bal
des Vestales. Il ne coûtait que trente sous par bal
et avait lieu tous les samedis. Son surnom prouve
la sévérité des examens.
Cardon est marié à une demoiselle d'Arras* qui
lui a apporté trois cent mille francs, sans compter
les espérances. Toutes les convenances y sont. On
parle de B[onaparte] empereur, C[ambacérès] et
Leb[run] consuls. J'ai demeuré environ une heure
et quart chez M™^ R[ebuffet] ; j'étais en noir.
9 floréal [-29 avril].
Bajazet, Les deux Frères *. Jamais M^^^ Duchés-
nois ne m'a paru si belle que dans Roxane, aujour-
d'hui ; et jamais tragédie ne m'a peut-être si cons-
tamment intéressé que Bajazet aujourd'hui : tout
concourait à mon illusion. Mon travail tend à aug-
1804 - 29 avril. PARIS 77
menter la sensibilité. Desprez * était très bien dans
Osmin ; Saint-Prix * toujours bien, quelquefois beau,
<lans Acomat. Il n'y a que M°^^ Talma * qui a été
détestable avec son chant lamentable dans Atalide.
M^^^ Duchesnois au-dessus de tout éloge ; je la
«uis allé voir après la représentation, elle m'a reçu
toujours avec ce même naturel, sans compliments.
Chazet * est venu ; il est joli garçon, il a paru surpris,
je crois, de l'air naturel et point troublé que j'avais.
Nous avons parlé comédie et tragédie, lui faisait
rire et avait de l'esprit, moi j'ai dit quelques pen-
sées justes. En attendant M^^® Duchesnois, j'ai vu
Talma dans le passage ; de ma taille, il avait un
habit bleu, culotte et bas noirs. Il parlait au por-
tier du théâtre ; il a la même voix qu'à la scène.
Sa vue m'a fait impression, il avait l'air tragique.
J'ai pensé que je maniais la gloire ; après tant
d'illusions de connaissances et d'amitiés avec les
grands hommes, voilà enfin un peu de réalité. J'es-
père que dans un an je serai ami de M^^^ Duches-
nois et de lui, par les Two Men.
J'ai bien admiré Racine ce soir. Il a une vérité
élégante qui charme. Ce n'est pas le dessin de
Michel-Ange, c'est la fraîcheur de Rubens. J'avais
mille idées ce soir qui, ce me semble, auraient fait
un bon commentaire de Bajazet.
78 JOURNAL DE STENDHAL
10 [floréal-30 avril].
Dix vers et la prose du Raccommodement *. Je
montre de l'esprit de discussion à dîner. Je souffre
du mésentère parce que j'ai pris une tasse de café,
hier, à Bajazet. J'ai vu du côté du consul, dans les
loges, une femme qui ressemblait comme deux
gouttes d'eau à un squelette : elle était de la blan-
cheur d'une tête de mort bien lavée, elle était vrai-
ment glaçante ; c'est ce que j'ai jamais vu de plus
fort dans ce genre-là, je la regardai beaucoup pour
en garder une idée nette. Elle était bien vêtue.
C'était l'horreur de la mort seule et sans aucune
autre horreur.
Chazet fit des calembours sans prétention qui
étaient charmants ; il dit des jolies choses à M^^^ Du-
chesnois d'une manière charmante. « La Rochelle
ne vous aime pas, il me disait », etc.
Mardi 11 [floréal-l" mai].
Beau trait de la femme de Périer (de la Guerre)
à Boissat.
Je sors de Iphigénie en Aulide, suivie de l'Impa-
tient *. Aucun vers de cette tragédie n'est allé à
mon âme ; il est vrai qu'elle a été jouée d'une
manière aussi lâche que possible. Saint-Prix pi-
toyable, Talma et M^*® Duchesnois médiocres,
M"® Raucourt insoutenable, M^^® Bourgeois ne peut
1804 - 2 mai. PARIS 79
atteindre au ton tragique. Cette tragédie doit plaire
infiniment au vulgaire, tous les personnages en sont
médiocres. L'exposition se traîne et ne finit point ;
elle est niaise en ce qu'Agamemnon, au lieu de
donner à Arcas sa commission en quatre vers et
de le faire courir au-devant de la reine, perd, à
lui raconter ce qu'il sait déjà, un temps pendant
lequel la reine arrive dans l'armée. En tout, cette
pièce, traduite en italien ou en anglais, doit faire
un triste effet. Il n'y a de bien que : « Triste destin
des rois... » etc. L'Impatient médiocre.
Après la pièce, je vais chez M^^® Duchesnois
avec Favier ; nous la trouvons en grande colère
contre AP^- Raucourt qui l'a menacée parce qu'on
l'avait siflQée ; il paraît que M^'^ Raucourt a le
ton d'une harengère. Favier parle comme un
homme qui sent sa dignité ; si le cœur y répond
et qu'il doive réellement sa place à M^^^ Duches-
nois, c'est un homme estimable et avec qui je dois
me lier. Deuxième séance du Tribunat, pour déclarer
B[onaparte] empereur.
12 [floréal-2 mai].
Je vais au Tribunat à midi, la séance commence
à deux heures. Plusieurs tribuns parlent comme
de mauvais coquins. Parmi ceux-là, ... a la physio-
nomie * de son âme. Savoye-Rollin * parle en
homme d'esprit à cœur corrompu qui se moque de
tout. Costaz*, moins mal que tous les autres. J'ai
80 JOURNAL DE STENDHAL
VU Carnot à la vingtième place. J'étais près d'une
femme qui ressemble un peu à Victorine ; cette
ressemblance m'a enchanté, que serait-ce donc si
je la voyais elle-même ? Je me promène, le soir,
deux heures aux Tuileries avec Mante, we speack
of passions and philosophy *.
13 [floréal-3 mai].
Je vais au Musée français. Je sens bien qu'il ne
faut jamais forcer le sentiment, comme je le faisais^
l'année dernière ; il me semble qu'on ne peut forcer
que le centre de compréhension. Je travaille tout le
matin to the Two Men. Je commence le jus d'herbes.
Je me présente chez M™^ de Baure * et chez M. D[aru];
Pierre D[aru] venait d'arriver. Je vais chez M. Le
Brun * qui me montre de l'esprit et qui, par consé-
quent, doit être content du mien. Je sens que le
temps est passé d'être républicain : il ne faut pas
déranger mes projets de gloire pour l'ambition,
mais il ne faut rien faire qui lui soit contraire.
Publier ajter my death *. My father m'envoie enfin
des plans, and ten louis.
14 [fIoréal-4 mai].
Je rentre à 1 h. 1 /2 du matin (par conséquent
le 15). Je reviens de chez M'^^ Duchesnois, à la
portière de qui j'ai remis un article de trois pages
et un billet. M^^^ Duchesnois avait témoigné,.
1804 - 8 mai. PARI? 81
une heure auparavant, dans sa loge, le désir qu'elle
avait que quelqu'un prît sa défense. Elle m'a très
bien accueilli ce soir, m'a invité de nouveau à aller
chez elle. Cette visite en général a été une suite de
victoires, et j'hésitais de la faire ! Donc, maxime
générale : Il faut toujours la voir, sauf à faire les
visites courtes, si je vois que je gêne.
J'avais mille idées ce soir sur la déclamation. Ce
qui constitue le mérite de l'acteur, comme celui du
poète, est a comprehensive soûl *. Un rôle peut se
diviser en un nombre quelconque d'intonations ;
on n'est bon acteur qu'autant qu'on prend ces
intonations et qu'on les prend justes. Eviter plu-
sieurs sons que Talma a dans la voix et qui sont,
je crois, produits par une contraction de la glotte.
Que les sons ne soient jamais forcés. J'ai trouvé le
jeu de M^i^ Duchesnois perfectionné depuis l'année
dernière. Talma a bien détaillé : « Ami, n'accable
pas un mal... * »
17 [floréal-7 mai].
Rien de nouveau du 14 au 17. Je travaille to the
Two M en, je trouve :
L'amour est un combat d'orgueil et d'espérance.
18 [floréaI-8 mai].
Je reçois dix louis. J'achète les Pensées de Pascal
trois livres, Mairet, etc., une livre dix sous, les
JOURNAL DE STENDHAL. 6
82 JOURNAL DE STENDHAL
Fables de La Fontaine, vingt-huit sous. Je vais
voir M. P[ierre] D[aru], je ne trouve que le père ;
il y avait un homme de Versailles qui a dû être
content de moi.
J'ai vu faire une bévue au cousin at the gâte with
mother and daughter*. Il a dit: «Je n'ai su malheu-
reusement qu'en partant qu'elle avait une amie
très jolie. » Aussitôt, sourire de mépris et court
silence.
Toutes les fois qu'on revient de Louvois, il faut
se rincer la bouche. Tout y est mauvais, pièces,
acteurs et spectateurs. Ce soir, le Trésor, la Pari-
sienne de Dancourt, les Questionneurs *, tout très
médiocre ; la Parisienne est ce qu'il y a de plus
supportable.
A letter to my greath father upon Neuilly house
intrigues *.
19 [floréal-9 mai].
Je vois par les journaux que le prix d'un copiste
est de trois livres par séance, soit vingt et une livres
par semaine ; voilà un guide. Il y a dans le Journal
de Paris un morceau sur la critique dont les idées
sont douces et qui est écrit avec le style de Télé-
maque. Cet accord m'a charmé. Le sujet de La
Parisienne de Dancourt charme par sa vérité.
J'ai vu deux Parisiennes, hier et aujourd'hui, qui
sont parfaitement dans ce genre : Baptistine et...
Balm[et] *. On pourrait refaire la pièce de Dancourt
1804 - 9 mai. PARIS 83
en vers, en ne lui prenant que l'idée principale.
C'est un charmant exemple de la manière dont on
peut mettre la satire en comédie. Et quelle diffé-
rence ! La satire diffame l'auteur, la comédie lui
donne une réputation d'esprit très agréable.
J'ai vu aujourd'hui la petite Balmet, âgée de
sept ans, et qui promet bien d'être une a[ctricej à
dix-sept. Ces deux jeunes filles ressemblent comme
deux gouttes d'eau à la Parisienne de Dancourt.
J'écris ceci dans ma nouvelle chambre, rue de
Lille, n^ 500, où je couche pour la première fois
(19 francs). Je sors du Tartufe, suivi des Femmes *.
dette dernière pièce, en trois actes, de Demoustier,
n'est qu'une dissertation philosophique sur laquelle
mes voisins s'extasiaient et qui me faisait bâiller.
Je me souviens qu'il y a trois ans je trouvai cela
délicieux.
Rien n'est si rassurant pour moi que Tartufe ;
méditer cette pièce, elle me donnera de la hardiesse
pour the Two Men. Caumont a joué Orgon avec
un naturel qui, à mes yeux, le met au-dessus de
Grandmesnil. Fleury joue très bien Tartufe, c'est
un acteur délicieux, mais on sent que sa poitrine
est faible, et une fois il a été obligé de crier ; du
reste, il a donné au rôle la vraie couleur, il l'a joué
en satire. La scène d'Orgon, Marianne et Dorine,
au deuxième acte, a été supérieurement jouée.
Il me semble qu'on peut faire une brouille de véri-
g4 JOURNAL DE STENDHAL
table amour, après la scène du deuxième acte de
Tartufe, où la vanité entre pour beaucoup plus que
l'amour.
20 [floréal-lO mai].
Je n'ai pas encore travaillé to the Two Men au-
jourd'hui, j'ai achevé de déménager. J'ai lu le
doux Vauvernagues, il me charme. Je me suis
habillé à neuf heures et demie pour aller voir
M^ï® Duchesnois ; je l'ai trouvée horriblement
fatiguée, sans chemise, comme le jour où C[rozet]
me présenta. Dix heures moins le quart sonnaient
lorsque j'ai passé devant les Tuileries, dix heures
sonnaient lorsque j'ai repassé. Elle m'a peu parlé,
elle m'a dit qu'elle avait bien grondé sa portière,
etc., elle est revenue deux fois là-dessus ; elle m'a
demandé si je ne m'appelais pas Lebel, me disant
(je crois) qu'elle n'avait pas bien lu ma signature.
Voilà le seul mot qui eût rapport à ma course
du 14. Je me suis bien conduit : j'ai bien fait de
la voir, bien fait de ne pas aller à Agamemnon,
qui m'ennuie.
Elle me dit un jour que Cinna, Phèdre, Tancrède,
étaient arrêtés. Elle jouera Phèdre samedi.
MM. Ricci *, Lemazurier, etc., y étaient.
Je suis étonné du talent de La Fontaine pour
peindre. La Fontaine et Pascal, voilà les deux
hommes qui m'ont jamais inspiré le plus d'amour.
1804 - 21 mai. PARIS §5
Je voudrais mêler au style tout puissant de P[ascal]
quelques morceaux de douceur dans le genre du
bon Fénelon.
21 floréal XII[-11 mai 1804].
Je me lève matin, vais prendre une tasse de café
à la Régence *, reviens chez moi à huit heures. Je
travaille constamment jusqu'à quatre, et ne puis
pas faire d'une manière raisonnable le 353^ vers
of the Two M en.
Je donne aux Tuileries quinze sous à un pauvre
vieillard qui a tout ce qu'il faut pour me toucher
infiniment, un instant après je vois un père badi-
nant avec sa fille de trois ans environ ; ces deux
petites rencontres me touchent infiniment. De là, à
la Métromanie, suivie du Mariage fait et rompu * ;
j'y trouve Dalban, dont je suis très content, à un
peu de présomption près.
Du 21 floréal au 1^^ prairial [11-21 mai].
J'ai trop à écrire, c'est pourquoi je n'écris rien.
Je dîne in father D[aru] house * et chez Carrara. Je
vois deux fois Phèdre : M^^^ Duchesnois beaucoup
de progrès, la fermeté dans les détails, sublime ;
meilleure la première que la deuxième ; la première,
je suis avec Mante, bêtise de Damas.
29 floréal : je vois tomber Pierre-le- Grand * de
Carrion. Ses lettres dans les journaux. Il a demandé
pardon à M. Bonap[arte].
JOURNAL DE STENDHAL.
8(3 JOURNAL DE STENDHAL
Le 30, dimanche, je passe une heure jor the first
chez Phèdre *.
J'en suis à 375 *.
Les élèves de l'Ecole polytechnique et ceux de
Metz pour l'adresse.
Le 30, dimanche, je passe une heure avec Ariane
sur la terrasse de son appartement, rue Saint-
Georges, n° 18, son maître de langue est en tiers.
Cette heure-là est trop longue de la moitié. Ariane
me dit en sortant une politesse sur Basset que je
prends pour une douceur pour moi.
Ecrit ceci en le relisant le 26 germinal XIII
[16 avril 1805] ; je me souviens parfaitement de
toutes mes erreurs, je vois encore très distincte-
ment tout ce que j'ai fait il y a un an : le squelette
du Théâtre français, la course à une heure chez
Ariane, etc.
Edouard Mounier (froid, vaniteux) sort de chez
moi. Quelle bêtise de se charger des soins de l'ave-
nir! V[ictorine] est ici et je ne la vois pas; que
j'aurais été heureux, il y a un an, si l'on m'avait
prédit qu'elle serait à Paris en germinal XIII !
1804
PARIS
Troisième voyage a Paris ^
3 prairial an XII jusqu'au [18 messidor].
3 prairial XII [-23 mai 1804].
Je sors d'Œdipe, suivi du Babillard *. Cette tra-
gédie a de grandes beautés, mais je les crois du
1. Journal du 3 prairial an XII au 18 messidor an XII.
— Surcousu un cahier le 24 brumaire XIII, qui contient
le journal du 23 brumaire XIII au 29 frimaire XIII, exclu-
sivement.
H. — Tous les hommes qui sont sur la terre cherchent
leurs propres intérêts, il n'y a que le seul poète qui ne cherche
purement que notre bonheur. Divine poeta o.) !
H. — Regarder tout ce que j'ai lu jusqu'à ce jour sur
a) Nota : dont l'intérêt soit identique avec le nôtre. L'intérêt de
4'honirae vertueux s'accorde avec le nôtre par le moyen de la justice ;
celui du poète est identique. (23 brumaire XIII.)
88 JOURNAL DE STENDHAL
poète grec ; rien n'est plus éloigné de la grandeur
que les gasconnades de Philoctète et l'orgueil de
Jocaste ; l'exposition est postiche, le moment où
Philoctète apprend le mariage de Jocaste est pris
l'homme comme une prédiction, ne croire que ce que j'aurai
vu moi-même. Joy, happiness, famé, ail is upon it.
*
Le théâtre français vide d'action.
*
♦ »
Naturel : L R V * et sa femme le 29 brumaire XIII.
PET..T = GHERARD.
*
Seulement pour Ariane, le théâtre and the buckish things^
Cahier finissant comme celui de vendémiaire, je crois,
commence par happiness, la troisième séance chez Dgzn
[Dugazon], Pacé, M'^e R[olandeau], the greatesi happiness
gived hy society en masse.
Il zio, ail vanity.
*
Un caractère comique esquissé dans les Souvenirs de
Félicie de M""* de Genlis [Mercure du 24 frimaire), celui
de l'homme ou d'une femme qui ne juge rien par sentiment^
mais tout par l'état qu'on en fait dans le monde. Côté du
vaniteux, de l'odieux, qui convient à la comédie.
30 brumaire XIII.
Délaharpiser et dégagnoniser * mon goût en lisant sou-
vent les grands dramatiques existants : Eschyle, Euripide,.
Sophocle, Shakespeare, Corneille, Alfieri, Racine, Aristophane^
Molière, Goldoni, Plante.
1804 - 23 mai. PARIS g9
de Polyeucte, leur entrevue est encore la même chose
que celle de Pauline et de Sévère, avec la différence
que celle de Corneille parle à l'âme, tandis que celle
de Voltaire ne parle ni à l'âme, ni aux esprits
Voir tous les autres pour y chercher le bon : Lope, Cal-
deron, Federici, Pindemonte, Sénèque.
Dérousseauiser mon jugement en lisant Destutt, Tacite,
Prévost * de Genève, Lancelin *.
Lire Tite-Live et Salluste dès que Bureau les publiera *.
La manière dont j'ai vu recevoir le Philinte doit m'en-
courager. Je ne serai pas à beaucoup près si sérieux que cela,
et certes personne n'accusera Fabre de s'être rapproché du
drame.
Il me semble que les deux caractères de ce siècle sont
l'égoïste et le vaniteux, le premier susceptible de plus de
force, le deuxième de plus de gaieté. Ne nous le laissons
pas dérober.
Le 19, je reçois une lettre de Philinte.
Étudier le dialogue de Corneille, partie dans laquelle ce
grand homme n'a pas été égalé et qui est le premier mérite
au théâtre.
Etudier le style d'Alfieri.
Du 3 prairial au 18 messidor exclusivement.
1. Plier aux événements qui, étant arrivés, sont inévi-
tables.
2. Chez une nation où la vanité règne, où par conséquent
un bon mot est tout, être toujours de sang-froid en agis-
sant.
3. Se faire chaque soir cette question : « Ai-je assez
ménagé la vanité de ceux avec qui j'ai vécu aujourd'hui ? »
19 messidor.
(JSotes de Stendhal sur la coiwerture du cahier.)
90 JOURNAL DE STENDHAL
relevés ; elle ne peut plaire qu'aux esprits vul-
gaires. Talma joue très bien Œdipe, mais je conçois
qu'un homme qui aurait l'intelligence d'Ariane
le jouerait mieux.
On applaudit à outrance
Ce roi d'un fastueux rempart, ne marchait point
Entouré, etc *.
On en fait une application à Bonaparte. Est-
elle dans le bon ou dans le mauvais sens ? On
applaudit beaucoup aussi la maxime contre les
prêtres.
En tout, c'est une belle tragédie dans le sens
admiratif, peut-être le plus beau sujet du genre.
4 [prairial-24 mai].
Après m'être cassé la tête depuis dix heures du
matin jusqu'à quatre pour faire deux [vers]
et demi, je vais à la Montansier *. Tout m'y paraît
détestable, excepté Volanges, que je vois dans
les Pointus *, et Brunet. V[olanges] a une figure dans
le genre de Marion Thomasset *, il est très vieux
et ne le paraît pas, ces figures-là ne vieillissent pas.
De là, à Frascati et aux Mille Colonnes *.
5 [prairial-25 mai].
Onze vers ; j'arrive à 401. J'ai demeuré, ce
mois passé, deux heures cinquante-six * par v[ers].
1804 - 4 juin. PARIS 91
Andromaque (pour la deuxième fois), suivie de
Sganarelle. Talma joue parfaitement, surtout la
scène du deuxième acte : Oui, oui, vous me suivrez *.
Quel acteur, s'il avait joué tout ainsi ! M^^® Duches-
nois met beaucoup trop de gammes chromatiques
dans ses vers. Je la vois après la pièce, elle me
reçoit supérieurement ; elle est piquée contre le
public, qui ne l'a pas demandée ; d'ailleurs, elle sent
qu'elle a été éclipsée par Talma.
Fav[ier] me dit que, dans la jeunesse de Bona-
parte, Talma le faisait entrer gratis aux Français.
^|iie Duchesnois apprend Monime pour Saint-
Cloud, je crois qu'elle jouera, à P[aris],^Inès * et
Chimène. Talma rend trop lentement les moments
d'exaltation d'amour.
15 prairial XII [-4 juin 1804].
Je pense au Faux Métromane. Cela me vient en
pensant à l'extrait du M[oniteur] par Geoffroy. Les
journaux sont donc bons à lire.
V[u] les Pensées diverses *, entre minuit et une
heure, du 16, pendant une grande chaleur.
^17 prairial XII [-6 juin 1804].
L'Optimiste de Collin, en cinq actes et en vers,
le Retour imprévu de Regnard. Dugazon rentre, il
joue très bien dans les deux pièces (M. de Plainville
dans la première).
92 JOURNAL DE STENDHAL
Cette pièce m'a rendu heureux ; c'est là un char-
mant résultat. C'est peut-être une délicieuse idylle,
mais c'est une comédie bien faible. Il semble que
ce pauvre Collin ait juré de fuir l'énergie ; son talent
semble fait pour peindre l'amour doux et pastoral
(qui ne nous plaît pas tant par la description de
l'amour que par les cœurs bons et simples qu'il '
nous développe), et il semble qu'il évite de faire
parler ses amants.
Ce sujet était si commode à traiter après Candide,
il fallait le pousser au maximum d'énergie, faire
marcher des caractères ; chez Collin, une grande
scène de déclamations vagues entre M. de Plain-
ville et Morinval, le Martin de la pièce, et voilà
tout. Il n'y a qu'un bon vers de pessimiste :
J'offre mon bien aux gens et j'éprouve un refus.
Collin fait des vers doux, coulants et assez élégants,
mais c'est que, pauvre d'idées, il les délaie. Il doit
y avoir quelque chose de commun entre son âme
et celle de La Fontaine, et rien avec Voltaire. Si
son âme ressemble à ses écrits, il ne doit pas goûter
du tout la joie acre de celui-ci. L'optimiste est un
caractère aimable dans le sens propre du mot, du
moins M. de Plainville l'est-il beaucoup ; il est
presque toujours en scène.
La comédie a un grand avantage sur la tragédie,
c'est de peindre les caractères ; la tragédie ne peint
que les passions. M'^® Mars joua comme un ange
1804 - 7 juin. PARIS 93
un rôle qui ne signifie rien. Je fus très content de
Dugazon, il me fit venir les larmes aux yeux, et des
larmes fort agréables ; mais sa figure n'a pas assez
d'expression. J'aime beaucoup à la scène les noirs
sourcils, je voudrais voir Fleury dans ce rôle. Il
ressemble à un certain oncle des Mœurs de Collin *,
qu'il joue à ravir.
Le Retour, petite pièce de Regnard où il y a plus
de verve que dans tout Collin. Dugazon à ravir,
Fleury très bien.
J'eus souvent une douce illusion : le lieu de
VOptimiste est heureux, c'est un joli bosquet.
On saisit une application contre B[onaparte].
Cet Optimiste m'a rendu vraiment heureux ; il
a fait une révolution sur moi. Je savais cependant
la vérité morale suivant laquelle M. de Plainville
m'a touché. Voilà le pouvoir du spectacle et un
singulier effet pour une comédie jouée par Du-
gazon *.
18 prairial [-7 juin].
Je cherche à me refroidir pour pouvoir corriger
mon plan of the Two Men.
Je vais à la Bibliothèque nationale. Je hs le
troisième volume des Mémoires français de G[ol-
doni] *, le moins intéressant des trois. Examiner le
style français de cet italien, il a quelque chose qui
plaît. C'est, je crois, l'extrême clarté ; ses phrases
sont courtes et il aime mieux répéter la chose que
94 JOURNAL DE STENDHAL
se servir d'un pronom. L'examiner à loisir pour
mon grand travail sur le style.
Je lis une de ses comédies, intitulée il Cavalière
di huon gusto *, croyant y découvrir quelque chose
de commun avec le F[aux] M[étromane] ; ce n'est
point le même sujet. // Cavalière di huon gusto
est le modèle des hommes du monde. Cette pièce
«st charmante, il y a surtout la nuance d'un jeune
homme qui arrive des écoles qui est très bien saisie.
Je ne conçois pas comment Picard, qui a un théâtre
à soutenir*, ne se met pas à traduire Gol[doni] ;
«n six jours il arrangerait une pièce, et cette pièce
en vaudrait une douzaine comme le Vieux Comé-
dien *.
Je pourrai refaire à la française beaucoup de
sujets que Goldoni a traités à l'italienne. Si je sui-
vais ce projet, mes pièces n'auraient absolument
rien de commun avec les siennes que l'objet. Ses
intrigues ne sont point assez fortes pour moi, et ses
plaisanteries pas assez délicates pour nous. Par
«xemple, le Cavalière di huon gusto me donne l'idée
d'une pièce intitulée V Homme du monde qui offrirait
un modèle de la conduite d'un homme du monde
parfaitement aimable. Il faudrait le mettre dans
les principales circonstances de la vie, le montrer
au moins quatre actes de sang-froid. Il se tirerait
avec honneur et grâce de toutes les circonstances
où il se trouverait, il aurait beaucoup d'esprit.
Je le peindrais dans toutes les relations de la vie,
1804 - 8 juin. PARIS 95.
je pourrais peindre tout mon siècle par les person-
nages en scène avec lui : un marchand, un jeune
homme entrant dans le monde, etc., etc. Idée à
sui%Te.
Ma pièce n'aurait absolument rien de commun
avec la sienne : il aurait peint un homme du monde
d'Italie en trois actes, j'en peindrais un de France
en cinq actes avec une autre intrigue. Si les applau-
dissements du public donnaient le certificat de
ressemblance à une pareille pièce, elle serait un
monument très curieux deux cents ans après sa
première représentation.
Quand on vient de lire Goldoni, on s'étonne
comment nos auteurs ont le génie si peu dramatique.
Toutes les figures de cet aimable peintre tournent,
elles vivent ; elles ne sont pas très animées, il n'a
pas atteint le sublime de l'art, mais il est toujours
gai, parfaitement naturel, et d'après ce que je con-
nais de lui je le place immédiatement après Re-
gnard, de manière que le Parnasse comique est com-
posé de Molière, Regnard et Goldoni. Si l'on avait
défendu à un comique de sublimer, je crois impos-
sible qu'il s'acquittât mieux de sa tâche que Goldoni^
et dans un an il a fait, je crois, seize comédies.
Acheter ses ou\Tages, y étudier le naturel.
19 [prairial-S juin].
Je lis il Poeta fanatico *, il y a du bas. Peut-être
les Espagnols éprouvent-ils la même sensation en
96 JOURNAL DE STENDHAL
lisant les peintures de nos mœurs. Il tourne les
poètes en ridicule ; toujours naturel, il a des traits
charmants.
Je jette un coup d'oeil sur il Molière *, écrit en
vers de quatorze syllabes, rimes. Il me semble que
Mercier l'a gâté. Je n'y ai trouvé de mal que quel-
ques mauvaises plaisanteries. Goldoni pense comme
moi sur la plupart de ces comédies en vers que l'on
donnait en France vers 1750 : pauvretés de toute
manière.
Voici ce que G[oldoni] dit du Père de famille de
Diderot, troisième volume de ses Mémoires :
«... C'est un de ces êtres malheureux qui existent
dans la nature, mais je n'aurais jamais osé l'exposer
sur la scène. )i
Quel avantage de montrer la vie à l'homme sous
son aspect défavorable ? C'est un pauvre mérite.
Quelle différence du Père de famille à VOptimiste
de C[ollin], à mérite égal, l'un malheur et l'autre le
bonheur du spectateur.
Dimanche 21 prairial XII [-10 juin 1804].
Je vais, à dix heures, au cabinet de lecture ; j'y
lis Palissot *, j'y apprends le jugement de Moreau.
De là, au Luxembourg. Deux tableaux de David,
manque d'expression.
Le Cid et la Maison de Molière *. Le public est
avide d'applications contre Bonaparte et en faveur
1804 - 10 jum. PARIS 97
de Moreau. A ces mots de la Maison : Les originaux
sont à la Cour, un applaudisseur seul, mais tout le
monde est content.
La Maison a un succès complet. C'est une espèce
de dialogue entre les acteurs et le public. Les
acteurs parlent, le public rit ou applaudit. Cette
pièce est charmante de naturel. Goldoni est peut-
être le poète le plus naturel qui existe, et le naturel
est une des principales parties de l'Art.
Le personnage de Molière surtout, si bien joué
par Fleury, tourne admirablement. C'est le beau
du mélomane, dont la charge est dans il Poeta
fanatico.
Un poète est composé d'un philosophe et d'un
versificateur ; on peut bien tourner en ridicule le
versificateur, jamais la raison.
C'est presque sans y penser et en écrivant au
courant de la plume, que j'ai découvert cette
vérité que je crois capitale : Que la tragédie est le
développement d'une action et la comédie d'un carac-
tère.
Talma ne joua pas très bien le rôle du Cid. Il ne
lui manque que d'oser être naturel : Eripuit cœlo
fulmen. Corriger les grands poètes, faire des notes
sur la manière de les jouer ; s'il est vrai que l'on ne
comprend les hommes qu'autant qu'on leur res-
semble, c'est un service à rendre. Il y a plusieurs
choses à corriger dans le Cid : les Stances de la fin
du premier acte ne sont que l'expression du juge-
JOURNAL DE STENDHAL. 7
98 JOURNAL DE STENDHAL
ment de la tête d'un homme sur les mouvements de
son cœur, cela montre qu'il n'est pas entièrement
troublé ; Chimène tutoie trop à tenant le Cid, ce
qui fait qu'il n'a pas ce mélange enchanteur des tu
et des cous. Le rétablir.
Dans toutes les tragédies, les actes me semblent
longs. Le Cid était bien mal joué ce soir, puisqu'il
n'y avait que Talma, qui encore n'a pas été très
beau. Cependant, je ne l'ai jamais trouvé long :
c'est la plus rapide de nos pièces, et la première.
Cela vient peut-être de ce que la nation est plus
spirituelle que sentimentale.
Pour être bien dans le monde, il ne faut pas
vivre pour soi ; pour faire des ouvrages sublimes,
il ne faut vivre que pour son génie, le former, le
cultiver, le corriger.
Je suis si fatigué de pensées que, malgré une
bouteille de bière que je suis allé prendre chez
Blancheron, je ne puis pas les écrire.
Le naturel de Goldoni a charmé, quoique, je
crois, gâté par Mercier.
22 [prairial-ll juin].
Je vais à la Bibliothèque nationale à dix heures
jusqu'à deux. U Andrienne de Térence, bien traduite
par Lemonnier *, est à mille lieues d'une bonne pièce
de Goldoni : nulle science délia scenegiatura ; les
personnages ont l'air de la bonne compagnie, voilà
tout.
1804 - 13 juin. PARIS 99
Je lis ensuite la Finta Amalata de Goldoni, qui
m'engage à mettre tout de suite à exécution un
projet formé le dimanche [30 floréal] *, jour où je
dînai chez M. D[aru] et vis le médecin Baile. Je
reçois 204 livres.
24 [prairial-13 juin].
Je vais à la Bibliothèque nationale lire les comé-
dies de Machiavel : la Mandragora, la Clizia, il
Frate, VAndria tradotta et Terenzio.
25 [prairial-14 juin].
Anniversaire de Marengo *. Le soir, promenade
aux Tuileries avec Fortuné, qui m'apprend beau-
coup de détails surje jugement de M[oreau] *. Les
propos des soldats et officiers de garde aux Tuileries,
la veille.
Les juges forcés, la glace cassée, etc., etc., le
grand juge parlant aux avocats, la défense de
M[oreau] arrêtée. Bar[ral] * et moi nous suivons
ensuite Tullia jusque chez elle, ses regards semblent
me dire que je ne l'offense pas. Elle demeure rue
Tiquetonne, n" 122, au premier.
27 [prairial-16 juin].
Je lis l'excellent ouvrage de Hobbes, intitulé :
De la Nature humaine. Le soir, nous allons à la
Femme juge et partie, suivie de Minuit *.
100 JOURNAL DE STENDHAL
La première pièce ne vaut pas grand'chose ; les
pensées sont délayées, et cependant le style est
assez bon. J'y ai observé que les expressions fortes
de la tragédie, transportées dans la comédie, font
beaucoup de plaisir. Dugazon joue très bien.
Il y avait beaucoup d'acteurs spectateurs : Fleury,
Armand, Rolland, Chéron, Dupont. M^^® Volnais.
La plaisanterie est un discours qui découvre fine-
ment à notre esprit quelque absurdité.
6 messidor[-25 juin].
Fin de deux tracasseries : George * est guillo-
tiné à 11 heures 35 minutes, avec ceux qui n'ont
pas obtenu leur grâce. — Les Tracasseries, comé-
die de Picard, tombe.
Les accusés graciés sont condamnés à la déporta-
tion ; Moreau part pour les Etats-Unis, qui auront
vu, dans le même siècle, Washington, Kosciuszko
et Moreau.
8 [inessidor-27 juin].
Je sors de Louvois, La Cloison *, nul mérite ; la
deuxième représentation des Tracasseries * réduites
en quatre actes ennuyeux ; il n'y a qu'un trait de
vrai comique : « Avez-vous oublié combien le
papier marqué est cher ? » Du reste, toujours des
provinciaux. Picard ne donne nulle noblesse à ses per-
sonnages : ils sont tous sots. La Ceinture magique *,
de Jean-Baptiste Rousseau, mauvaise farce des
1804 -27 juin. PARIS [{)[
boulevards ; il me semble que R[ousseau] n'avait
nul génie comique, il outre trop : un capitan se dit
descendant de Nimbrod. Cela ne fait pas rire, nous
savons bien qu'il n'y a nulle comparaison entre cet
homme et nous. J'avais à côté de moi un homme
simple, bon bourgeois de la rue Saint-Denis à ce
qu'il paraît, qui raisonnait parfaitement juste
parce qu'il n'a jamais lu Laharpe, ni Geoffroy ;
il était relevé par un Aristarque qui l'accablait de
grands mots techniques vides de sens dans sas
phrases, qui avait une vanité très irritable, et qui
défendait la vertu des actrices. Peut-être est-ce là
un auteur, plus probablement quelque faiseur d'ar-
ticles. Si les auteurs ont ce caractère, quelque
orné qu'il soit, il est bien dégoûtant. Cette petite
comédie que j'avais à ma droite m'a plus amusé
que les trois autres.
A gauche, autre scène : l'honnête Barrois, libraire,
abordé par un homme qui avait la physionomie du
plus bête, bas, fripon, cupide négociant qu'on puisse
voir. Tout chez lui annonçait ce caractère, ce qu'il
disait était parfaitement d'accord avec sa physio-
nomie.
J'ai vu des demi-forts (de la Halle) qui étaient
là pour applaudir, je crois. On a nommé et vu l'au-
teur, Picard.
JOURNAL 1)1 STENDHAL.
102 JOURNAL DE STENDHAL
11 messidor XII [-30 juin 1804].
A une heure du matin, M. Daru le fils arrive ; à
cinq, M. Daru le père s'éteint.
Je suis allé avant-hier at the Saint-Denis gâte,
je trouvai A[dèle] seule, elle me reçut mieux que
jamais, avec toutes sortes de prévenances, d'ami-
tiés, etc. J'y restai demi-heure. Trois semaines
auparavant, devant sa mère, elle m'avait reçu d'une
manière exactement contraire.
Aujourd'hui, j'y monte par occasion, pour the
death of D[aru], j'y reste trois quarts d'heure. Je
trouve la mère avec un homme d'affaires ; un ins-
tant après la fille arrive, un dé à la main. Dans la
conversation, elle prend le parti de la vertu ; bien
plus, elle discute avec sa mère ce qui arriverait si
elle se mariait, qu'elle resterait dans la même maison
qu'elle et son gendre, etc., etc. Malheureusement, je
me sentais rougir ; j'ai éloigné en plaisantant. Je
conclus de là qu'elle a jeté les yeux sur moi for a
husband *.
Mais comme il n'y a qu'heur et malheur, je ne
la trouvai plus si jolie [que] l'autre jour, je l'ai
trouvée laide aujourd'hui. Je voudrais bien qu'elle
apprît d'une manière certaine et qui ne vînt pas de
moi que, lorsque je lui écrivais des lettres d'amour,
j'étais passionnément amoureux de V[ictorine].
N*y pas aller de dix jours. Je parie que c'est de
Baure * qui leur a fait jeter les yeux sur moi ; mais
1804 • 1" juillet. PARIS IO3
j'espère l'avoir un jour, et ce sera une charmante
maîtresse, mais ce serait pour moi une mauvaise
femme.
Je vais le soir aux Français : VHomme du jour
et la Gageure *, Contât et Fleury.
L'Homme du jour a une intrigue qui devait plaire
beaucoup dans le temps où avoir une femme était
un grand bonheur ; mais il dégoûte par une infinité
de sentiments faux que débitent les personnages.
J'entendais dire autour de moi avec l'expression de
l'ennui : « Cette pièce est médiocre. »
Dans la Gageure, point de bon ton ; on expose le
caractère des valets. Les personnages, M. et M^^^ de
Clainville, sont toujours mystifiés par des gens qu'ils
croient au-dessous d'eux. Les spectateurs vaniteux
rient beaucoup. Quel parti peut-on tirer de la
vanité ? peut-on faire un Vaniteux, cinq actes ?
12 [messidor-l®' juillet], dimanche.
Le soir, à sept heures, je vais à Saint-Thomas-
d'Aquin pour y assister aux prières pour M. D[aru].
Je remarque la physionomie basse, et quelquefois
méchante, des prêtres ; ceux qui avaient la meilleure
avaient l'air stupides.
Il est du bon ton, pour plusieurs raisons, de se
joindre à ce que tout le monde fait. Tabarié chan-
tant. Air simple et naturel dans tout ce qu'on
fait.
104 JOURNAL DE STENDHAL
L'usage est d'aller dans la maison du mort. On
monte dans une voiture noire, on va à l'église ; après
les prières, on accompagne jusqu'à la dernière
demeure. Maison d'été, maison d'hiver.
13 [messidor-2 juillet], lundi.
Pluie d'été à quatre heures. Je dîne rue de [la]
Loi, vis-à-vis une planche ; les personnes qui passent
dessus m'amusent beaucoup par les traits de carac-
tère. La pluie me dispose à cette divine tendresse
que je sentais en Italie.
15 [messidor-4 juillet].
A huit heures trois-quarts, j'entre chez M. Carrara,
j'y trouve Madame, Adèle et M. Davrange, inspec-
teur aux revues *, je crois. A neuf heures, D[avrange]
sort, je reste avec ces dames jusqu'à neuf heures
trois quarts. J'offre à M"^^ C[arrara] de la mener
jeudi prochain au Ranelagh, je crois qu'elle accep-
tera. Une seule chose m'embarrasse sur cette visite :
j'ai parlé, j'ai conté, j'ai fait rire, probablement
M^^ Car[rara] leur a parlé après ma sortie de mon
prétendu bonheur avec Is. P. Cependant, lorsque
je suis arrivé, la conversation tombait à tout mo-
ment. Est-ce un effet naturel de la bêtise de D[a-
vrange] et de la timidité du reste ? est-ce que je les
embarrassais ? Cet état a duré après le départ de
D[avrange], je faisais moi seul toute la conversation.
1804 - 4 juillet. PARIS ;[Q3
Adèle me paraissait superbe. Je suis d'autant mieux
disposé à lui faire ma cour que je ne sens rien du tout
pour elle, elle manque de physionomie. J'ai eu tort
«nvers * D[avrange], je l'écrasais trop. Si c'est le
mari futur d'Adèle, j'ai mal fait mes affaires ;
réparer cela à la première vue. J'ai failli être em-
barrassé de me voir parler à des statues, cela a ôté
du naturel à ma conversation ; je n'avais pas le
temps de me remettre, il fallait toujours parler,
mais ces dames n'ont ni assez d'usage ni assez de
visites dans ce moment pour avoir saisi cette nuance.
Dès qu'on est éloigné un instant du monde, on
devient d'une défiance extrême, on voit quelque
<;hose de ridicule ; on n'ose pas en dire : « C'est
ridicule », on se dit : « Mais peut-être que c'est la
mode ! »
Ad[èle] a pris la parole sur la Petite Ville de
Picard, elle parlait fort vite. Peut-être elle m'a jugé
bavard. Si j'ai le bonheur d'y trouver quelqu'un
qui parle à la première visite, faire l'amoureux, par
conséquent peu parler. Elle joue du piano et en a
un d'Erard ; la flatter là-dessus. Elle a habité
Clermont-en-Beauvaisis, petite ville de 3.000 âmes
à quinze lieues de Paris.
Une élégante de Paris y alla et n'y prit pas : on
la vit comme une curiosité les premiers jours, on la
laissa ensuite. Ces dames me disent qu'un homme
qui tient de très près à la Cour fait la cour à Adèle.
Elles lui croient 20.000 francs de rente, j'ai dit :
106 JOURNAL DE STENDHAL
« Au moins. » Est-ce Rapp, Lacuée ? Ils sont encore
à marier ^.
Différence d*usage (de civilisation) entre les deux
Adèles ; elles doivent avoir toutes deux l'une pour
l'autre à peu près les mêmes sentiments. A[dèle]
Lan... *- est superbe, Ad[èle] R[ebuffet] danse
comme un ange ; elles se sont vues au bal, en voilà
assez, certainement, pour ne pas s'aimer. A[dèle]
L... n'a rien dit lorsqu'on parlait de l'autre, et elle
avait beau champ. L'autre m'a beaucoup parlé
d'elle, lui a rendu justice, l'a jugée, a dit qu'elle
manquait d'usage, mais a relevé ses qualités, qu'elle
était très belle, mais qu'au bal elle n'avait pas fait
l'effet qu'on devait en attendre, etc.
Voilà ce que produit la différence de civilisation.
Les étudier encore et ne rien donner à la phrase.
Tâcher de voir la vraie nature. Voilà la base de tout
pour moi : plaisirs, gloire, bonheur.
16 messidor XII [-5 juillet 1804].
Je lis à la BibHothèque nationale le Menagiana *,
ed il Cavalière e la Dama, comedia di tre atti in prosa
del Goldoni.
Le Menagiana peint un pédant d'esprit, mais
1. C'était, je crois, tout bonnement un bavardage de
M™*... sur Mar., qui en effet y va souvent, mais qui m'a
conté il y a deux mois his future mariage vfith miss Saint-
Floriard. 23 brumaire XIII.
1804 - 5 juillet. PARIS 107
bien ennuyeux. Cet homme était un des contempo-
rains de Molière. Ce grand homme, Corneille, et
La Fontaine, sont exempts de la moindre tache
de pédanterie ; Boileau et Racine en ont une
teinte. Me corriger du pédantisme, car il y en a un
dans ce siècle, comme il y en avait un du temps de
Molière. Le nôtre est, je crois, de philosopher à
perte de vue à propos de la moindre bagatelle ; je
crois que mes conversations avec Faure, l'année
dernière, devaient en être de beaux modèles. Je
de\Tai à Tencin d'être guéri de ce défaut. Peu de
connaissances m'auront été aussi utiles que la sienne.
il m'a montré l'homme du monde tout entier,
il m'en a montré le cœur. Il m'a fourni cette belle
règle : être celui de tous les écrivains qui aura le
moins offensé la vanité de mes lecteurs, et cela
avec l'air le plus naturel, à leurs yeux, sans qu'ils
s'en aperçoivent ; car une sourde vous sait mauvais
gré de parler haut si elle s'en aperçoit.
Il Cavalière, etc., est une très mauvaise pièce
pour nos spectateurs pour trois raisons :
1° On n'y rit pas, loin de là, elle est pédantro-
que (sic) ;
2° Les personnages ont des monologues où ils
philosophent contre nature ;
3° La politesse italienne (la pièce fut jouée, je
crois, en 1750) est bien loin de la politesse fran-
çaise.
108 JOURNAL DE STENDHAL
Les personnages ne savent point ménager la
vanité, le Cavalière est même dur pour la dame
lorsqu'il lui annonce brusquement la mort de son
mari. Au milieu de ces grands défauts, il y a une
action qui, à la vérité, est plus du drame que de la
comédie, mais elle marche. Goldoni change de
décoration au milieu des actes. La civilisation est
bien plus avancée à Paris en 1804 que celle que
Goldoni a peinte.
Je vais le soir au Tartufe, suivi de la première
représentation de Molière avec ses amis *.
Tartufe, par Fleury, Contât, Grandmesnil, De-
vienne, Volnais. Les acteurs se sont surpassés eux-
mêmes. Ils sont entrés dans des détails qu'ils négli-
geaient ordinairement. M^^^ Contât a bien mieux
joué qu'à l'ordinaire ; elle a dit supérieurement, au
quatrième acte, scène avec Tartufe : « Voyez... si...
mon mari... » Voyez... si... en hésitant, mon mari,
avec force. Cela est parfait. Tartufe fait toujours la
faute de ne pas retenir Orgon lorsqu'il s'emporte
contre son fils et qu'il dit : « Ne me retenez pas. »
Au dénouement, lorsque Lacave * fait l'éloge du
prince *, deux ou trois applaudissements honteux
ont commencé ; ils ont à l'instant été écrasés par :
« Paix, là ! » et par un murmure qui a interrompu
la pièce.
Enfin, j'ai vu un succès à la première représenta-
tion aux Français, et le lieu de la scène de la pièce
1804 - 5 juillet. PARIS i()9
«st Auteuil ; cela est de bon augure. C'est l'anecdote
des amis de Molière qui font la partie de se noyer
tous ensemble. La pièce n'a nulle verve, elle est
froide ; les noms des personnages et leurs habits eu
ont fait tout le succès et l'auraient fait d'une bien
plus mauvaise. Andrieux n'a point fait tourner
les caractères si connus de Chapelle, Molière, Des-
préaux, Lulli, La Fontaine et Mignard, personnages
•de sa pièce. Il y a mis Laforêt ; mais le bourreau
lui a donné de l'esprit, elle ne vaut pas, à beaucoup
près, la Laforêt de la Maison de Molière. Je pensais,
en voyant jouer cette pièce, qu'il n'y a que l'extrême
force qui puisse avoir l'extrême grâce. La naïveté
me semble le sublime de la vie ordinaire. Quel
charmant caractère à représenter que celui de La
Fontaine ! Andrieux ne les a fait agir ni les uns ni
les autres, il y a seulement une froide réconciliation
de Molière avec Isabelle. En un mot, il n'a point
fait tourner les personnages. Cet homme n'a pas la
moindre étincelle du génie dramatique. Cette pièce
«st à refaire. Il se trompe même sur le coloris.
Boileau vient raconter emphatiquement une bonne
action qu'il vient de faire. Il n'a pas tenu à A[n-
drieux] de faire siffler le trait de La Fontaine :
« Avez-vous lu Baruch ? » Le jugement de Molière
sur le Bonhomme n'est point amené du tout. En
un mot, cela n'a nul mérite. La scène de l'ivresse, où
ils prennent la résolution si plaisante d'aller se noyer,
«st du dernier froid. Ces gens qui avaient tant
110 JOURNAL DE STENDHAL
d'esprit sont bêtes ; quoi de plus plat que cette
recherche de Lulli, qui dit : « Les plaisirs de la table
ne me sont rien... Donnez-moi du çà pon », et autres
choses comme celles-là.
Il a mis dans le rôle de La Fontaine beaucoup de
riens de ce grand homme ; il y en a trois qui font
honneur à Andr[ieux], s'ils sont de lui. C'est : « Le
Parnasse est un vaste pays, chacun y peut trouver
sa place ; le tout est de la mériter. » Ce le tout est de
La Fontaine.
Il y a aussi un joli passage : « Moi, qui suis-je ?
Jean La Fontaine. » Cette pièce ne vaut rien, mais
m'a fait un plaisir délicieux. La refaire dans quel-
ques années pour avoir le plaisir de la voir jouer
devant moi. Ce genre de montrer les grands hommes
à la nation en les faisant agir dans la meilleure
intrigue d'après leurs caractères est une vaste mine
de succès et de plaisirs pour ceux qui les aiment.
18 messidor [-7 juillet]
Je lis de la Vérité par Brissot-Warville *, ou plutôt
je le parcours. Cet ouvrage va m'être très utile ;
il m'engage à aller lire à la Bibliothèque nationale
Descartes. Je lis sa Méthode de conduire la raison,
dont ce qui m'intéresse peut tenir en trois phrases.
Je lis ensuite un in-8° (R 2.494 A) intitulé De
rame et de ses passions ; mais ma tête était fatiguée
de une heure de prodigieuse activité. Ce livre, qui
a 294 pages, pourra m'être très utile ; il entre dans le
1804 - 7 juillet, PARIS ill
détail physique des causes et effets de passion.
Brissot me fait penser que les qualités du philo-
sophe, c'est-à-dire de celui qui cherche à connaître
les passions, et du poète, ou de celui qui cherche
à les peindre pour produire tel effet, sont incompa-
tibles. Voir cela, lire Brissot.
Je sors de Molière avec ses amis, précédé du
Philinte de Molière, par Fabre d'Eglantine, An-
drieux a fait des coupures à ses pièces, il y a moins de
défauts, mais non pas plus de beauté. Il semble
même quelle soit encore plus pauvre de verve. Il
n'y a de plaisant que :
Dieu
Qui veut que pour lui seul on fasae la musique.
Le Philinte est une pièce excellente. Elle est jugée
dans mon esprit ; je m'étais laissé trop prévenir
aux inepties des Laharpe, Palissot et C^^. C'est un
chef-d'œuvre. Ce qui m'a le plus surpris, c'est qu'elle
est bien écrite ; ce style-là sent l'étude du Corneille.
On écoutait en silence, et de temps en temps on
applaudissait à outrance. Depuis le Tartufe, il n'y
a pas eu de pièce aussi fortement conçue que celle-
là, et il y a plus d'intérêt que dans le Tartufe. Il
me semble, dans mon enthousiasme, que c'est là
la plus belle ordonnance de comédie qui soit au
théâtre. On peut surpasser le divin Molière du côté
de l'intérêt. Quelle pièce, que ce Philinte : \P si le
;[j^2 JOURNAL DE STENDHAL
Style n'en était pas quelquefois bavard ; 2° si Alceste
était plus aimable, plus doux, et, à quelques bouffées
d'humeur près, avait la bonhomie de la Fontaine,
on l'adorerait.
Il m'est venu une idée : à la place de Fabre, à la
première vue j'aurais fait d'Eliante une Pauline,
j'aurais fait tourner son rôle par un sentiment
qu'elle doit avoir ; je lui aurais fait regretter (le
plus vertueusement possible) de n'être pas la femme
de cet Alceste qu'elle estime tant. Cela aurait donné
un charmant vernis à Alceste, à qui j'aurais donné
plus de politesse.
Il semble que Fabre ait évité exprès de lui donner
de ces pensées misanthropiques, qui sont exagérées
et, par là, comiques, mais si naturelles à une âme
comme la sienne. Il n'y en a que deux ou trois
légères, qui cependant font rire le public. Le défaut
de la pièce est d'être trop sérieuse et pas assez,
tendre.
J'y aurais mis du tendre par la passion mal
éteinte d'Eliante pour Alceste, et du comique par
ses exagérations lorsqu'il aurait vu le mal. J'aurais
montré un peu davantage sa réconciliation avec
l'humanité quand il a trouvé un honnête homme.
Un peu plus de gaieté ferait jouer cette pièce
aussi souvent que le Tartufe. Telle qu'elle est, on la
jouera encore dans deux cents ans et elle sera citée
comme un chef-d'œuvre de plan. Quel dommage
que l'auteur ait été enlevé si jeune ! Il se serait.
1804 - 7 juillet. PARIS ^o
corrigé de son austérité un peu rude et eût été le
Molière de notre âge. Quel spectacle comique que
Laharpe se fâchant de ce qu'un tel homme méprise
ses conseils ! J'aimerais mieux avoir fait cette pièce
que la Métromanie, ou Zaïre, ou Rhadamiste.
Fleury a très bien joué, quoique un peu faible de
voix ; on applaudissait de temps en temps à ou-
trance. Damas a supérieurement joué l'égoïste,
il a un talent marqué pour ces caractères. Begears,
Timante, Philinte *, voilà ses trois meilleurs rôles.
JOURNAL DE STENDHAL.
1804
PARIS
Journal de mon troisième voyage a Paris
Du 26 messidor au 24 thermidor XII, exclusivement.
J'ai dîné il y a trois jours at the gâte with Alexan-
der, Silvain, Achilles, the mother and the daugther.
Al. the same *, un peu sourd. A[dèle] lui faisait des
yeux et tout le long, de cinq à huit et demie, j'eus
l'air de me moquer des deux. A[dèle] le sentit. Le
même jour, chez Carrara.
Edouard M[ounier] m'annonce qu'il sera à Paris
dans les premiers jours de thermidor. My father
m'annonce 2.400 francs, ei^ery year.
14 juillet *.
Superbe journée. Nous allons en nous levant, à
dix heures, à la Régence. L'a[bbé] Hélie * y arrive,
nous allons ensemble aux Tuileries, où nous restons
jusqu'à une heure, toujours avec lui. Il nous amuse
IIQ JOURNAL DE STENDHAL
infiniment. Ce qu'il nous dit confirme mes prin-
cipes. Nous voyons parfaitement B[onaparte], il
passe à quinze pas de nous, à cheval ; il est sur un
beau cheval blanc, en bel habit neuf, chapeau uni,
uniforme de colonel de ses gardes, aiguillettes. Il
salue beaucoup et sourit. Le sourire de théâtre, où
l'on montre les dents, mais où les yeux ne sourient
pas : le sourire de Picard.
La cérémonie des Invalides a été cohue. Il est
parti des Tuileries à midi et y est rentré à trois
heures et demie ; il y avait'^^de la place de reste aux
Invalides. On a crié sur son passage : « Vive l'Em-
pereur ! » mais très légèrement, encore moins : « Vive
l'impératrice ! »
Il fut le treize au soir aux Français, où l'on
donnait Iphigénie gratis ; il ne fut point applaudi.
La veille, il avait été aux Bardes *. La recette de
l'Opéra, quand tout est plein, va à 12,000 francs.
Tout était plus que plein, et elle ne s'éleva qu'à
6,000 francs. Aussi il fut applaudi.
Je vais le soir, à huit heures, chez M™® Carrara.
J'y vois M. Cass. * avec son uniforme et sa croix.
C'est la première fois que j'ai eu occasion d'observer
la sotte vanité et le bavardage d'un savant et
l'avidité qu'a un homme qui n'est pas habitué à la
considération de rappeler sans cesse à soi et aux
autres celle qu'il a instantanément. Il faut con-
venir que si tous les hommes de lettres ressemblent
à celui-là, c'est une troupe bien ennuyeuse et bien
1804 - 16 juillet. PARIS HJ
ridicule. C'était à tout moment de ces phrases :
<( C'est aux savants comme nous... C'est à nous,
savants de l'Académie... Il (Borda) était fort
estimé parmi tout ce qu'il y avait de plus savant
à l'Académie, nous en faisions grand cas. » Ces gens-
là ont bien besoin d'un Molière.
Nous allons à pied, moi donnant le bras à M°^® Car-
rara, aux Tuileries. Adèle donnait le bras à C[arrara]
neveu. Nous étions sept à huit, nous trouvons les
illuminations superbes. Nous allons chez M. Dejoux,
sculpteur *, pour voir le feu d'artifice, qui ne signi-
fiait absolument rien. Je crois que M. Dejoux m'a
reconnu pour l'homme qui l'avait critiqué rue
derrière la grande poste.
Tout le monde monte en fiacre à minuit sur la
place du Palais-Royal, après m'avoir invité à dîner
pour mardi. Ma fièvre m'a un peu gêné.
27 [messidor-16 juillet].
Je vais au Matrimonio segreto *, divinement chanté
par M. Strinasacchi et Nozari. Ils étaient tous
deux en voix. Celui-ci répète Varia : Prima che
spunti Vaurora, etc. C'est une des plus jolies repré-
sentations de cet opéra que j'aie vue. J'en fus très
satisfait. J'étais allé quelques jours auparavant à
Feydeau. Le Prisonnier, VOncle valet, de Délia
Maria, le Calife"^. La musique du Calife me paraît
■détestable et le tout un pauvre spectacle.
JOURNAl DE STENDHAL 8.
l^iS JOURNAL DE STENDHAL
Mardi [28 messidor-17 juillet].
Je dîne chez M™^ C[arrara] ; j'y arrive à cinq
heures et en sors à onze heures. Je suis placé à
dîner entre Adèle et son amie, petite laide farcie de
petites prétentions. A[dèle] a quelques moments de
physionomie. On joue à la main, on danse ensuite.
Je danse avec elle. Ma fièvre me gênait. On joue à la
bouillotte, je gagne. Cette soirée me charma. Je ne
pensais qu'à çà le lendemain ; mais, n'écrivant pas
chaque soir, je perds tout ce qui m'est utile de ces
petits événements, leur physionomie, et ce que
j'écris n'est plus que des niaiseries. M'"^ C[arrara]
part dans quinze jours jusqu'à la fin de vendémiaire,
cela me fâche beaucoup. Je proposai à M"^® C[arrara]
de la mener jeudi à Iphigénie, elle me dit qu'elle
dînait dehors et que probablement elle irait au
Ranelagh.
30 messidor. Jeudi [19 juillet].
Il pleut. Elle n'ira pas au Ranelagh. J'achète
le matin le Opère carie del dii'ino Alfîeri, comme
contrepoison au méphitisme de bassesse qui m'en-
toure. Le soir, je vais à Iphigénie. La fièvre m'en-
nuie un peu. Duchesnois joue bien, George n'est
pas très jolie, elle a une de ces figures sèches, absolu-
ment sans physionomie, rien de suave, rien qui
marque une âme. Elle avait une cabale bien mar-
quée, et elle joua très mal le rôle d'Eriphile.
1804 - 19 juillet. PARIS 119
Saint-Prix fut mou et enflé, Talma fut ferme et
enflé. L'enflure est le défaut général de nos acteurs ;
je crois que cela peut venir en partie du bavardage
éternel des pièces de Racine et de Voltaire. Là
où il fallait deux mots, il y a dix vers ; il faut bien
en marquer le débit de quelque manière. Dès que
Talma revient au naturel (hier une fois), je me
sens le cœur remué. J'avais une jeune voisine à
figure bonne et jolie qui pleurait. C'est rare. Ensuite,
le Molière d'Andrieux.
Le parterre s'est un peu corrigé des allusions, mais
il est toujours sensible à l'endroit.
Je persiste dans mon opinion qn^ I phi génie est
une mauvaise pièce. C'est celle pour laquelle le
vulgaire a peut-être le plus d'estime sentie. Tous les
caractères y sont médiocres, ils sont donc tous dans
la nature pour lui. J'aurais vu Ariane sans la fièvre.
Deux choses dont il faut bien me purger : l'enflure
de Racine dans Iphigénie ; cet exécrable ton vani-
teux et pédant de M. C. Je suis un peu pédant. Je
dis souvent ce dont on n'a que faire. Me régler
pour cela sur le ton de Martial et des Mémoires de
M. de Choiseul.
Remarques du 14 juillet.
L'a[bbé] H[élie], qui a confessé et qui a étudié
l'homme dans l'homme, nous dit que sur cent
mariages il y en a vingt-cinq de bons, où l'on s'aime,
et cinquante où l'on se supporte, où l'on s'aime même
120 JOURNAL DE STENDHAL
quoique souvent le mari soit cocu. Je lui parle
d'absolution qu'on lui demandait à Gr[enoble] pour
empoisonnement.
Il nous fait remarquer que les chefs de toutes les
parties de l'administration sont jacobins. — On
disait à S[ie]yès, qui est toujours contre le Gouver-
nement, en parlant de la mort du duc d'Enghien :
« C'est un bien grand crime, voilà un crime horrible.
— Soit, dit-il, grand crime tant que vous voudrez,
mais c'est une grande faute. »
— Lacépède méprise l'argent, il a refusé les
doubles appointements de sénateur. Qui peut donc
le porter à se faire le héraut de la Légion d'hon-
neur *, où est Comminges et peut-être Thuriot * ?
Est-ce un ambitieux, un vaniteux, ou un homme à
bon coeur et mauvaise tête ?
— Il faut que je me corrige d'un défaut. Il vient
du peu d'habitude que j'ai de converser avec des
gens à qui je veuille plaire. On parle d'un sujet,
mon esprit lent ne trouve la chose marquante (en
raison) à dire sur ce sujet que lorsqu'on commence
déjà à le quitter. Alors je cède quelquefois à la
tentation de la dire, ce qui me donne un mérite
lourd, chose assommante. L'a[bbé] H[élie] a les
transitions rapides et totales. Cela est très bien, à
imiter.
1804 - 20 juillet. PARIS 121
— Il nous parle de la pénurie escroquante du
marquis de Langle *.
Pendant que ra[bbé] H[élie] était avec nous aux
Tuileries, il a passé une f... *.
1" thermidor [-20 juillet].
Grande mouillade à la queue de l'Opéra pour les
Bardes, nous ne pouvons pas y entrer.
2 [thermidor-21 juillet].
Je sors de VEté des Coquettes, les Bourgeoises à la
Mode*. Ces deux pièces de Dancourt sont excessive-
ment ennuyeuses, tout y languit et rien n'y inté-
resse. Les Précieuses ridicules font encore rire. Tout
y est vigoureux ; quelle force cette pièce devait
avoir dans le temps, lorsque tout portait 1 Voilà la
vis comica qu'il faut acquérir et sans laquelle il n'y
a point de comédie. Je ne me doutais pas de cela
l'année dernière, je croyais être comique en pei-
gnant fortement les passions. Etudier bien les
mœurs de mes contemporains, c'est-à-dire ce qui
leur paraît juste, injuste, honorable, déshonorant,
de bon ton, de mauvais, ridicule, agréable, etc»
Voilà ce qui change tous les demi-siècles.
3 [thermidor-22 juillet].
Je sors d't/n quart d^heure de silence et de Mon-
tana et Stéphanie *. Ces deux poèmes ne signifient
122 JOURNAL DE STENDHAL
rien. J'ai été étonné de ne pas trouver dans le deu-
xième, qui est Ariodant * mal copié, une seule phrase
de sentiment, de ces phrases qui rendent mon cœur
attentif. On trouve dans Un quart d'heure une situa-
tion qui, amenée et arrangée autrement, pourrait
produire quelque effet. C'est un amant qui veut
faire des reproches à sa maîtresse qui a promis de
garder le silence un quart d'heure. M^^^ Saint-
Aubin *, grosse fille, a une voix fraîche et étendue,
mais point de la méthode de M^^^ Strinasacchi *.
Les mœurs et les passions, ou la tête et le cœur.
4 thermidor [-23 juillet].
Je lis V Esprit de Mirabeau * à la Bibliothèque,
ouvrage à méditer et à discuter profondément. Je
lis la partie : Philosophie. Je suis dans un des états
les plus délicieux que j'aie éprouvés de ma vie. Je
retrouve dans les écrits di quel grande plusieurs des
pensées que j'avais déjà eues : par exemple, sur
Montesquieu, que son Esprit des lois ne durera pas
longtemps ; mes idées sur l'incontinence, vice qui
n'est nuisible qu'à celui qui l'a, à peu près. Il a
développé, je crois, ce que je pensais sur le christia-
nisme. Il admire J[ean]-J[acques] surtout pour sa
vertu. Il le juge (comme Helvétius) plus grand par
ses sublimes détails que par ses systèmes généraux.
Mirabeau a composé quarante volumes ; lire parti-
culièrement : Histoire secrète de la Cour de Berlin,
1804 - 24 juillet. PARIS 123
pour les caractères ; Eroiika Bihlion, confession
du libertin de qualité, pour voir une grande âme
libertine.
Mirabeau ressemblait beaucoup à une femme ; il
eut en sa vie toutes les passions, excepté l'avarice
et l'envie.
Mais la vanité ne le gouvernait pas ; c'était, je
crois, l'amour des plaisirs physiques.
Je sors de V Homme à bonnes fortunes *, pièce on ne
peut pas plus médiocre, suivie du Barbier de Séville,
pièce à épigrammes, à esprit, mais qui ne peint
point de caractères. Fleury et Dazincourt dans les
deux, le deuxième a le plus grand défaut d'un valet :
il n'est point gai. L'esprit de VHomme à bonnes
fortunes est extrêmement grossier et cependant
Baron était, à ce qu'on prétend, l'original. Cela
encore me porterait donc à croire que l'esprit (ou
l'art de plaire à la vanité et de l'ofTenser) s'est per-
fectionné depuis [1686] que la pièce fut donnée.
5 thermidor [-24 juillet].
Je vais lire encore Y Esprit de Mirabeau.
J'ai une grande conversation avec Mante qui
croit vraies mes dernières découvertes, trouve le
mot de Sieyès excellent.
La pantomime : la tète en avant, après un mou-
vement^/\r., où AB devient BC et revient en AB ;
124 JOURNAL DE STENDHAL
très expressif. Même mouvement observé sur le
boulevard dans un homme du peuple. « Bas-reliefs ».
Mais les lèvres renflées, expression du même sen-
timent. « Cela tire l'échelle. »
Mais avec une sotte vanité Mante me parle de
^me Rezicourt. Histoire de la publication du Cita-
teur * de Pigault-Lebrun. Les évêques voulaient le
faire proscrire ; B[onaparte], pour les calmer :
<( Qu'ils y répondent, le champ est libre. »
Les jeunes gens portent des œillets rouges par
dérision de la croix.
Je vais le soir à l'Opéra, où je n'étais pas allé
depuis dix-huit mois environ. Je vois pour la
première fois Clisson *, plate bêtise pour compli-
menter B[onaparte] et faire faire des allusions.
M^^^ Cholet, charmante actrice ; elle remplit par son
port et ses manières l'idée que je me suis faite d'une
actrice tragique, on voit que le sentiment l'anime ;
€*est, pour cette partie, l'opposé de M'^^ George.
Je vois Psyché * pour la première fois aussi, ce ballet
me charme. Dupont a de la grâce, mais il se livre
trop aux pirouettes qu'il avait eu le bon esprit
d'abandonner, et qu'il reprend parce que le public
les applaudit. S'il les écartait, il produirait sur l'âme
un sentiment délicieux, du même genre que celui
qu'y fait naître une églogue de Virgile. Il a produit
quelquefois cet effet sur moi dans son charmant
rôle de Zéphire. M™^ Vestris * jouait l'Amour et une
assez jolie danseuse Psyché. M"^^ Vestris n'a joué
1804 - 24 juillet. PARIS 125-
que quelques moments la pantomime de l'Amour,
il faudrait que l'Amour déterminât par des grada-
tions plus profondes sa maîtresse à le rendre heureux.
Une grande actrice pourrait être sublime dans
cet endroit. Psyché m'a charmé, c'est un ouvrage
délicieux ; le revoir.
En pensant à la niaiserie du Connétable de Clisson,
j'ai pensé qu'on pourrait faire un bel opéra en
trois actes, intitulé Don Carlos. On verrait les fêtes
les plus belles possibles et, au milieu de ces miracles
de l'art, Philippe II, exécrable tyran, Carlos, perdu
d'amour ainsi qu'Isabelle ; on les verrait gênés
par la pompe qui les environne. Je consolerais les
hommes de n'être pas rois en montrant combien leur
grandeur les importune souvent et combien la tris-
tesse redouble dans l'âme sensible d'Isabelle,
d'être obligée de paraître tranquille, le déses-
poir dans le cœur. Je la montrerais détestant ses
grandeurs et soupirant après l'obscurité. Cet aspect
de l'amour chez les rois est neuf. La pièce serait
dans les principes républicains dans le fond, et pro-
duirait un effet d'autant meilleur que les mots de
Patrie, de Vertu, etc., n'y seraient pas prononcés.
Le caractère d'Isabelle pourrait être un des plus
touchants du théâtre, et mon opéra le meilleur
de ceux qui existent. Les ballets y seraient amenés
d'une manière admirablement naturelle : le ma-
riage de Don Carlos avec Isabelle, ou celui du Roi,
suivant le plan que je choisirais ; les trois acteurs
126 JOURNAL DE STENDHAL
ne seraient point froids spectateurs des ballets,
ils les couperaient souvent par un signe, par un mot,
par une lettre remise ; les espions, par une re-
marque ; cela jetterait dans cette partie une vie
qui lui manque toujours et qui ravirait. J'en ai
vu un léger exemple dans Figaro, joué il y a deux ans
à l'Opéra *.
Je puis donc faire un ouvrage charmant intitulé
D. Carlos, en trois actes. Acteurs : Philippe II,
D. Carlos, Isabelle. Cela ne nuirait point à la
tragédie que j'en puis faire un jour pour pendant à
Marcus Junius Brutus.
Lire pour poétique quelques opéras modernes et
«eux de Quinault.
7 thermidor [-26 juillet].
Nous sortons, Tencin et moi, de Rodogune, suivie
du Florentin *. Nous sommes sortis après Rodogune
pour ne pas affaiblir l'impression que nous avions
reçue. T[encin] a failli se trouver [mal] au moment
où M"e Fleury a dit :
Voyez ses yeux
Déjà tous égarés, troubles et furieux.
Talma a été sublime ; je ne l'avais pas vu si bien
jouer depuis Andromaque, le 5 prairial XII. Il a
supérieurement rendu tout le suave de l'amitié.
Il a débuté avec un naturel parfait et n'en est pas
sorti dans les quatre premiers actes ; quelques cris
1804 - 26 juillet. PARIS ^27
dans le cinquième, mais bien excusables, sur la
situation affreuse d'Antiochus. Du reste superbe,
il ressemble parfaitement dans toutes ses positions
aux belles figures de Raphaël. Il était en blanc
dans les quatre premiers actes, en rouge et en
diadème au dernier. Il a rendu supérieurement
l'anéantissement de la douleur. Il manque à ce
grand acteur quelquefois des idées et quelquefois
du naturel. Les Geoffroy et C^® lui reprochent
presque d'en trop avoir ; ils disent qu'il a un
naturel sauvage ; cela me ferait présumer que la
manière de Lekain n'était pas très naturelle.
M^^^ Raucourt, Fleury et Damas ont été d'une
bonne médiocrité. M^^® Raucourt était très bien
mise, avec un grand manteau noir.
Jamais Rodogune ne m'a fait tant d'impression.
Dans la peinture des caractères il y a des beautés
de l'ordre le plus élevé possible (valent-elles les
belles scènes de Shakespeare ?), mais il y a de grands
défauts de scenegiatura. Ceux-là étaient bien aisés
à éviter. Je crois que l'étude d'Alfieri me rendra
ferme de ce côté-là.
Dans la peinture des caractères, je remarque deux
défauts : le premier, c'est que Cléopâtre, parlant à
Laonice, a l'air de faire leçon de politique. Cette
politique est superbe, mais hors de sa place ; elle
refroidit la pièce. Il fallait appliquer les maximes
aux faits sans les citer.
Le deuxième défaut vient, je crois, des Espa-
128 JOURNAL DE STENDHAL
gnols. C'est une fausse délicatesse qui empêche les
personnages d'entrer dans les détails, ce qui fait
que nous ne sommes jamais serrés de terreur, comme
dans les pièces de Shakespeare. Ils n'osent pas
nommer leur chambre, ils ne parlent pas assez de
ce qui les entoure.
Séleucus n'est pas assez tendre pour son frère
dans le couplet : Une douleur si sage, etc., acte II,
«cène IV ; il est dur pour sa mère, acte IV, scène vi.
En général, tous les personnages sont bavards ; il y a
d'ailleurs de grandes fautes de scène giatura, mais
que ne rachèterait le cinquième acte ? Shakespeare
n'a rien de plus beau. Rodogune, le triomphe de
la manière ferme et grande du grand Corneille,
vient, ce me semble, en cet instant, après Le Cid, en
rangeant ses pièces de cette manière : Cinna, Le Cid,
Rodogune, les Horaces, Polyeucte, etc. Je la met-
trais immédiatement après Andromaque et Phèdre,
de manière que c'est, dans le rang de beauté, la
quatrième ou cinquième pièce française.
Talma a très bien exprimé l'amour.
La fausse délicatesse m'a frappé en deux endroits :
à la séparation de Laonice et de Rodogune et, à la
scène suivante, de cette princesse avec Oronte.
Ces deux scènes auraient glacé de terreur dans
Shakespeare, qui aurait fait détailler à Oronte
toutes les ressources restantes qui auraient montré
le péril.
Les deux premières réflexions me frappaient beau-
1804 - 26 juillet. PARIS 129
coup plus dans la salle, mais je n'avais point de
crayon.
Tencin a été enchanté de cette pièce, surtout de
ce que, quand un personnage parle, il semble qu'il
n'y ait rien à lui répondre, et son interlocuteur
dit encore quelque chose de plus fort. Les beautés
de Rodogune le touchent beaucoup plus que celles
d' Andromaque et de Phèdre, qu'il dit bonnes pour
les gens passionnés, pour les femmes. « Ce sont
des beautés pour les gens à sentiment, dit-il, au lieu
que, dans Rodogune, diable ! cela vous touche.
— C'est, lui répondis-je, qu'il s'agit de la vie, et que
tout le monde l'aime. »
Au reste, voilà confirmée par une expérience par-
faite, faite sous mes yeux et par moi, cette vérité
que j'ai écrite depuis longtemps :
Il semble qu'il n'ait manqué à ce Shakespeare si
naturel, si passionné et si fort, que l'art de la scene-
giatura d'Alfieri et la manière de faire les vers de
Corneille, pour avoir atteint le comble de la per-
fection.
Au reste, tout ce que je viens d'écrire n'aurait
point été compris par Tencin ou un autre, si je le
leur avais dit. Ils ne voient pas les choses sur les-
quelles sont fondées ces vérités. C'est tout simple,
ils n'y réfléchissent pas depuis leur enfance comme
moi. Il ne faut donc jamais parler littérature.
Nous avons fait un tour de Palais-Royal, pris un
consommé, et nous nous sommes retirés par un
JOURNAL DE STENDHAL. 9
j^30 JOURNAL DE STENDHAL
temps assez froid. Il pleut depuis un mois continuel-
lement.
9 thermidor XII [-28 juillet 1804].
Je sors d'Adélaïde du Guesclin *, suivi du Médecin
malgré lui. Lafont rentrait par le rôle de Vendôme ;
plus de naturel que je n'en attendais, mais point de
force de voix et toujours l'air un peu Gascon, Au
reste, il était très d'accord avec son poète, car tous
les personnages de la pièce sont Gascons : rien de
naturel, on voit qu'ils font tous de belles actions
par amour-propre, mais enfin il les font, et ce canevas
soutient la pièce. Le style est, comme les sentiments,
hors de la belle nature et même de la nature : les
nominatifs répétés pour faire le vers
Ma rage, oui, ma rage, etc. ;
les vers oiseux pour la rime. Il y en a une trentaine
qui disent ce qu'ils doivent dire et quelquefois,
avec le rythme ; ils sont tous imités de Racine et
souvent copiés.
Ce qui attache dans Shakespeare, c'est qu'on voit
le caractère de ses héros. Ceux de Voltaire supposent
presque tous le caractère du roi de Prusse, faisant
de grandes choses mais peu aimables, et le cœur
sec à force de vanité.
Cette pièce a le mérite de n'avoir point de subal-
terne, mais du reste rien de naturel ; voilà ce qui la
recule au troisième rang. Le Médecin, malgré les
1804 - 29 juillet. PARIS l^f
charges, a fait rire jusqu'au troisième acte les nom-
breux spectateurs qui étaient restés, on a même
applaudi une fois. Sganarelle est vraiment un
caractère, on était tout aise de se délasser de ces
héros enflés de vanité avec des caractères naturels.
10 thermidor [-29 juillet]. Dimanche.
Je sors de Vlntrigue épistolaire, de Fabre, suivie
du Souper de famille *. Mauvaises pièces ; peu de
monde au parterre, et tous endimanchés. U Intrigue
ne peint point les caractères ; c'est une pièce d'in-
trigue, et l'intrigue n'en est ni amusante, ni inté-
ressante, ni spirituelle. Les vers cherchent à exprimer
le sentiment exactement, mais ils sont lourds et
embarrassés, on sent qu'ils ne sont pas assez tra-
vaillés ; tels qu'ils sont, ils valent bien mieux que
ceux d\Adélaïde, par exemple. On sent que l'auteur
cherchait l'expression naturelle et juste des senti-
ments. Il y en a plusieurs de bons, et qui décèlent
un homme qui observait par lui-même. Une pein-
ture de couvent. Cette pièce se rapproche du sys-
tème d'Alfieri. La seule scène un peu comique, le
vrai clerc de notaire éconduit, est évidemment
prise du Barbier de Séf^ille. Ne pas retourner à cette
pièce.
AP^^ Gros* jouait Pauline et l'a bien jouée. Elle
a bien saisi toutes les intentions, elle les a un peu
trop marquées, ce qui lui a donné quelquefois l'air
i32 JOURNAL DE STENDHAL
fille. Je m'intéresse beaucoup à cette jeune actrice,
qui a fait beaucoup de progrès depuis dix-huit mois.
La deuxième pièce remplit assez son but ; c'est
un petit drame qui est souvent hors de la nature,
tandis que la première pièce n'en sort du moins
jamais. Les personnages n'étaient pas dignes du
Théâtre français, mais enfin ils existent et il y a
d'excellents vers.
J'ai lu Shakespeare aujourd'hui.
11 thermidor [-30 juillet].
Je sors de la Grotta di Trofonio ; musique sans
nul mérite, paroles du dernier bête. La m[usique]
est de Paisiello. M"^^ Strina fait cependant plaisir
par sa voix et Martinelli par son jeu.
12 thermidor [-31 juillet].
J'ai fait une jolie découverte ce matin sur l'art
de peindre les passions. Je suis allé au Joueur, par
Fleury et Dazincourt, suivi des Deux Frères * ; la
dernière pièce a fait bien plus de plaisir que la
première, même à moi ; il est vrai que le rôle d'An-
gélique a été indignement défiguré par M^^^ Desro-
ziers *. La pièce m'a paru froide jusqu 'au quatrième
acte, ce n'est que là que le public a commencé d'ap-
plaudir. L'intrigue de la pièce n'est pas assez forte ;
le joueur perd, met le portrait de sa maîtresse en
pension, gagne, perd, se fait lire Sénèque ; l'histoire
1804. - 31 juillet. PARIS ^33
du portrait se découvre par hasard et tout finit.
Le comique de Sénèque, qui pouvait être si bon,
manque de profondeur. La comtesse et le marquis
sont des charges. Le joueur n'agit point, il ne fait
que jouer, tandis qu'il y aurait eu tant de choses
comiques à lui faire faire. La pièce a cependant le
mérite de s'occuper beaucoup de lui, mais ce n'est
pas d'une manière assez profonde, assez caractéris-
tique ; la scène où il donne des croquignoles au mar-
quis, par exemple, ne signifie rien à la première vue ;
il me semble que j'aurais renforcé le rôle d'Angéli-
que et rendu le joueur plus amoureux. Les plai-
santeries éternelles n'étaient point goûtées, tandis
que les traits qui, dans la deuxième pièce, peignent
un bon cœur avec des têtes très au-dessous des
nôtres, enchantaient. En totalité, j'ai trouvé le
Joueur très au-dessous de l'opinion que je m'en
étais formée, et Regnard bien loin de Molière. Peut-
être aimerais-je mieux avoir fait le Philinte que le
Joueur.
Quand je me serais fait moi-même un public jor
my Two Men, je ne l'aurais pas autrement com-
posé. Prenons garde de ne pas laisser passer le
temps.
Le joueur n'est point du tout un protagoniste
gai, et ne m'a pas tant ému et amusé que le Métro-
mane ; mais peut-être m'en promettais-je trop de
plaisir pour ne le pas juger défavorablement.
J'ai eu ce matin la visite de M. D., qui m'a appris-
JOUR.NAl DE JTENDABL. 9.
134 JOURNAL DE STENDHAL
qu'à Perpignan les habitants avaient donné une
sérénade à M^^ Moreau.
Faire pour la Filosofia nofa * deux tables analyti-
ques, la première des faits, la deuxième des rai-
sonnements.
16 thermidor [-3 août].
Ossian de Lesueur. Quel effet ne ferait pas un
poète tragique qui aurait ces moyens à sa disposi-
tion. Ballets pauvres, musique qui ne déplaît pas
par le bruit, mais qui n'intéresse par aucun chant.
Il semble que dans le poème on ait évité exprès ce
qui pouvait être bon. Décorations vraies et fraîches,
mais non charmantes ; on voit que ce n'est pas a
comprehensive soûl qui les a faites.
Je vais à Cinna, que je n'avais pas vu depuis dix-
huit mois environ, suivi de Molière. Jamais peut-
être Cinna n'avait été écouté par des spectateurs
plus attentifs. Corneille avait une tête sublime par
la grandeur des vérités qu'elle contenait ; voilà, ce
me semble, la cause du caractère original de ses
écrits. Cependant, dans les plaidoyers du deuxième
acte, Cinna et Maxime ne donnent pas les meilleures
raisons possibles. Maxime devait donner celle qui
fait la base du panégyrique de Pline, par Alfieri,
Dans ses remords, Cinna n'est pas citoyen, mais
homme, nullement amoureux de la gloire, et par
conséquent suivant son intérêt aux dépens de celui
de ses concitoyens.
1804 6 août. PARIS 135
19 thermidor XII [-6 août 1804].
Je sors de Cinna, suivi de V Entrevue *, platitude
de Vigée. On a applaudi à deux reprises avec des
bravos ce vers :
S'il les déteste morts, les respecte vivants.
On a applaudi de même celui-ci :
... Et le nom d'empereur,
Cachant celui de roi, ne fait pas moins d'horreur.
On a saisi ainsi six ou sept allusions frappantes.
Lafond jouait Cinna et l'a, à la lettre, joué aussi mal
que possible. Il m'a semblé tout le long un servile
courtisan, voulant affecter le parler mâle d'un vrai
républicain. Vanité ridicule au lieu de fermeté, ne
parlant de soi qu'avec un saint respect ; il contracte
le nez d'une manière on ne peut plus ignoble ; il a
dit des vers dans la première scène du second acte
d'une manière comique, il a altéré plus de vingt
fois le texte de Corneille. Eh bien, sa mesquine
platitude n'a point été sentie, on dira demain qu'il
n'a pas bien joué, mais on ne dira pas qu'il ne
jouera jamais ce rôle et les semblables.
Talma et lui sont curieux à étudier dans ce rôle,
ce sont exactement le républicain et le courtisan.
20 thermidor XII [-7 août 1804].
Le Conciliateur *, comédie en cinq actes de De-
136 JOURNAL DE STENDHAL
moustier vue pour la première fois, suivie des
Fausses confidences *. Fleury dans les deux.
Dans le Conciliateur, tout par paire, rien de
naturel, les beautés ni les défauts de cette pièce ne
sont pas ceux des autres, on voit que Demoustier
était sur la voie de concevoir le moyen de déve-
lopper un protagoniste. La pièce ne languit point,
mais tout cela à la première représentation ; la
deuxième me ferait certainement bâiller, malgré
le talent de Fleury.
La finesse de Marivaux, charmante quand elle est
à sa place et quand, ne durant pas longtemps, elle
n'a pas le temps de fatiguer la tête, est détestable
quand elle est fausse. Il y a dans les Fausses Con-
fidences des grossièretés qui ne seraient pas échap-
pées à Picard, mais Marivaux voulait être recher-
ché, avait peur d'être naturel, maladie du goût
sous la Monarchie.
;23 thermidor XII [-10 août 1804].
Les Deux Figaro *, de Martelly, comédie, suivie
de VEcole des Maris.
Plate niaiserie d'intrigue en cinq actes, rehaussée
un instant, au cinquième, par une méprise qui, quoi-
que détestable, fait rire.
J'ai vu Tencin, Martial et Mante. J'ai été sou-
1804 - 10 août. PARIS 137
vent au spectacle, peu pensé à mes anciens châ-
teaux en Espagne de bonheur par l'amour.
Ce mois s'est passé à l'étude de la grande philo-
sophie pour trouver les bases des meilleures comédies
possibles, et, en général, des meilleurs poèmes, et
celles de la meilleure route que j'ai à suivre pour
trouver dans la société tout le bonheur qu'elle peut
me donner.
J'ai eu un peu de fièvre chaque soir, et cependant
j'ai été heureux ; je voudrais que le reste de ma vie
me donnât proportionnellement autant de plaisir
que ce mois. Je me suis connu moi-même et ai vu
que c'était au temple de Mémoire que je devais
frapper pour trouver le bonheur, et que chez moi
l'amour serait la seule passion qui ne fût pas chassée
hy the love of glory, mais qu'elle serait subordonnée
à cette dernière ou ne pourrait au plus usurper que
des instants ^.
1. Je relis ce cahier le 10 janvier 1806, à Marseille : il me
paraît remplir assez bien son but. Il y a quelquefois des
moments de profondeur dans la peinture de mon caractère.
Ces moments de profondeur me viennent par accès depuis
ce temps-là ; j'espère que la Logique de T[racy] me donnera
les moyens de les fixer.
Je trouve le plan de Don Carlos, opéra, bon. Les réflexions
sur l'art me paraissent en général peu profondes, mais
justes.
Il me semble que, lorsque je vis jouer le Joueur, je n'étais
pas ce jour-là disposé de manière à être sensible à la plai-
santerie continuelle ; dans ce temps-là, d'ailleurs, je prenais
les choses au sérieux.
(10 janvier 1806, after dix-sept mois).
1804
PARIS
Journal de mon troisième voyage a Paris
Cahier contenant du 24 thermidor XII au ....
Ne pas porter dans le monde
l'inexorable sévérité, qui exige tou-
jours la perfection, à mes yeux, de
mes protagonistes.
24 thermidor an XII [-12 août 1804].
Ce cahier commence heureusement aujourd'hui,
dimanche 24 thermidor ; ayant pris pour la pre-
mière fois de l'extrait de gentiane et de la tisane de
petite centaurée et de feuilles d'oranger, je suis
aussi heureux que possible, à trois heures du soir,
beau soleil après pluie, en découvrant les belles pen-
sées qui commencent le cahier de la ferme volonté *.
C'est un bonheur d'un genre plus doux, mais aussi
fort que celui du dimanche à Claix, où, après avoir
fait les premiers bons vers que j'aie trouvés de ma
1^4(3 JOURNAL DE STENDHAL
vie, je dînai seul et sans gêne, avec d'excellents
épinards au jus et de bon pain. Ces extases, d'après
la nature de l'homme, ne peuvent pas durer.
Autant que j'en puis juger, étant encore si près
de l'instant, les trois plus délicieux moments de
ma vie ont été : Adèle s'appuyant sur moi au feu
d'artifice de Frascati, en l'an X, je crois * ; le diman-
che de Claix en l'an ... * et aujourd'hui.
Je remarque que depuis que my love for A[dèle]
is tombé, le souvenir du bonheur de Frascati perd
peu à peu de son charme et s'efface. Appliquer cela
généralement ; cependant, il n'en fut pas moins
grand au moment même ; la somme, seulement, de
ce qu'il m'aura procuré de bonheur dans toute ma
vie sera moins grande à cause du plaisir de m'en
souvenir qui n'aura duré que deux ans, tandis que
le souvenir des jouissances procurées par l'amour de
la gloire durera plus longtemps. Du moins ne me
sens-je pas disposé à quitter cette maîtresse.
n me semble qu'avec ma tête actuelle, voyant
comme je vois, je ne puis trouver de ces plaisirs vifs
et divins, pour ainsi dire, qu'à Paris.
Je vais le soir à Cinna, que Talma joue beau-
coup moins bien qu'à l'ordinaire, parce qu'il est
moins naturel.
Je vais le lendemain à la Griselda *, qui m'ennuie.
Je passe la journée du vendredi avec Martial. Nous
allons chez M^^e Rebufîet et chez La Rive*. Un
cours de douze leçons à douze louis, c'est fort.
1804 - 18 août. PARIS i4|
Je vois après dîner, au deuxième, dans le bureau
acajou, des chemises contenant les lettres et réponses
de plus de \'ingt-cinq maîtresses, nous parcourons
toutes celles d'Adèle ... *, dont il eut le pucelage.
Plus d'esprit que de passion, mais enfin voilà de
l'amour dans la nature à étudier. Cela vaut bien
six louis.
30 thermidor [-18 août].
Nous sommes embrassés en revenant de déjeuner
par Diday et Moulezin *. De là au Musée, où le ta-
bleau du juge ne fait aucune impression sur eux.
C'est, je crois, trouble de l'âme qui est trop occupée
de son être, chez des provinciaux arrivants, pour
qu'elle puisse être sympathisante. Chose à bien re-
marquer, l'âme n'a que des états et jamais des qualités
en magasin. Où est la joie d'un homme qui pleure ?
Nulle part. Ce fut un état. Ennui profond que
D[iday] et M[oulezin] donnent à Tencin. Il me
semble que Moulezin est à peu près de la classe
de Rouget. Quelle différence ! L'un est ridicule,
l'autre n'est pas même digne de l'être. Mes bases
de comparaisons font que je suis plus sévère que le
monde dans l'appréciation des hommes et, tâchant
que les sentiments of my soûl soient tous sublimes,
tous dignes du théâtre, je dois perdre des jouis-
sances de ce côté, étant trop sévère. Cette passion
me le compense-t-elle en d'autres plaisirs ?
J'ai été voir une vingtaine de fois Mante, malade
de la goutte.
j^42 JOURNAL DE STENDHAL
2 fructidor [-20 août].
Nous sortons du Matrimonio segreto, qui me plaît
toujours de plus en plus. J'ai pensé souvent à V[ic-
torine]. Il me semble que lorsque je verrai the father
and the brother in Paris, I will can essayer of wraiting
toher. Tencin m'a montré de loin M. et M^^^ Planta * \.
Planta a des traits fort marqués, mais je n'ai pu
juger sa physionomie de si loin.
3 [fructidor-21 août].
Pacé * et moi nous prenons la première leçon de
La Rive. Tencin gagne quatre cents francs au
nO 113.
Nous allons à la Métromanie, suivie du Médecin
malgré lui. Tencin remarque très bien que, malgré
les surprises dont elle est secouée, la Métromanie est
froide ; il trouve aussi les personnages un peu enflés
à cause du style poétique que Piron leur a donné ;
il est sûr que souvent il est un peu vicieux. Je ne
connais pas de pièce où les coups de théâtre abon-
dent plus que dans la Métromanie, et il y en a d'ex-
cellents, tels que Damis reconnaissant Baliveau,
Francaleu se faisant connaître à Damis pour la belle
Mériadec de Quimper ; malgré cela, je suis de l'avis
de Tencin : la pièce est froide ; ce qui prouve que
le premier talent est toujours de peindre des carac-
tères et que celui d'amener des coups de théâtre
n'est, au théâtre comique comme au tragique!
1804 - 23 août. PARIS 143
qu'un mérite secondaire. Tencin trouve qu'une
scène du Médecin est plus amusante que la Métro-
manie. Cette pièce a été sentie on ne peut mieux.
Ce soir, j'ai remarqué que le public aime à voir
faire des compliments délicats.
Il me semble que the Two Men vaudront mieux
que la Métromanie. La Rochelle, charmant acteur.
5 [fructidor-23 août].
Tencin gagne 129 livres au 113 et j'en perds 16.
Je sors à^ Andromaque, où M^^^ Duchesnois a joué
Andromaque ; Lafond est irrévocablement médiocre.
Ensuite, la Feinte par amour *: les vers sont faciles,
mais point d'idées. Il y a plusieurs choses dans le
style d'Andromaque qu'il faut bannir du mien.
Toutes ces histoires de chaînes, de feux, de pouvoir
de vos yeux, etc., sentent les romans de La Calpre-
nède et en sont tirées. Toujours au deuxième acte
des tragédies je suis plein d'idées que je ne puis me
rappeler après la pièce.
Lorsque je vois jouer une pièce, il me semble que
la salle est éclairée et peuplée en raison de la chaleur
de la pièce. Je ne pourrais pas me figurer Andro-
maque jouée dans le désert. Hermione dit-elle (sic)
bien pour ses intérêts de commencer l'entretien par :
Le croirai-je, seigneur, qu'un reste de tendresse, etc.
Lafond a dit :
Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste,
j^44 JOURNAL DE STENDHAL
en peignant le mépris profondément ressenti en
prononçant le deuxième hémistiche ; Talma au
même endroit peint la douleur la plus profonde.
Lafond est plus vaniteux. Est-ce vraiment la vanité
qui, avec le tempérament, est le principe de l'amour?
L'Institut a proposé trois prix pour l'an XIII :
les éloges de Boileau et de Dumarsais pour la
deuxième fois, et un prix de poésie ; il faut que les
pièces de vers en aient au moins cent ; les ouvrages
devront être remis avant le 15 vendémiaire, les
prix seront décernés dans la séance de nivôse XIII.
Henri-Clarence-Banti concourt pour les deux
derniers.
Vendredi, 6 fructidor an XII [-24 août 1804].
Un des jours les plus agréables que j'ai passés à
Paris.
J'allai à neuf heures prendre Martial pour aller
chez La Rive. Nous y dîmes la première scène
à^Athalie et la première de Venceslas *.
En sortant de là, nous allons prendre une limonade
au café de Foy, il m'invite à dîner, je vais voir un
instant M^^ de Baure, je rentre chez moi à deux
heures. Je me mets au travail, je prends l'arrêté
pour le Bon Parti et les concours.
Je travaille jusqu'à cinq heures, je vais chez
Pacé, nous parlons du projet de M^^^ Gard [on] de le
marier à M"^ Augu[ié] *, celle qui est actuellement
M™e la maréchale Ney. Je vois qu'il aime mieux
1804 - -l'i août. PARIS J45
prendre une bonne petite fille qui lui promette les
plaisirs du cœur à toutes les grandeurs possibles.
Cela, joint à d'autres choses, me décide : c'est
un homme digne qu'on l'aime, et je veux mériter
d'être son ami.
Il déclame un peu Ladislas, M. Le Brun arrive,
nous sortons pour aller aux Tuileries, je les quitte
pour prendre Barrai, heureusement il n'y était pas.
Je les rejoins devant la caserne de la Garde. Nous
arrivons ; près de la Diane, dans l'allée parallèle
au château, nous trouvons ces dames avec Adèle ;
nous plaisantons, et je plais autant que Pacé. Je
fus charmé de ce petit moment. Nous les quittons ;
Pacé me présente comiquement à M"^® Hanet, qui
survient, et qu'il a eue.
De là, il me propose de me mener à l'Opéra. Je
fais des façons et lui demande combien cela lui
coûtera : « Rien. » J'y vais, nous allons dans la loge
grillée sur le théâtre, à la gauche de l'acteur. Nous y
trouvons M. et M"^® Coulomb, avec un vieux M. Cou-
lomb. Bientôt M. Possel, homme à sourcils noirs
à l'air élégant. Renard, banquier, amène sa femme.
M116 Chollet était au-dessous de nous, je la regarde
beaucoup et me livre peu. On donne les Bardes,
onzième représentation, je crois. Bonnet, le direc-
teur, dit à ces messieurs que la recette est entre
75.000 francs et 76.
Je comprends que la loge et, je crois, celle qui est
au-dessus, est louée en commun par Pacé et M. La-
JOURNAL DE STENDHAL. 10
146 JOURNAL DE STENDHAL
jard. Celui-ci arrive, c'est le ton de la parfaite
égalité, mais c'est la seule qui existe entre eux^
Lajard est bien loin de Pacé, un vernis de grossièreté
surnage toujours chez lui, il m'a l'air d'avoir été
longtemps banquier à Lyon, position la plus propre
peut-être à gâter un homme. J'examine le ton qui
règne entre ces messieurs et entre eux et M™® Possel.
Je vois que le bon est la plus grande simplicité.
Pacé, que je ferais très bien d'étudier et souvent
d'imiter, dit toujours ce qui lui vient. Ce ton-là
a de bon qu'il ne peut être pris que par des gens
dont le fond est bon à montrer. Il me semble que
je l'aurais bien vite si j'avais une occupation qui
me forçât à voir chaque jour ces messieurs pendant
deux mois.
Ce ton, conformément aux principes du Contrat
social, suppose la plus aimable (digne d'être aimée)
familiarité entre toutes les personnes de la société.
Je digère bien cette soirée pour l'observation, et
elle est d'enchantement pour le bonheur ; j'étais
vraiment hors de moi. Je ne perdais point terre au
point d'avoir peur de me noyer, je me sentais
doucement enlevé.
Dire tout bonnement ce qui me viendra, le dire
simplement et sans aucune prétention ; fuir toujours
de faire un grand effet dans la conversation ; l'éga-
lité est la grande loi pour plaire.
1804 - 25 août. PARIS 147
7 [fructidor-2'» août].
Je pense à la comédie, vois Adèle au même endroit
qu'hier, lui dis : « C'est que vous n'y étiez pas,
vous... vous... », ce qui la trouble entièrement un
moment. Ce mot, qui fut l'effet du hasard, est, je
crois, de la coquetterie la plus fine. Tencin et moi
allons prendre une glace au café de Foy. Nous nous
couchons à dix heures.
8 fructidor [-26 août]. Dimanche.
Il y a un an, que j'étais à Claix, tout seul, par
de grandes chaleurs.
Je pense à la comédie et trouve de bons principes
sur l'oDiEux. Le poète comique qui rend odieux
sort du caractère de la comédie. L'étude de la comé-
die est à peu près celle du monde, la plus propre
à me former.
Lorsque je débuterai dans la carrière poétique,
me tenir à Martial et aux filles de l'Opéra, pour
écarter absolument ce vernis d'infériorité que,
depuis Racine et Boileau, cet art donne vis-à-vis
le grand monde.
Afficher la manière d'être de Chapelle, épicurien
dont les vers sont l'accessoire et non le principal.
Ce jour a été tel que je me figurais la vie lorsque
je commençai à songer sérieusement à devenir un
grand poète. Le matin dans un travail fructueux, le
soir dans le plus grand monde. Après dîner, à sept
148 JOURNAL DE STENDHAL
heures je vais aux Tuileries avec Tencin, j'y trouve
en arrivant Pacé donnant le bras à Adèle and to
her mother.
Je ne continue point la description, parce qu'il
faudrait trop la travailler pour lui faire représenter
ce bonheur fastueux que j'ai goûté pour la première
fois, et après l'avoir tant désiré.
Quand je relis ces mémoires, je me siffle souvent
moi-même ; ils ne rendent pas assez mes sensations,
le bons de hons principes ici à côté est, par exemple,
détestable. C'est un homme qui, en parlant du teint
d'une femme, dirait : « Il est couleur de chair. »
Plus on connaît les hommes, plus on pardonne à
ses amis de légères faiblesses. La superbe méthode
des protagonistes en maximum de passions (tragi-
quement) ou de rapports (comiquement) me ferait
fuir dans un désert si je portais dans le monde cette
inflexible sévérité que j'ai pour les figures que je
peins.
Bien prendre garde à cela ; c'est mon grand défaut
et qui pourrait me donner, aux yeux des gens du
monde, le ridicule que La Harpe aurait aux miens
s'il critiquait impudemment Cinna.
10 fructidor [-28 août].
Ce matin chez La Rive, qui nous dit qu'il ne trou-
verait pas deux élèves dans Paris qui eussent nos
1804 - 28 août. PARIS 149
dispositions. Je dîne avec Pacé, il me conte la répéti-
tion burlesque où il assista avec Pierre et Tabarié, et
où M^i® Fleury voulait substituer « barbare » à « tigre »,
et où Saint-Phal disait elle en parlant d'un trépied.
Je sors du Misanthrope, joué médiocrement par
ce même Saint-Prix. Je n'ai pas voulu attendre la
■deuxième pièce, pour ne pas troubler les impressions
que la première m'a faites.
Je sens qu'on pourrait faire beaucoup mieux.
Saurai-je jamais mettre en pratique ce que je sens?
La partie où je sens que je pourrais faire mieux est
la scenegiatura, où je suis élève du grand Alfieri.
Dans une pièce intitulée le Misanthrope, une fois
qu'on est convenu de donner ce nom à Alceste, il
devrait tout faire, tout devrait rouler sur lui.
Or :
1° il ne fait point le dénouement ;
2° la scène des deux marquis, la longue scène
d'Arsinoé sont épisodiques ;
3° il ne peint pas assez son caractère par des
actions, et Molière ne le met pas dans ces embarras
terribles où le combat de deux passions nous montre
si bien le fond d'un caractère. Nous devrions voir
dans cette pièce les actions les plus fortes où le
caractère d'Alceste l'a engagé ; au lieu de cela, nous
ne voyons de fort de lui que la scène du sonnet.
C'est tout bonnement un cœur vraiment amou-
reux, et point un misanthrope, qui se montre dans
les scènes d'amour avec Célimène. En un mot, cette
JOURNAL DE STENDHAL 10.
150 JOURNAL DE STENDHAL
pièce ne fait pas tout ce qu'elle devrait faire ; elle
devrait :
1° nous peindre Alceste par les traits les plus
vigoureux possibles ;
2° que ces traits, peignant le mieux possible les
caractères, fussent arrangés de manière qu'il en
résultât l'intérêt le plus vif possible.
Cela n'est point ; la pièce est froide, elle n'a ni
la chaleur de la tragédie, cette anxiété qui vous porte
comme dans VOreste d'Alfieri, ni la chaleur de la
comédie, celle qui règne dans le Cocu imaginaire
et le Médecin malgré lui, chaleur qui vient de ce que
l'esprit est sans cesse amusé par quelque chose de
nouveau.
Il y a dans Alceste l'imperfection capitale que
la tête n'est pas assez bonne. Il devait voir que tous
ces maux qu'il ne peut endurer viennent du gouver-
nement monarchique, et tourner contre le tyran la
haine que lui donnent les vices de ses contemporains.
Ne prenant pas ce parti, n^en ayant pas la force, il
devrait se faire une idée nette de la vertu, et pour
faire encore quelques biens partiels (ne s'attaquant
pas à la racine du mal), rester dans le monde pour
s'y liguer avec le peu d'honnêtes gens qui y sont et
y faire le plus de bien possible. Que si Molière a voulu
rendre son Alceste ridicule pour n'avoir pas pris ce
parti, il devrait nous le montrer, et le lui faire dire
au moins par Philinte.
Ce Philinte ne combat point son ami par les meil-
1804 - 28 août. • PARIS 151
leures raisons, son amour fait souvenir qu'on entend
une comédie, il fallait le supprimer. En général, ce
personnage et tous les personnages secondaires de
comédie ne sont point d'une assez belle nature. Je
voudrais que, pour la plupart gais et spirituels, ils
nous donnassent le sourire du bonheur.
Le style du Misanthrope a vieilli parce qu'il
était trop figuré. Ce sont tous les endroits figurés
qui sont vieillis. Il est aussi grossier quelquefois.
En général, il n'est point assez rapide et est trop
bavard. Les deux premières scènes du Médecin
malgré lui et plusieurs scènes du Menteur sont bien
autrement rapides.
Tout cela n'empêche pas cette pièce d'être la
deuxième ou la troisième comédie du monde, si
elle n'est pas la première. Peut-être la publication
des œuvres d'Alfieri changera-t-elle un peu cela.
Dans l'état des choses, le Philinte de Fabre est la
comédie française où la scène giatura est la meilleure.
Shakespeare a Timon, assez bonne comédie à
comparer à celle-là, mais le sujet n'en est pas inté-
ressant. Nous savons bien que les amis des riches
aiment plus leurs tables qu'eux-mêmes.
Il y a un exemple d'excellente conversation dans
le Misanthrope ; c'est cet endroit :
Dois-je prendre un bâton [pour les mettre dehors ?]
— Non, ce n'est pas, Madame, un bâton qu'il faut
Mais, etc. [prendre,
152 JOURNAL DE STENDHAL
Au reste, si jamais je faisais de comédie aussi
sérieuse, me souvenir que l'apparition de Dubois,^
tout mauvais comique qu'il est, déride et fait beau-
coup plaisir.
13 fructidor [-31 août].
Je suis le matin cinq heures de suite avec Pacé,.
nous allons deux fois chez La Rive. L'art de faire
rire le public des objets qui me semblent odieux me
tourmente toujours beaucoup. Je dîne à cinq heure*
chez Pacé avec Prévost, Dufresne *, sous-inspecteurs
aux revues, chefs de division à la Guerre, et Maison-
neuve, poète, employé à la Guerre sous Prévost.
Il n'est point aimable, me dit Pacé, parce qu'il
parle toujours vers. Il a fait huit pièces, comédies
ou tragédies, dont trois seulement jouées et point
d'imprimées. Nous parlons vers ensemble de sept
heures à dix heures ; il me récite deux satires qu'il
a faites et un poème sur le rétablissement du culte ;
tout çà me semble fort bon, surtout les satires»
Il y a un portrait de Voltaire qui est parfait, ce
me semble. Il me disait ses satires à la Mole, d'un
ton charmant ; il faudrait les lire seul pour les
juger.
Il me dit que son Mustapha et Zéangir *, qui eut
80 représentations, lui rapporta 15.000 francs
jusqu'à la vingt-huitième qu'il le donna à la Co-
médie ; il lui en aurait rapporté 25.000 francs sans
cela.
1804 - 3 septembre. PARIS -[53
J'ai VU que parmi les courtisans le grand secret
d'aujourd'hui sera dévoilé dans deux ans ; il faut
attendre.
Pacé me lance dans tous les genres, jamais six
louis ne furent mieux employés que ceux de La
Rive.
Lundi 16 fructidor XII [-3 septembre 1804].
A quatre heures, Pacé me fait appeler; je vais
chez lui à l'instant, il me dit que notre dîner est
pour aujourd'hui. Je n'ai que le temps de voler au
Palais-Royal me faire couper les cheveux, de revenir
chez moi et de revoler chez Robert *, restaurateur,
rue des Bons-Enfants, où j'arrive à six heures. Nous
sommes douze : Pacé, le sincère et par là très
agréable Valmabelle, Possel, Aug. Lajart, et de
Possai, je crois : les divinités sont : Millière, Louise,
M^^^ Jannart l'aînée, M^^® Jannart la cadette, Emilie,
danseuse excessivement laide, et deux vieilles. Nous
nous sommes mis à table vers les six [heures] et
demie, nous en sommes sortis vers les neuf et demie
et sommes sortis de chez Robert à onze heures et
quart. J'ai quitté ces messieurs, ai fait un tour au
Palais-Royal et me suis retiré.
[17 fructidor-4 septembre].
Le 17, pour la première fois, j'éprouve la lassitude
du grand monde. Je suis allé à dix heures chez Pacé^
de là ensemble chez La Rive. Nous sommes allés
154 JOURNAL DE STENDHAL
déjeuner au café Foy, de là payer un reste de compte
chez Robert (le dîner a coûté 163 francs, nous étions
douze, plus 12 francs pour les garçons). J'ai vu
Martial dans cet état de demi-ennui où ils sont
souvent, moi j'étais réellement ennuyé de cette vie
passée au milieu d'amusements qui, quoiqu'on se
dise qu'ils sont le nec plus ultra du bon ton, n'amu-
sent point. C'est la première fois que j'ai ressenti
l'ennui du plus grand monde. Je me suis interrogé
moi-même et j'ai vu combien, dans cet état, un
bon ouvrage de littérature doit leur plaire.
J'ai vu hier le bon genre de plaisanterie, non
pas sublimé, mais bien indiqué par M. de Possai.
Il ne disait et ne faisait que des choses absolument
ridicules qui ne fatiguaient pas du tout la tête,
mais qui faisaient rire. Rien n'était agréable comme
ces folies qui semblent ne supposer aucun esprit
dans celui qui les fait, qui vous font rire sans que
vous soyez contraint d'admirer et en ne fatigant
pas le moins du monde votre esprit.
Il semble au premier abord que la véritable
amabilité serait de dire toujours des choses char-
mantes et pleines d'esprit ; rien ne serait plus
fatigant pour les auditeurs. Il faut faire rire avec le
moins d'esprit possible.
Le rire, parvenu à une certaine force, est-il
toujours de la même intensité ? Je ne puis résoudre
cette question en sortant de table. Tout ce que je
sais, c'est qu'il faut faire rire les femmes en donnant
1804-14 septembre. PARIS 155
le moins de travail possible à leur tête. Me rappro-
cîier le plus possible de ce genre léger, et quitter
cet esprit substantiel que j'ai, qui fatigue et qui a
l'air pesant et pédant.
Rien n'est fort comme le sentiment employé en
sa juste mesure, je l'ai senti par un mot agréable
que j'ai dit bien dans les circonstances et dans la
mesure au garçon Louis, du Caveau ; toutes ses
actions m'ont prouvé que je lui avais donné un
moment fort agréable, il m'a même montré de la
tendresse.
Grand moyen de consolation : faire que l'affligé
s'occupe à analyser sa douleur ; à l'instant, elle
diminuera, l'orgueil l'emporte toujours, où qu'il se
mette. Cela prouve à quel point est grand le contre-
sens de Voltaire, dont les personnages disent : Je
sens telle et telle chose. Il est aussi grand que pos-
sible.
[27 fructidor-14 septembre].
Vu jouer, 27 fructidor XII, le Dissipateur, pièce
détestable du freddo e niente (sic) pittore del cuore
umano Destouches, suivi des Projets de Mariage,
petite anecdote très médiocre de Duval.
2^ complémentaire XII [-19 septembre 1804].
Martial et moi nous allons chez La Rive à Mont-
lignon, forêt de Montmorency. Journée agréable,
séjour charmant. Nous sommes de retour à neuf
156 JOURNAL DE STENDHAL
heures. M[artial] va chez MilHère. Je passe chez
Lenoir, prends Timon d'Athènes, excellente comédie
de S[hakespeare], et viens me coucher.
Le goût (règles pour produire tel effet) dans son
sens naturel est la moitié du génie. C'est cette moitié
qui manque à Pacé, il me récite en revenant dans
son cabriolet, au clair de la lune, des vers de lui
sur la maîtresse d'un chevalier de Malte, où il y a
du bon. Il y a de l'esprit parce qu'il a cherché le
genre passionné-spirituel, mais les gens passionnés
ne le sont pas, et il ignore cela, n'ayant pas assez
étudié le cœur humain.
4^ complémentaire [-21 septembre].
Durzy vient me voir, je lui donne ces deux louis
que je lui devais d'une manière si comique.
Le soir, je vais à Favart ; on donne le Locataire.
L'auteur a montré des choses comiques sans les faire
paraître ridicules.
Lucile ; après le quatuor, on couronne Grétry
dans la galerie à gauche de l'acteur. La Fausse
Magie * ; on applaudit beaucoup le duo des deux
vieillards :
Quand on a la soixantaine *, etc.
5' complémentaire [22 septembre], dernier jour de l'an XII.
Je me lève. Tout en conversant avec T[encin],
il m'avoue qu'il est triste parce qu'il a perdu
1804 - 22 septembre. PARIS 157
700 francs au 113. Nous trouvons le moyen d'em-
prunter 400 francs.
Je vais au Musée, où je revois la jolie fille qui
ressemble à Antinous que j'avais vue à la distribu-
tion des prix de Législation. Nous nous regardons
de ces regards qui veulent beaucoup dire.
Je rentre à deux heures, je trouve Mante, nous
allons chez M"^^ de Rezicourt. Nous y restons trois
quarts d'heure, nous ne cessons de parler, elle et
moi, elle ne me dit point de revenir. Je pense qu'elle
a été bien aise de me voir parce qu'elle avait dîné
chez mon père à Gr[enoble], mais que mon oncle
m'a perdu auprès d'elle.
Mante me dit qu'il n'a pas trouvé à placer un
mot, et voilà le grand tort que j'ai eu : dans ces
premières visites, il ne faut pas que la conversation
tombe, mais à cela près, il faut que le présenté laisse
parler le plus possible le présentant, pour que la
conversation prenne plus tôt le genre intime.
Il est arrivé, de ce que je n'ai pas suivi ce principe,,
que la conversation a été très différente de ce qu'elle
est ordinairement, à ce que m'a dit Mante.
Le bonheur de la passion de la gloire gagne à
la solitude, mais toutes les autres passions s'y per-
dent, leur bonheur devient bien plus difficile.
M™6 de R[ezicourt] me dit dans la conversation
qu'autant elle trouve les sociétés intimes char-
mantes, autant elle hait les visites qui se font trois
fois l'année, qu'elle a beaucoup éloigné de ses con-
158 JOURNAL DE STENDHAL
naissances, etc., etc. Ce qui semble me dire, et me dit
en effet : Ne revenez point.
Si mes loteries de Octavien-Arrigo*-Fair-Montfort
€t du Pervertisseur réussissent *, je puis avoir de
2.000 francs à 6.000 francs à manger cet hiver. Je
pourrai hâve a fair woman of the society, this is ne-
cessary for loving absolutely Vict., même in the case
nel quale trovarei in lei quel aima, grande e vera-
mente amante, che forse ho sognata.
E cosi ftnisce Vanno duodecimo délia Republica ^ *.
1. [Vendémiaire an XIII *-septembre-octobre 1804.] —
Si le 1^' brumaire an XIII je puis me faire 200 livres outre
ma pension, je puis partir pour L.
For the moral, il faut qu'elle sache que j'y suis allé.
Bien remarquer que le 18 brumaire, pour le couronnement,
je la trouverai seule, alors plus d'obstacle, elle seule me con-
naît dans L. Je puis la voir aux promenades sans la com-
promettre le moins du monde. Il n'y aurait que le cas où
le registre du maire apprendrait to the return que je suis
venu dans ces parages.
Elle verrait que c'est l'attente de l'absence qui m'a retenu
si longtemps, et elle serait sensible au voyage. Peut-être
sera-t-elle bien changée after two.
J'arrive à L... le 20 vendémiaire an XIII [12 octo-
bre 1804].
Voyage.
Séjour.
Je puis laisser à Mante une lettre pour MM. P[érier]
par laquelle je demande mes 200 francs vers le 20, il me les
enverrait alors à L...
Si je veux aller à L..., que fais-je ici ? Remettre à Sua.,
et partir.
Mais dois-je y aller ?
1804
PARIS
Troisième voyage a Paris ^
Journal du 1^' brumaire an XIII au [17 brumaire an XI II}.
J'ai été vexé les derniers jours de vendémiaire et
les premiers de brumaire par une gastricité qui
m'a empêché de lavorare al Buon Partito *, autant
que je l'aurais voulu.
J'ai vu deux lettres ridicules, l'une dans les
Petites Affiches, d'un Poitevin, conseiller à la pré-
fecture de Montpellier, qui salue en l'absence du
préfet, l'autre du docteur Mercier à moi.
1. Let us see the world in writing of the comedy. I see that
in my sensations.
Me forcer à travailler.
On ne compose pas bien the comedy in the too continuelle
solitude, les détails ridicules s'effacent, on ne voit plus que
les principes généraux, (yoles de Stendhal en tête du cahier.)
IQQ JOURNAL DE STENDHAL
30 vendémiaire [-22 octobre 1804].
Rentrée de M^^^ Contât* (qui a ennuyé à Lyon et
à Grenoble et qui, si je ne me trompe, tombe un
peu à Paris).
Le Vieux célibataire et les Fausses confidences *.
3 brumaire XIII [-25 octobre 1804].
Je suis allé au spectacle six jours de suite à
cause de ma gastricité, qui m'empêche de travailler
et qui me rend mes après-dîners douloureuses.
Je rencontre Penet avec trois Grenoblois à la
queue des Français ; nous allons tous cinq au
parterre. Cinna, joué par Talma, qui revient de
Bordeaux. Cette pièce a excité mon admiration, mais
ne m'a pas intéressé. Je retrouve en moi les traces
de ce sentiment ancien et primitif que j'avais il y a
oinq ans, et qui me faisait trouver des longueurs
dans toutes les tragédies, à l'exception du Cid, je
■crois.
Talma a des défauts, comme d'être toujours en
mouvement et en exclamation, mais ces défauts
donnent des regrets sans exciter le moindre mépris ;
il faut être un grand acteur pour les avoir, et
jamais la médiocrité ne pourra même y atteindre.
Si Talma déclamait davantage par masse et se
livrait plus à différentes intonations, il serait par-
fait. Il a hasardé ce soir une intonation nouvelle,
mais je crois que c'est d'inspiration, et sans dessein.
180* - 26 octobre. PARIS {Q\
L* Epreuve nouvelle *, de Marivaux, par M^^® Mars.
On regrette, en voyant cette actrice divine, que la
pièce ne soit pas bonne. C'est le marivaudage dans
tout son excès. Il me semble qu'on pourrait faire
une pièce pour M^^^ Mars.
Michot a joué un rôle de jardinier, il me semble
qu'il sera très bien dans Fougeart.
J'ai été trop tranchant ce soir avec les trois
compagnons de Penet et pas assez comique. Ce
genre les effraie, et c'est toujours mon défaut, à la
première entrevue. La même chose dans le dîner
des Rey, Mante, Durif et moi, il y aura demain
quinze jours.
4 brumaire [-26 octobre].
La Mère coquette *, de Quinault, jolie pièce ;
jusqu'au troisième acte, je me disais : Voilà qui vaut
mieux que toutes les comédies de Collin, c'est une
délicatesse charmante bien supérieure à la niaiserie
de notre contemporain ; mais Quinault a manqué la
scène du raccommodement entre ses deux amants,
qu'il avait eu l'art de faire vivement désirer, et a
eu la maladresse de ne pas mettre en action un
dénouement qui eût été très comique.
En général, plus de délicatesse que de verve
comique, et (en supposant qu'on joue la pièce telle
que Quinault l'imprima) on ne s'aperçoit pas le
moins du monde de ses cent cinquante ou cent
quatre-vingts ans.
JOURNAL DE STENDHAL. 11
IQ2 JOURNAL DE STENDHAL
En dernière analyse, c'est une charmante comédie,
elle serait très bonne si la mère jalouse agissait
davantage.
Les vers m'en ont paru très bons ; il n'y a pas
de scènes oiseuses, mais les trois premiers actes
finissent par : « Entrons, je vous dirai tout cela. »
Des détails libres ; au milieu du plus libre, une toux
très comique. Les paroles du vieillard de soixante
ans n'auraient pas, je crois, été souffertes dans la
bouche d'un jeune homme. Tant il est vrai qu'au
théâtre, où tout est rapide, la plus forte impression
ne donne pas le temps de songer aux autres, et
qu'ainsi on peut tout faire passer.
La Jeune femme colère * (troisième représentation)
de M. Etienne, mauvaise pièce, point de verve
comique. Il paraît que l'auteur n'a pas connu la
pièce sur le même sujet of the great original Sha-
kespeare *.
Je n'y trouve que deux traits comiques, encore le
second ne l'est-il que par le jeu de Clozel. Il dit
d'abord, en se reprochant son emportement, et
avec emportement : « Quand je songe que je me
suis mis en colère, cela me met d'une fureur... » ; la
deuxième fois, il dit avec l'accent de la plus vive
colère : « Ayons l'air de nous disputer. »
La Maison de campagne, de Dancourt *, esquisse
spirituelle, mais trop faible pour la scène. Le
1804 - 28 octobre PARIS [Q^
dénouement serait un charmant trait de caractère
en société. Le vieil avare changeant sa maison en
auberge, à l'enseigne de VEpée royale.
J'avais derrière moi un homme à qui j'ai dit :
« Il est étonnant, monsieur, combien vous ressem-
blez à l'Empereur lorsqu'il combattait en redingote
grise.
— Je ne suis pas l'Empereur », etc. Le ton sérieux
de cette réponse la rendait plaisamment bête. Le
personnage a ôté son chapeau, et j'ai vu le front
d'un sot. Il ressemble au sous-lieutenant Mou-
tonnet *.
6 brumaire, dimanche [-28 octobre].
Je sors d'un dîner où j'ai rencontré un homme qui
a été vraiment aimable pour moi.
Mante m'est venu chercher à trois heures, nous
sommes allés à la Rotonde, au Palais-Royal, nous y
avons trouvé d'abord Allegret avec deux provin-
ciaux, ensuite l'aimable Penet avec M. Dupuy,
voyageur d'une maison de Laval, qui est sorti il
y a quinze jours d'Espagne, où il a demeuré quatre
ans.
Nous allons dîner chez Grignon, il nous en coûte
5 livres 8 sous. Nous sommes sept, deux provinciaux
idiots ne disant rien, Allegret (aimable de province ;
nous raconte qu'il a fait le sourd deux heures de
suite dans une auberge de la route ; le sublime de
164 JOURNAL DE STENDHAL
cette aventure est le cassement de l'assiette), Mante,
l'aimable Penet, Dupuy le Béarnais et moi.
M. Dupuy nous raconte les honneurs rendus en
Espagne à Moreau, le gouverneur de Cadix le loge
chez lui. Quand il sort dans les rues le matin en
redingote bleue, chapeau rond et pipe à la bouche,
les petits enfants le suivent en criant : « Vive
Moreau ! » D[upuy] et dix-huit autres Français,
se trouvant logés à Barcelone dans la même auberge
que lui, lui donnent à dîner ; sa femme, invitée, ne
peut pas y assister, il y vient, et leur raconte tout
bonnement ses batailles.
Le prince de la Paix *, qui a été simple garde du
corps, plus puissant que le roi en Espagne parce
qu'il caracole la reine. Le prince a trente ans et
est superbe homme. — La rencontre dans la rue à la
tête de ses gardes. — L'anecdote de l'archevêché. —
L'an[ecdote] du rosaire. Il est universellement
haï, quoiqu'il ne soit pas méchant, mais il humilie
les amours-propres. La reine donne à son occasion
un soufflet à son fils, le prince des Asturies, jeune
homme de dix-huit ans qui paraît détester Ca-
doja (sic) (le prince de la Paix) et que peut-être
pour cette raison l'Espagne adore.
Don Quichotte toujours estimé. D[upuy] préfère
l'édition remise en langue nouvelle. D[upuy] me
paraît être entièrement au niveau de sa classe ;
ainsi, ce qu'il me dit est le paraître d'un négociant
voyageur en Espagne. Ce jeune homme a une phy-
1804 - 28 octobre. PARIS j g5
sionomie singulièrement spirituelle, telle que je me
figure celle de Miguel de Cervantes, des yeux à la
Raphaël (particulièrement avec son maître d'ar-
mes). Il me donne par son récit une jouissance d'es-
prit qui me met exactement hors de moi, toute mon
attention est à considérer les choses qu'il me dit.
C'est la seule jouissance de ce genre que j'aie éprouvée
depuis la Confession exécutée à Gr[enoble] par Diday
et F^ Mallein, celle-ci est moins vive.
Celle de l'Opéra, avec Martial, était d'un degré
moins forte, je n'étais pas hors de moi, je voyais
mon bonheur et avais assez de force pour l'analyser.
Le théâtre de Madrid est superbe, on n'y joue
presque que des pièces françaises traduites, et la
plupart mutilées. On y a joué dernièrement Fénelon,
de Chénier *, qui a eu cinquante-sept représenta-
tions. La représentation de cette pièce, demandée
à grands cris pendant un mois, a été une victoire
remportée sur l'Inquisition par la jeunesse espa-
gnole.
Au reste, l'Inquisition est sans pouvoir, son plus
mauvais effet est d'empêcher la libre circulation
des livres. Nos journaux, cependant, pénètrent en
Espagne. Lorsqu'un homme a mal parlé de la
religion, ou écrit contre elle, l'Inquisition le fait
appeler et lui demande s'il persiste ; il assure que
non et tout est fini. S'il tombe une deuxième fois,
il est mis en prison.
JOURNAL DE STENDAnL. 11.
166 JOURNAL DE STENDHAL
12 brumaire [-3 novembre].
Je me force à travailler to the Good Parti, n'en
ayant nulle envie, même mon déjeuner me pesant ;
je finis par do the best comic scène that I hâve ever
made, the third of the first act *.
Il faut donc se forcer à travailler tous les jours.
Penet et moi nous allons à Louvois. Le Père
d'occasion *, absence absolue de talent ; j'aurais cru
que c'était là le dernier degré de médiocrité suppor-
table sans r Amant soupçonneux *, un acte [en] vers,
de Chazet et Lafortelle, qu'on a donné ensuite pour
la première fois.
Il est impossible de concevoir quelque chose
d'aussi peu peignant les passions ou les ridicules que
cette pièce. Je ne dois jamais craindre de tels rivaux.
Les Ménechmes *, de Regnard. Pièce gaie, où
Picard joue fort bien, mais dont une deuxième re-
présentation m'ennuierait, parce qu'elle ne peint
vigoureusement ni les ridicules, ni les passions.
La couleur du style de Regnard est la gaieté. Cette
pièce, si loin *, est d'une perfection vraiment infinie
si on la compare aux deux premières.
Penet, dans les entr'actes, me parle des moeurf;
de Gr[enoble] ; homme excellent à consulter, parce
que, n'ayant aucun système ni aucune prétention
il voit les choses telles qu'elles sont.
Il me conte qu'on a joué la Petite Ville de Picard
à Bourgoin ; les femmes étaient de toute ferveur.
1804 - 4 novembre. PARIS {QJ
La classe la plus ridicule en France est celle du
petit bourgeois casanier, vivant de ses rentes.
Le magistrat sait quelque chose, l'expérience
instruit le militaire et le négociant, mais rien ne
guérit les erreurs du petit bourgeois.
Sotte importance (celle dont Falconet, de Gre-
noble, a la ligure et dont le capitaine des gardes
nationales avec qui Mante a déjeuné hier chez Daru
m'a donné un trait : « En province, on fait ce qu'on
veut, mais à Paris, le service n'est pas un badi-
nage »), excellente à jouer dans ma comédie en
un acte sur les petites \âlles, comédie à faire devant
l'original, à Grenoble, et dont le mot de Tencin
aîné est le fondement.
J'ai vu avec Penet un buste de Molière, au foyer
de Louvois, qui m'a charmé ; l'âme du grand homme
y est bien exprimée, et je trouve que Saint-Aubin a
bien saisi l'oeil de feu du petit profil *. Molière, dans
ce buste, a une figure vraiment sublime. Me le pro-
curer dès que je serai stable.
Une nuit d'insomnie ; je pense beaucoup au plan
du Courtisan *, comédie en cinq actes et en vers ;
j'ai bravement négligé d'écrire mes réflexions, et
je les ai perdues.
Dimanche, 13 brumaire XIII [-4 novembre 1804].
Je travaille jusqu'à quatre heures, je dîne avec
168 JOURNAL DE STENDHAL
Mante et Penet. Nous rencontrons Mornas et Durif
(le gros), excessive bêtise de ces deux êtres.
« Mais la maison de ton père * est manquée ; de
l'avis de tous les connaisseurs de Grenoble, elle
manque.
— Et comment ?
— Les fondements sont trop solides pour une
maison qui n'a que deux étages ; il en fallait quatre
ou cinq. »
Mante a bien ri de ce trait, ainsi que Durif le
médecin et moi. Le gros Durif a donné la comédie
sur le titre de Citoyen, qu'il déteste. Je me suis
moqué de lui le mieux du monde, sans qu'il s'en
aperçût.
Moyen comique : je lui donnais des louanges qu'il
prenait à bon compte, qui faisaient voir la ridiculité
de ce qu'il disait et qui le poussaient à en dire
davantage.
Je vais de là au cabinet de lecture. Je lis avec
grand plaisir un morceau de Montaigne, que je
n'avais pas vu depuis deux ans. Son style peint
supérieurement son caractère. C'est peut-être le
style français qui a le plus de coloris.
Je lis un morceau du Génie du Christianisme,
je me sens charmé par le bien écrit, tant que les
absurdités ne sont pas trop fortes.
De là, je vais gratis (pour la seconde fois de ma
vie, je crois), à VAi^ocat Patelin *,
Cette comédie est écoutée avec murmures et
1804 - 5 novembre. PARIS 159
sifflée à la fin. C'est dimanche ; un jour où il n'y
aurait eu au parterre que peu d'honnêtes gens (dans
le sens de Louis XIV), on aurait savouré ses beautés ;
mais les spectateurs du dimanche veulent montrer
leur goût par leur sévérité.
Cette pièce est pour moi un réquisitoire contre un
condamné, elle ne me fait pas autant de plaisir que
je m'y attendais ; il y a cependant deux très bonnes
scènes : la première scène de Patelin et de M. Guil-
laume, et celle du plaidoyer. Les sentiments ainsi
que le style en sont francs et naturels.
14 brumaire [-5 novembre].
Je sors du Cid, indignement joué. Je n'ai pu voir
que les fautes de Corneille, je ne l'ai pas trouvé
assez sentimental et j'ai vu avec peine des tirades
pour développer le caractère de celui qui parle, là
où sa passion lui ordonnait de ne dire qu'un mot.
Lafond est à tout jamais un acteur médiocre.
Bourgoin * va folâtrer avec Chaptal, dans la loge
de ce dernier, aux yeux de tout le public ; cela fait
rire Pacé. J'y vois encore M^^^^ Contât, Raucourt,
George, M'^® Tallien, Dugazon.
Ensuite, la première représentation de la Leçon
conjugale *, trois actes [en] vers ; c'est encore bien
moins bon que la pièce d'Etienne, et tout ce qu'il
y a de bon est dans la comédie de Louvois. Ces
gens-là ne seront jamais à craindre pour un poète
170 JOURNAL DE STENDHAL
comique ou tragique. Les auteurs sont MM. Chazet
et Sewrin.
17 brumaire, 8 h. du soir [8 novembre].
Je lis la Méchante Femme de Shakespeare (the
taming * of the shrew). J'admire à chaque scène le
génie de ce grand homme, et la tête anti-dramatique
de nos faiseurs de comédies.
Je n'en suis qu'à la septième scène du premier
acte, et Shakespeare me fournit déjà une idée qui
pourrait faire une charmante comédie. Je crois voir,
il est vrai, depuis que je crois savoir peindre, que
tous les sujets seraient bons dans mes mains. Je
ne crains plus que les sujets me manquent. Dites
à un barbouilleur : « Peignez Phèdre » ; expliquez-lui
même l'action, il ne fera qu'une croûte ; Guérin,
qui a le génie de l'art, fait un chef-d'œuvre.
Je crois que je ferais des comédies excellentes
comparées à celles de Chazet, Sewrin et Etienne^
voilà le sens.
J'aurais donc fait un Petruchio très aimable, de
trente-cinq ans, dégoûté de l'amour, n'y croyant
plus et voulant une femme riche. Catherine aurait
eu son caractère, mais avec un esprit si charmant
par son originalité et ses saillies, que Petruchio,
qui n'aurait d'abord cherché à la connaître et à la
corriger que dans le dessein d'avoir une femme
riche, le ferait à la fin par amour.
Voilà, je crois, une jolie comédie, mais rare dans
1804 - 8 novembre. PARIS |7[
la nature, amusante et point utile, bonne seulement
par le talent de l'artiste, et difficilement un chef-
d'œuvre ; si le peintre a du génie, il vaut mieux
qu'il cherche les plus beaux sujets, il peut alors
«spérer de faire des ou\'Tages éternels.
Le prétexte de la colère de Petruchio est toujours
le grand respect qu'il veut que l'on rende à Cathe-
rine, et il veut qu'on lui rende tous ces respects
parce que, dit-il, elle est sujette à se mettre en
oolère, ce qui est un horrible défaut.
1804
PARIS*
Journal de mon troisième voyage a Paris
Collier du [23] brumaire au [28 frimaire an XIII].
23 brumaire XIII [-14 novembre 1804].
Déjeuné chez Adèle of the gâte, où je trouve
M. Durand, peintre. Je rencontre le général Mi-
chaud, qui me dit : « Apportez-moi un modèle de
certificat, et je signerai *. »
Pour éviter le genre pauvre d'action que j'ai si
bien observé hier soir dans le Séducteur, de Bièvre *,
avant de peindre un caractère, faire son étendue,
c'est-à-dire la liste de toutes les actions qu'il peut
faire.
Je travaille jusqu'à cinq heures, je vais au
P[alais]-R[oyal], je trouve sur la porte du café de
Foy Dupuy, Penet, AUegret et trois ou quatre autres
Grenoblois. Le pauvre Allegret me prend le bras eu
entrant, il est bien souffrant de sa v... ; Dupuy a
174 JOURNAL DE STENDHAL
toujours une figure et une manière d'être qui m'en-
chantent ; je trouve Penet échauffé, c'est pour faire
une bonne action ; hier, il s'échauffa de même pour
Boury (Victor) ; outre cela, il s'échauffe une petite
fois devant moi, d'ailleurs ce n'est pas un homme
à affectation, donc c'est un excellent homme.
Penet, Mante et moi nous lui remettons chacun
six livres par farce, pour rire ; nous montons au 113,
P[enet], D[upuy] et moi ; P[enet] perd sept livres,
Dupuy vingt-quatre, moi trente. Cette lessive,
qui est la plus forte faite à P[aris], tombe mal.
J'en suis d'une gaieté folle toute la soirée. Je lis
bien à cette heure (onze heures) la cause de cette
gaieté, elle subsiste encore : elle vient de mes chi-
mères du monde et de mon caractère de poète.
Je me promène ensuite trois heures avec Penet,
MM. Callignon et Blanc nous joignent ensuite.
Moulezin et Blanc me marquent beaucoup d'égards
depuis trois jours, je ne sais pourquoi.
Je dîne à dix heures et je rentre.
Nous parlons, P[enet] et moi, de Dufay; il voulut
une fois se jeter par la fenêtre parce que sa mère
lui avait donné un soufflet. P[enet] et Bon le re-
tinrent. Il voulait être poète, a laissé ses manuscrits
à Bon, M. Maléchard et Penet.
Effet de la douleur sur celui-ci : il apprend à
Marseille, en montant l'escalier de Reybaud, la
mort de son frère, par une lettre qu'il croyait être
de lui. Il demeure immobile, allait tomber enlin^
1804 - lô novembre. PARIS j^75
lorsqu'on le soutient *. Il finit par croire que Fré-
déric Faure s'est moqué de lui, chose hors de toute
vraisemblance.
Je vis hier aux Français le Séducteur et la Ga-
geure *. Action, originalité, mais longueurs et
manque d'élégance.
La première pièce, quoique montée le mieux pos-
sible (Fleury, Contât, Mars, Michot) m'ennuie
tellement par son vide d'action et son bavardage,
qu'on me donnerait mes entrées toutes les fois qu'on
la joue que je n'irais pas.
Elle produisait cependant un grand effet sur mes
voisins. Ce caractère est celui de tous qui est le
plus intelligible pour les gens médiocres français.
Tous sont plus ou moins séducteurs.
Ce parterre est un excellent public, applaudissant
souvent à des phrases brillantées, mais ne laissant
rien passer de bon sans le sentir.
Il y a du mauvais ton dans la Gageure, mais cette
mystification continuelle plaît à notre vanité. Elle
me fait penser au grand principe de l'originalité
de lieu. Je m'étais promis, la veille, de tracer
toujours Vétendue d'un caractère avant de le
tracer.
25 [brumaire-16 novembre].
Je lis avec beaucoup de plaisir à la Bibliothèque
nationale les lettres autographes de Voltaire à
Maupertuis. Son écriture ressemble beaucoup à
176 JOURNAL DE STENDHAL
celle de M. D[aru] et à la mienne. Ces lettres sont
de 1732, il écrit ny pour ni. Je lis ensuite quelques
lettres autographes de Henri IV à la marquise de
Vaudreuil, une de ses maîtresses. Elles me char-
ment, c'est là le mot ; c'est là qu'il faut étudier
la naïveté, autant que dans La Fontaine. Etudier la
naïveté ? — Oui ; lorsque, comme hier, je ne me
porte pas très bien, que j'ai des idées fines et en
même temps que je sens, mon âme étudie la naïveté,
apprend à la sentir.
Ces lettres d'Henri IV me semblent valoir infini-
ment mieux que celles de M™^ de Sévigné ; ce grand
homme aurait eu une réputation seulement comme
auteur. Lire toutes ses lettres, mais non pas lors-
que je serai très passionné, elles m'ennuieraient, ne
les lire que lorsque mon âme sera en état de les
sentir. C'est une des études les plus utiles que je
puisse faire comme poète ; quel trésor de naïveté, et
point altéré par l'attente de l'impression.
Ces lettres sont pleines de fautes d'orthographes
et signées H *.
La Rive est ennemi du ridicule. On tourne tout
en ridicule aujourd'hui, disait-il avec douleur de
vanité, plus par un retour sur lui-même que par
amitié pour Luce de Lancival, dont je plaisantais
le poème *.
Je commence à m'apercevoir qu'un cœur trop
passionné ne sent pas bien des choses : le comique,
le naïf, les fines sensations du style.
1804 - 17 novembre. PARIS j^77
26 [brumaire-17 novembre].
Je sors de la Montansier, il y avait quatre pièces,
j'en ai laissé une. C'est la seconde fois que j'y vais,
ce voyage-ci. Brunet jouait (T Auberge pleine *)
Danière. La pièce, qui me faisait tant rire il y a
sept ou huit ans à Grenoble, me paraît bien bête
et bien peu comique ; elle est cependant citée comme
un chef-d'œu%Te de gaieté. J'espère montrer, même
dans ce genre, un comique plus serré.
Mante trouve la Pupille mauvaise et que les
Etourdis * sont pleins de vrai comique. Je porte sur
ces pièces des jugements bien différents. Outre la
lenteur de conception qu'a Mante, il lui manque
peut-être un peu de sensibilité à la Jean- Jacques ;
on n'a celle-là qu'autant qu'on a regardé les femmes
un peu en fou, et il est très raisonnable. Au reste,
rejuger la Pupille et les Etourdis.
Une demoiselle de Gr[enoblej disait à Penet :
« Lorsqu'on en a goûté, on ne peut plus s'en passer »,
ce qui confirme la maxime de Jean- Jacques : « Re-
fusez tout aux sens, si vous voulez n'être pas conduit
à la dernière faiblesse. »
La crainte du mépris rend susceptible. La Vau-
guyon, Saint-Simon.
Régulus, avec le caractère d'Henri IV, serait la
perfection jusqu'ici connue de l'homme donnant
le'plus de plaisir à ses concitoyens,
JOURNAL DE STE>EHAL. 12
178 JOURNAL DE STENDHAL
Ce qui nuit à la vertu parmi nous, c'est qu'elle
a le caractère du jeune Horace.
La Vauguyon *, quatrième]volume du Supplément
de Saint-Simon, maximum de la susceptibilité.
27 [brumaire-18 novembre].
Je vais à dix heures avec Mante chez Rey, qui
nous conte la manière dont Destutt l'a présenté à
Cabanis : « Votre maître et le mien. »
De là, nous allons chez Sicard *. Je retrouve cet
enfant si jcli dont la vue m'avait tant charmé, il
y a un an, au cours de Legouvé ; il a perdu l'expres-
sion angélique de sa figure.
Air Tartufe de Sicard ; il n'ouvre pas la bouche
sans dire une fausseté. Les définitions de Massieu *
sont des figures poétiques. Il n'y a d'admirable que
le travail sur les sourds-muets, dont plusieurs ne
sont que sourds. Jolie petite sourde-muette lisant un
quatrain très bien, aux sons nasaux près.
Au Philosophe marié *, pièce mauvaise mais aimée
du vulgaire parce qu'elle est aisée à comprendre ;
un geste de M^^^ Contât me fait comprendre ce qu'elle
va dire : « Qu'entends-je ? »
A propos de philosophes, il se manifeste deux
partis dans la salle. Ce soir, je vois mille caractères
à peindre dans la société, parce que mon imagination
me représente exactement tous les détails et leurs
rapports comiques avec le public.
1804 - 20 novembre. PARIS 179
28 [brumaire-19 novembre].
Au sortir de chez La Rive, we go at Hardy
Coffee *, nous y trouvons le poète Fulchiron *.
Tyran domestique *, de Duval, cinq actes [en]
vers. Pénétrer le principe du petit talent de l'épi-
gramme et l'acquérir, lire Catulle, faire un recueil
des cinquante oujsoixante, ou trente ou quarante
bonnes épigrammes] existantes de Jean -Baptiste
Rousseau, Racine, Boileau, Le Brun. Lire Catulle.
29 [brumaire-20 novembre].
J phi génie en Tauride * et la huitième de la Leçon
conjugale. Cette pièce, qui ne peint rien, plaît en
ce qu'elle représente tant bien que mal une aventure
arrivée entre des gens aimables. M^^^ Mars et Dazin-
court jouent beaucoup mieux que la première fois,
surtout la divine IVIars. Faire une pièce qui la déve-
loppe.
Je n'avais pas vu Iphigénie depuis la représenta-
tion du Théâtre Olympique, où M^^^ Saint- Val * joua
pour M^is Thénard * et où Talma me fit pleurer
dans ses adieux avec Pylade (Saint-Phal). Dès ma
plus tendre enfance j'ai été très tendre pour les
adieux, à présent c'est presque la seule chose qui
m'attendrisse.
Cette pièce est médiocre, elle n'intéresse pas
parce qu'elle ne marche pas. Je crains bien qu'elle
180 JOURNAL DE STENDHAL
ne soit comme Œdipe, que tout ce qu'il y a de bon
ne soit du poète grec ; des Allemands qui étaient
à côté de moi disaient qu'elle était absolument
imitée. Exagération dans les sentiments et le style
(surtout Pylade, au commencement du troisième
acte), ce qui vient, je crois, de ce que l'auteur ne
connaissait ni ne sentait la vraie grandeur. Je
refaisais en moi-même chaque détail de la pièce en
la voyant jouer. Le premier acte a déjà la couleur
du rôle d'Oreste, ce qui est une faute. Iphigénie
parle raison en termes ampoulés et offensants au
sombre fou Thoas, il fallait frapper son imagination
par un faux oracle, par de feints transports, ou de
toute autre manière. Guimond ne connaissait pas
le cœur humain, jamais de ton naturel, tous ses per-
sonnages professent la morale par un vers simple,
sublime, parce qu'il peint juste et sans affectation
les sentiments ou les choses. Bavardage dans les
moments décisifs pour une passion, qui fait mal jouer
les acteurs qui sentent. Au cinquième acte, vers
d'Oreste {du fils d'Agamemnon), vers d'Oreste très
bien dit par Talma, espèce de sublime, la fierté dans
le malheur, mais ce sublime, qui tombera à mesure
qu'on connaîtra les rois, et que par conséquent on
méprisera leur grandeur, qui ne consiste qu'en
broderies, est mal choisi pour un philosophe et
prouve que, malgré son étalage, Guimond ne l'était
pas profondément.
Profiter de ce que j'ai senti là, le courage dans
1804 20 novembre. PARIS j^gj
le malheur un peu sublime, fait un peu craindre et
admirer, serait tout à fait sublime si l'on ne soup-
çonnait pas un peu le héros de jouer la comédie, ce
qui est sa meilleure politique.
Manque de vérité de toute manière : au cinquième
acte, Oreste devrait au moins s'armer du couteau
sacré. Shakespeare aurait bien fait sur ce sujet une
autre pièce que celle-là, et cependant je suis sûr que
tous les grands littérateurs du temps, et peut-être
de celui-ci, préfèrent cette pièce à tout ce qu'a fait
le naturel et sublime Shakespeare.
Talma a des moments sublimes, mais souvent
monotones, et je conçois le mieux. Mais il est tout
au long superbe, les plus grands peintres n'ont point
de plus belles attitudes et de plus belles têtes. Je
reconnais une attitude et une figure de Raphaël. Je
doute qu'il soit jamais égalé dans cette partie de
l'art.
L'amitié d'Oreste et de Pylade et le combat à qui
mourra doivent faire un doux effet dans VOreste
d'Alfieri. Peut-être pourrai-je rendre cette partie
plus touchante. Il me semble qu'on ne doit ajouter
aux caractères des personnages que ce qui rend les
situations plus touchantes.
Le mérite de Guimond, ou plutôt du poète grec,
c'est qu'on n'est pas fatigué de confidents ni de per-
sonnages comme Eriphile. Racine me semble le
père de la race des confidents, qui était dans la
nature qu'il avait sous les yeux.
JOURNAL DE STRNDHAL. 12.
182 JOURNAL DE STENDHAL
Quand je ferai des tragédies, j'aurai au moins
pour moi la connaissance et le sentiment du vrai
grand et du sublime, et le naturel des sentiments
et du style.
[30 brumaire-21 novembre.]
Je puis dire :
Et l'Eglise triomphe ou fuit en ce moment.
C'est aujourd'hui (disent les journaux), mercredi
30, que l'on juge les pièces de vers envoyées à
l'Institut ; probablement on couronnera quelque
ode à Bonaparte. Le plus heureux pour Leimery
serait qu'on couronnât une ode anonyme qui serait
de Fontanes, Chénier ou quelque autre qui laisserait
le prix (comme Lah[arpe], Dithyrambe sur Voltaire)^
et qu'on laissât le prix à Leimery, qui remporterait
l'accessit. Le public alors lui donnerait le peu de
gloire que ce prix peut donner. Cette circonstance
même le ferait remarquer.
Je sens que mes ouvrages faits me puent. Donner
ce sentiment (exquis) à Chapelle *.
« Bonjour, M. Lin-gu-et. — Bonsoir, M. Cocu-é-
let. » (Coqueley).
Rulhière : « Je n'ai fait en ma vie qu'une méchan-
ceté. » — Talleyrand : « Quand finira-t-elle ? »
Le ridicule de La Rive et de bien d'autres est
d'énoncer les sentiments d'une âme grande sur les
1804 - 22 novembre. PARIS ;[83
choses habituelles de la vie, ceux qu'avait Lekain
par exemple, homme à caractère (lettres de Colar-
deau à Lekain), et de les démentir au moment même
par leurs actions. La Rive disant qu'il méprise tous
les honneurs du monde, et au même moment tirant
vanité d'une réponse insignifiante pour la vanité
qu'il a extorquée au prince Louis Bonaparte en lui
allant offrir, à propos de bottes, des pommiers à
vendre. C'est dans les motifs préparatoires de l'ac-
tion actuelle, c'est dans ces actions antérieures que
se niche le fort comique, et que le profond connais-
seur de l'homme se fait connaître.
Ce trait-là, non pas si frappant, mais dans le
genre de celui de Tencin (M. Projet) aux Tuileries.
Le trait de Tencin peint le caractère et n'est que
d'un ridicule très doux, celui de La Rive est bien
plus acre.
l^r fiimairc [-22 novembre].
Je travaille assez. Rey me parle encore de mon
peu de naturel ; je vais chercher Cler, le sourd-muet,
qui ne veut pas venir avec M[ante] et moi au bas-
tringue ; cela me jette aux Français.
Le Préjugé à la mode *, suivi des Deux Pages *.
J*avais encore l'idée du Préjugé, d'après mes
anciennes lectures à Claix, celles qui me jetèrent
dans l'art dramatique. Il y a bien longtemps de
cela, c'était peut-être avant le jour où l'on lit
périr les deux prêtres *, et où j'expliquais avec
134 JOURNAL DE STENDHAL
M. Durand les Bucoliques de Virgile dans la grande
salle, lorsque, vers les onze heures et demie, les cris de
joie de leur mort s'élevèrent. Fixer, lorsque je serai à
Grenoble, l'époque de ces premières lectures. Ce fut
Destouches, que je trouve si mauvais aujourd'hui,
et pour lequel j'ai même une antipathie marquée,
qui m'enchanta par ses rôles d'amour, que mon
imagination embellissait, et qui me jeta dans le
théâtre. A cette époque, je ne sentais guère Molière ;
Racine m'ennuyait à mourir. Je sentais davantage
Corneille. J'avais de l'antipathie pour les tragédies
et pour le style tragique. Je trouvais dans toutes
les tragédies, excepté le Cid, les morceaux ennuyeux,
et, en arrivant à Paris en l'an VII, ces morceaux
ennuyeux me glaçaient toujours.
Le Préjugé m'a paru moins traînant, surtout dans
les premiers actes, que les autres ouvrages de Des-
touches. Le protagoniste a un caractère si faible
qu'il en déplaît. Fleury paraît masqué au cinquième
acte et fait ainsi le dénouement.
Ce préjugé est passé, et la comédie avec lui. Grand
objet à considérer, ne pas peindre ce qui cessera
d'exister, approfondir ce sujet, chercher les carac-
tères les plus durables possible. Je crois Tartufe
et les petites pièces de Dancourt les deux extrémités.
Approfondir ferme cela.
A ce voyage à Gr[enoble], passer décidément
quinze jours en Chartreuse.
M^'^ Contât ne me plaît point dans la première
1804 - 24 novembre. PARIS |g5
pièce et me semble très bien dans la seconde. Fleury
joue très bien les premiers actes, mais il me semble
qu'à la fin ses moyens s'éteignent avec sa voix.
Le degré de mauvais des Deux Pages est rare.
Destouches avait déjà la manie de l'esprit, le pro-
tagoniste dit à son ami avec passion qu'il va lui
faire une confidence et lui reproche d'avoir gardé le
secret si longtemps ; l'autre lui répond par une
tirade qu'on applaudit.
D[estouches] nunquam ad eventum festinat.
D'abord vient de de abord, en abordant.
3 [friniaire-24 novembre].
Je trouve le gros Durif par hasard, nous nous
promenons près d'une heure ensemble au Palais-
Royal, il me conte son histoire. Le trait de M™^ Ju-
bié : « As-tu trente mille francs à m'y faire dépen-
ser ? — Non, mais douze mille, — En ce cas, j'aime
mieux rester ici. »
Une réponse mesurée est celle qui n'offense
qu'autant qu'il est nécessaire pour produire l'effet
désiré les personnes à qui on la fait, par conséquent
qui ménage autant que possible leur vanité. Si mon
père m'avait proposé d'aller à la messe l'année
dernière, je lui aurais fait une réponse à la Jeune
Horace, de manière à renverser un homme qui a
encore un peu de raison. Cette année, je lui dirais :
186 JOURNAL DE STENDHAL
« Dans mes principes, ça ne sert à rien ; dans les
tiens, c'est un sacrilège. Il me semble donc inutile
que j'y aille. »
4 frimaire XIII [-25 novembre 1804].
Je manque de sensibilité aux traits comiques, ce
n'est que par réflexion que je les trouve beaux ^. Cela
vient de deux causes : manque d'usage, habitude de
voir la société en homme passionné, à la Rousseau.
La connaissance des hommes m'a fait mépriser le
jugement de l'immense majorité, qui est composée
de sots, mais Rousseau lui-même a dit que dans les
choses indifférentes et à portée de son esprit, le
sot même jugeait ordinairement bien.
Pour me guérir de ce défaut, lire sans cesse
Molière et Goldoni.
7 frimaire XIII [-28 novembre 1804].
La lecture des Mémoires de JMarmontel, en
général la vie vue par un homme raisonnable et
ne sentant pas trop vivement, m'est excellente.
Lorsque je fais des scènes comiques, cela me fait
reconnaître les traits comiques et fait que je m'y
tiens. Tirer les corollaires de ce fait, vu très claire-
ment dans mes sensations ^.
1. Cela ist bien loin d'être général.
2. Je n'ai pas le temps de creuser cette idée, je travaille
à Letellier.
1804 - 9 décembre. PARIS j^87
La différence d'un homme passionné, de moi
par exemple, à Marmontel, c'est que je vois que
j'aurais mis tout mon bonheur ou tout mon mal-
heur dans des choses où il ne mettait, lui, que la
vingtième ou trentième partie de ce bonheur.
Les actions que fait le protagoniste d'une comédie
ne sont pas considérables en elles-mêmes, mais
par les rapports qu'elles montrent existants entre les
principes constitutifs de la volonté du personnage,
ce qui nous assure presque que dans telle circons-
tance il agirait de telle manière, et que s'il avait une
place importante dans la société, roi par exemple,
il se déciderait aux plus grandes choses, à la paix ou
à la guerre, à porter telle ou telle loi, par les mêmes
passions qui font qu'il se décide à donner un
repas plutôt sur l'avis de son valet que sur celui de
sa femme.
Les actions dhin protagoniste ne sont donc pas
considérables par elles-mêmes, mais parce qu'elles
montrent son caractère. Il n'en faut donc négliger
aucune, quelque petite qu'elle soit (pourvu qu'elle
ne tombe pas dans le bas), dès qu'elle peut peindre
naïvement, franchement, le caractère.
18 frimaire XIII [-9 décembre 1804]. Dimanche.
J'ai bien des choses à écrire depuis le 11 frimaire,
dimanche dernier.
Pendant peu de semaines de ma ^^e, j'ai été
188 JOURNAL DE STENDHAL
témoin d'événements aussi intéressants pour moi ;
il y a eu plusieurs jours où je sentais de quoi rem-
plir plusieurs pages, comme, par exemple, une
journée que je passai tout entière chez Martial et
chez M. de Baure.
Dimanche, 11 frimaire, jour du couronnement,
nous n'avions pas le sou, Mante ni moi ; il vint me
prendre à sept heures et demie, nous allâmes tout
bonnement dans la rue Saint-Honoré, vers le café
Français ; nous trouvâmes par hasard la députation
de la garde nationale de l'Isère, Penet, Durif, Cha-
vand, Reverdy, Thénard, etc., par le moyen de qui
nous vîmes parfaitement le petit cuistre portant la
croix du pape vers les dix heures un quart, ensuite
le pape, et, une heure et demie après, les voitures
de l'empereur, et l'empereur lui-même. Nous vîmes
très bien le pape et l'empereur.
Le soir, en me rendant à quatre heures et demie
chez M"^^ Rebufîet, pour voir passer le cortège, je
le rencontrai en route, et le vis bien.
Je réfléchissais beaucoup toute cette journée sur
cette alliance si évidente de tous les charlatans. La
religion venant sacrer la tyrannie, et tout cela au
nom du bonheur des hommes. Je me rinçai la bouche
en lisant un peu la prose d'Alfieri.
Martial et moi nous emmenâmes M°^® Reb[ufîet]
et Adèle voir les illuminations des Tuileries, qui
véritablement étaient fort belles, mais il faisait très
froid. Pacé and Gâte qui passaient devant nous
1804 - 9 décembre. PARIS 189^
avaient l'air de deux amants qui se querellent.
Je vins me coucher à deux heures du matin, je
fus réveillé par mon oncle Gagnon qui arrivait
des Echelles, et qui actuellement (onze heures et
demie du soir) que j'écris ceci, est là couché dans
mon lit, où il s'est mis le premier. Depuis lors, nous
avons dîné chez M^^^ Sauzay ; le vaniteux Samuel
Bernard, caractère vivant observé. Le lendemain du
jour où B[onaparte] est allé au Champ de Mars
distribuer les Aigles, nous l'avons vu passer, mon
oncle, M™^ R[ebuffet], sa fille et moi, du Corps
législatif. Nous sommes restés ce jour-là quatorze
heures avec ces dames. Une étincelle of loue est sortie
de la cendre chaude. Nous avons fait une autre visite
où Gâte, étant plus naturelle, a recommencé à me
plaire ; je crois aussi que je lui ai plu.
Au moins comme un ami, si ce n'est comme amant.
Elle a eu deux ou trois moments de naturel avec
moi qui m'ont enchanté, surtout celui où je lui
conseillais la lecture du premier livre d'Emile, de
l'Esprit, et des Considérations sur les Mœurs de
Duclos.
Divin naturel, quel n'est pas ton empire ! Les
hommes les plus bornés n'aperçoivent pas toujours
que ce qu'on leur montre n'est pas naturel, mais ils
ne se laissent charmer, ce me semble, que par ce
qui l'est.
Je brode parce que je n'ai pas le temps de m'ap-
^90 JOURNAL DE STENDHAL
pesantir, sans quoi je parlerais au long d'une visite
<le trois heures de Pierre D[aru], d'une de Pacé et
du caractère parfaitement soutenu de vaniteux
(dans le genre fonctionnaire public) du petit S. Ber-
nard, sous-préfet à Rochefort.
Il semble que ce dernier feu follet d'amour pour
Gâte n'ait reparu dans mon cœur que pour le mettre
précisément dans la position où il se trouvait en
floréal an X.
J'ai revu Héloïse *, je n'étais pas dans mes accès
de tendresse ; cela m'a ôté des jouissances, mais
m'a empêché en même temps de me conduire comme
un sot. Je l'ai revue, je lui ai dit deux mots : « J'ai
l'honneur de vous saluer. Mademoiselle. » Là-dessus,
elle m'a fait une courte révérence, et fuyait dans son
appartement ; j'ai ajouté : « Edouard y est-il ? »
Elle m'a répondu : « Je crois, il est là, Monsieur. »
Je ne me souviens pas de sa réponse, j'étais trop
occupé à l'examiner. Je l'ai trouvée la figure très
allongée, très maigrie. Cela est-il réel, ou est-ce
l'effet des plaidoyers de l'avocat Contre, qui me
disait sans cesse : « Elle n'est pas jolie, » sur ce
qu'Alexandre Mallein m'en avait dit. Il lui avait
reproché d'être grosse, sur cela je me l'étais figurée
trop grosse. Quoi qu'il en soit, j'ai cru voir un grand
trouble sur sa figure, mais je ne suis pas sûr de cela
à cause de l'amaigrissement. Ce qui cependant me
le fait croire, c'est qu'un domestique entrant dans
1804 - 9 décembre. PARIS 19|
l'antichambre où je l'ai vue a prononcé à haute
voix : « M. Beyle. »
Dans mes systèmes dramatiques de maximums^
j'aurais dû profiter de ce moment pour lui faire
voir mon amour ; je ne l'ai pas fait, et cependant je
crois que c'est la femme que j'aimerai jamais le
plus. Voilà ce qui donne à réfléchir à mon amour
de la gloire.
De là je suis passé dans le cabinet du père, où
Edouard m'a reçu, mais froidement. Il m'a dit :
« Vous êtes fleuri comme un Parisien ! » En effet,
ma mise, quoique commune, grâce à mon bâtard,
avait cet aimable désordre qui annonce un jeune
homme accoutumé à être bien, et dans les sociétés
élégantes de ce pays.
Au bout d'un quart d'heure de froideur, je suis
sorti avec deux hommes qui étaient là en visite.
Nous nous sommes promis de nous revoir, mais
froidement de sa part. Je lui ai trouvé la figure^
jusqu'à la bouche, très bien, mieux encore que je
ne me la figurais. L'avocat Contre, d'après l'opinion
de Mallein, avait en général trop exagéré en mal les
souvenirs de beauté.
Il m'a répété à propos de mes logements son
ancienne phrase sur mon inconstance naturelle, qui
paraît être une opinion chez lui.
En général, sa conduite a été très bonne s'il veut
poliment rompre avec moi ; tout tendait là, toute la
chaleur, toute la vivacité étaient de son côté.
192 JOURNAL DE STENDHAL
Pendant ma courte audience, où un jeune Ren-
nais élevé à Paris a constamment été en tiers,
Philippine est venue lui dire que sa sœur le deman-
dait ; il a dit : « J'y vais », en restant. Elle est
revenue, il est sorti, et est rentré une minute après
par l'autre porte, avec la physionomie de l'inten-
tion que je viens de dire de rompre poliment. Peut-
être V[ictorine] ne m'avait-elle pas reconnu et lui
a-t-elle demandé si c'était là ce Beyle ; ce serait
fort, mais possible.
J'étais bien, autant que ma figure, qui n'a
pour elle que la physionomie, me le permet ; le
jabot, la cravate, le gilet, bien ; les cheveux non
massés en génie, parce que je venais de les faire
couper à midi. En général, j'ai dû produire sur elle
cette impression à^élégance parisienne dont Edouard
m'a parlé. Mais je sens par moi-même combien tous
les signes que donnent les gens passionnés peuvent
être trompeurs ; ce récit, quoique fait avec raison,
peut être à mille lieues de la vérité. Elle était en cha-
peau de paille à l'allemande, noué sous le menton
avec des rubans, bleus je crois. Actuellement, je dois
m'appliquer à trouver les moyens de la revoir. Que
je voudrais pouvoir l'examiner à mon aise au
spectacle !
Voici le plan du champ de bataille ^*, tout cela
1. Style. — Mante aurait peut-être dit logement ; mais
en disant champ de bataille, je fais concevoir d'abord loge-
ment, et ensuite le rapport sous lequel je le vois. Peut-être
1804 - 10 décembre. PARIS 193
au deuxième étage, n^ 558, que j'ai longtemps
cherché. Au reste, je suis loin de blâmer sa conduite
à mon égard, je la trouve raisonnable, cela grâce à
mon expérience, dans mes accès de sensibilité, où,
il y a un an, j'en aurais jugé bien différemment.
Minuit sonne, je suis fatigué, j'ajouterai demain
les détails, si d'autres me reviennent. Ainsi, dans
cette semaine, j'ai vu le pape, Bonaparte allant se
faire sacrer, mon oncle à Paris, Adèle quatorze
heures de suite, une visite de trois heures de P[ierre]
D[aru], et par dessus tout mon Héloïse.
Il mio zio mi dice ieri sera : Ho veduto due ore M. y
il suo fîlio et le sue figlie son qua. Questa nuova mi
turhô piacevolm,ente. Rienirando délia casa délia S. R.
trovai un viglietto di visita di Edouard for M^ R. L'ho
veduta circa quatro mena un quarto, strada del RaCy
air allogiamento del S. Degernd *.
Le 18 frimaire, avec mon oncle, sortant d'un
dîner de famille où il a une discussion avec Pierre
D[aru], au Matrimonio segreto. Le temps coule
agréablement sans que nous nous en apercevions.
L'avant-veille, ensemble, au Français, la Sur-
prise de Vamour, de Marivaux, dialogue tatillonne
et marivaudé ; très mauvaise pièce, suivie des
Femmes *, pièce ennuyeuse et trop hors de la nature.
Le tout ennuie il zio.
eût-il été peiné du travail de tête que cette expression exige.
Ces nuances échappent aux métaphysiciens (Mante, Rey).
JOURNAL DE STENDHAL. 13
1^94 JOURNAL DE STENDHAL
[19 frimaire-lO décembre.]
Le 19, au Muet, suivi de V Amant hourru*. Rentrée
de Dugazon, je ne l'ai jamais entendu tant applaudir,
et j'ai mieux senti son mérite dans le Muet que je
ne l'avais jamais fait. Le Muet, qui est VEunuque
de Térence ajusté à nos mœurs (on sent l'antique
à tout moment), pièce médiocre qui a le grand
mérite que les actes ne se ressemblent pas.
Mercredi, 21 frimaire an XIII[-12 décembre 1804].
Martial me mène chez D[ugazon] ; nous disons
chacun le récit de Cinna. Je ne conçois rien de
ràieux, rien de plus franc (de moins maniéré) que
ce que ce profond acteur nous a dit ; il m'est rare-
ment arrivé de ne concevoir rien de mieux. La
Phèdre de Guérin est peut-être la seule chose qui
ait produit cet effet sur moi.
Je suis enchanté de Dugazon ; il va nous faire un
commentaire vrai et chaud de tous les rôles qu'il
nous fera dire, et m'apprendra à les concevoir bien
dits.
Il est tellement supérieur à La Rive qu'il n'y a
pas de mesure commune entre eux.
Il aime la gloire, il ne nous a point exprimé ce
sentiment en phrases pompeuses ; c'est un mot dit
par lui comme sans conséquence qui me l'a appris.
La connaissance de D[ugazon] est un des plus
1804 - 12 décembre. PARIS 195
heureux événements qui pût m'arriver pour mon
talent.
Je me suis fatigué, ce qui a fait que je me suis
bien porté tout le reste du jour.
Je sors de Macbeth, de Ducis, joué par Talma ; la
leçon de ce matin me l'a si fort gâté qu'il n'a fait
aucune impression sur moi ; il est d'une monotonie
ennuyeuse.
La pièce de Ducis, qui m'a constamment ennuyé,
est détestable ; c'est la charge du terrible, comme les
figures du papier de M. Muron * sont la charge des
formes de V Apollon du Belvédère et de la Diane.
C'est une des plus détestables manières dont on pût
gâter la superbe pièce de Shakespeare.
Ducis semble avoir oublié qu'il n'est point de
sensibilité sans détails. Cet oubli est un des défauts
capitaux du théâtre français. J'ai lu dernièrement
VOreste d'Alfieri, en le sentant bien ; j'y ai trouvé le
même défaut. Je n'entends pas par là comparer le
moins du monde Ducis à Alfieri ; le Français a aussi
peu de bon sens que l'Italien en a beaucoup. J'ai
trouvé que le premier acte d'Oreste n'était qu'une
exposition, le deuxième presque la même chose ;
l'action ne marche pas depuis le premier vers.
Shak[espeare] est bien plus près de la tragédie que
je n'exécuterai peut-être jamais, mais que je
conçois.
Il faudra que j'aie le courage de mettre beaucoup
de détails sur la scène et de faire dire par exemple :
19G JOURNAL DE STENDHAL
« Le Roi dort dans cette chambre. » Et puis je ferai
une tragédie absolument nouvelle, en y faisant
entrer la peinture des caractères.
Le Macbeth de Ducis ne vaut pas exactement une
pipe de tabac. Le physique de M}^^ Raucourt, vêtue
de blanc et éclairant sa figure scélérate avec un
gros flambeau, m'aurait renversé de terreur s'il
avait été bien amené.
Il zio a vu Beauharnais ; à mon retour, il m'a
conté la réception amicale que celui-ci lui avait
faite, ce qui m'a donné des illusions d'ambition
pendant deux heures.
Combien peu il faut m'alarmer des succès, et com-
bien il faut apprendre à lire dans l'histoire ; la
Phèdre de Pradon et la Rodogune de Gilbert ont
disparu devant les pièces de R[acine] et de C[or-
neille]. Si j'étais en province, occupé à faire un
Macbeth, et qu'on me dît le succès de celui de Ducis,
je me croirais perdu et n'aurais pas de repos que
je fusse venu le voir à Paris ; je serais malheureux
jusque-là. Profitez de ce raisonnement pour ap-
prendre à travailler en province. Quel bel endroit,
pour y composer une tragédie, que la Grande-Char-
treuse !
28 frimaire an XIII[-19 décembre 1804].
J'ai bien laissé passer d'événements depuis le
jour de Macbeth. Le 26, je fus à Ariane *, suivie de
VAi'is aux Maris *. M^^^ D[uchesnois] fut belle et
1804 - 19 décembre. PARIS 197
supérieure ; mais trop de vers jetés sur un air en
musique chromatique. M^^^ Mars, toujours plus
parfaite, à ravir à ce mot à son mari (troisième
acte) : « Ah ! le méchant. »
L'Empereur vient au deuxième acte de la tragédie
et s'en va au dernier. Mon oncle et moi nous l'avons
bien vu ; il a le front et le nez plus ainsi : A*,
que je ne croyais, ces deux effets du front et du
nez parallèles sont très communs en France et for-
ment une mine assez basse, comme Picard l'acteur.
Le 27, Misanthropie et Repentir*, mauvaise pièce :
l'action ne commence qu'au troisième acte, mais
couleur générale bien différente de celle des pièces
françaises. Je vois pour la première fois beaucoup
pleurer autour de moi. J'ai à ma gauche un homme
qui a une physionomie profonde de sentiment,
environ trente-six ans ; il est un peu sourd. Voilà
la physionomie que Saint-Preux devait avoir à cet
âge. Me le représenter sous cette figure.
Suivie des Héritiers, de Duval *, pièce où l'on rit
beaucoup, mais qui n'est pas profonde. Dugazon
et Michot y sont déhcieux, surtout Dugazon, par
son propre naturel qui ne consiste pas en deux ou
trois tons, comme celui de Michot.
Je laisse passer sans les décrire bien des moments
agréables. La deuxième leçon de D[ugazon], char-
mante par l'arrivée de ...*, menée par le général
Lestrange, et de M^^^ Rolandeau *, à qui j'ai laissé
faire la reconnaissance toute seule. Pacé ne vient pas.
JOURNAL DE STENDHAL. 1.3.
■J98 JOURNAL DE STENDHAL
Mais le plus grand bonheur que m'ait donné
la société en masse, c'est celui qu'a produit ma
troisième séance chez D[ugazon]. N... *, M^^^ Rolan-
deau et Pacé sont venus ; j'y suis arrivé à onze
heures et demie et sorti à deux heures passées, quitté
Pacé à trois, rue Saint-Honoré, à la porte de
Mme Anet, je crois, après avoir couru pour un pâté
<le foie gras (quatre louis).
Chez D[ugazon], j'ai servi de répétiteur à M^*^ Ro-
landeau pour le rôle de Lucrèce dans la Jeune
Prude *. Le talent que D[ugazon] met à la faire
répéter m'enchante : il saisit à merveille le mélange
d'amour pour Lindor et de sévérité jouée ou pru-
derie qui fait le caractère de Lucrèce. En étant en
scène à côté de M^^^ R[olandeau] et tantôt me jetant
à ses genoux, tantôt lui prenant la main, je vois
mille sentiments se peindre sur sa figure et agiter
mon âme de manière à la faire répondre le mieux
possible, c'est-à-dire en montrant qu'elle les sent.
Je suis bien loin de l'usage et surtout de la facilité
de Pacé, mais il me semble que j'aurai ce goût
«xquis que donne une âme très sensible. Il me semble
que Pacé ne sent pas toutes ces petites choses, car
il en parlerait quelquefois, et je suis sûr que Locke
ne les sent pas. Ce sentiment exquis engendre chez
moi la timidité, et le manque de ce sentiment fait
peut-être l'assurance de Locke ^.
1. Ces sentiments gracieux sont décrits sans grâce, parce
que je n'ai pas assez travaillé la description pour en chasser
1804 - 19 décembre. PARIS 199
Cet intervalle de midi à cinq heures fut charmant
pour moi. C'est, ce me semble, le plus grand bonheur
que m'ait jamais donné la société en corps. J'étais
au comble du contentement.
Une grande conversation que j'eus avec Pacé en
sortant de chez D[ugazon] n'y avait pas peu con-
tribué.
Le soir, je vais aux Français, et pour la première
fois ailleurs qu'au parterre. Je me place le plus près
possible des acteurs, ensuite je cours les loges pour
chercher V[ictorine], mais en vain. Je reviens à
l'orchestre, où je vois, d'à côté de Martial etdeN...^
amant de M^^^ Volnais, les Deux Pages, seconde pièce,
que ces messieurs jugent comme moi détestable,
mais bien jouée. Je suis étonné de la beauté de
Mi^6 Contât, de l'étonnante finesse de son nez,
exprimée par cette longue ligne A*, de la beauté
grecque de ses yeux. J'admire l'étonnante phy-
sionomie de Fleury et ses grands yeux. Je ne les
avais jamais vus de si près ; ils parlent beaucoup
plus haut qu'on ne parle dans le monde.
Fleury manque d'organe, M^^^ Contât est détes-
table dans le Préjugé à la Mode, pièce que je me
rappelais bien être de La Chaussée d'après ces pri-
toute apparence d'amour-propre, de vanité, ce qui prouve
l)ien que la grâce est une jouissance donnée par la vanité.
Le gracieux est ce qui donne cette jouissance. Le naturel^
en décrivant des jouissances de cette espèce, doit toujours
sembler vaniteux.
200 JOURNAL DE STENDHAL
mitives lectures, à Claix, dans le cabinet de mon
père, che mi hanno decidato per Varte dramatica.
Nous trouvons nous trois ces deux pièces, surtout
la première, très ennuyeuses, détestables, bien plus
mauvaises que beaucoup qui sont tombées. Gagnon
se croit obligé de les admirer, parce qu'il ne juge
pas entièrement d'après lui et veut faire le ... *
Je chante en moi-même sur l'air : Ha ! pietade
troveremo, « Ah ! nous trouverons des juges »,
l'entendant de moi, et de Voltaire, et des autres
dramatiques. Je pense à deux mille ans en avant,
l'an 3805 \
1. Voyage de Grenoble à Paris. An XII.
Je pars de Grenoble avec 562 livres 12 sous, le 29 ven-
tôse an XII [20 mars 1804]. J'arrive à Paris le 18 germinal
{8 avril] à six heures et demie du soir, par le cabriolet Gouge.
Mon voyage de Genève à Paris, en cinq
jours et demi, m'a coûté 84 livres, ci 84 1.
Étrenne à Lyon au conducteur (l'ancien
maréchal des logis d'artillerie) 1 1. 10 s.
Étrennes en route, environ 4 livres, ci 4 1.
Dépense, environ 40 livres, ci 40 1.
J'ai dépensé en route et à Genève, du 29 ventôse au
18 germinal soir, la somme de 346 livres environ. En dix-
neuf jours de voyage à Genève, Lyon, Paris, 346, par jour
4
18 livres 7- .
19
Si Guimond de La Touche avait donné sa manière de sentir
à Oreste, Iphigénie, Pylade, comme il était probablement
sensible, sa pièce serait une des meilleures du théâtre fran-
çais, il n'y aurait point de maximes, et beaucoup de senti-
ment. Manque de naturel.
1804-1805
PARIS
Journal de xMon troisième voyage a Paris
Cahier contenant tout ce qui s'est passé du i^' nivôse an XIII
au 28 nivôse '.
[1er nivôse an XIII-22 décembre 1804.]
Le 28 frimaire XIII, la quatrième leçon de Ber-
nadille * m'a donné le plus grand bonheur que la
société en masse m'ait jamais fait sentir. Ce n'était
ni Bernadille, ni M^^^ R[olandeau], ni Pacé, ni
1. 1" nivôse XIII *[-22 décembre 1804].
Très froid ; il peluche de la neige.
Note de Voltaire sur Pascal.
L'âme est-elle substance, ou qualité, mise avec l'œil dans
le corps, ou suite de l'existence de l'œil ? Le principe de
Locke que toutes nos idées nous viennent par nos sens, et
l'anatomie des passions telle que celle qui se voit dans
Helvétius prouvent que nous ne voyons dans l'homme
aucun effet de l'âme, qu'il n'y a que des effets de sens,
que par conséquent il n'y a point d'âme.
Tous ceux des dévots, et c'est l'immense majorité, qui
202 JOURNAL DE STENDHAL
l'autre M™^ ..., en particulier, qui m'avait mis dans
cet état de contentement ; c'était la réunion d'eux
tous. Cet état dura de midi à cinq heures ; à cette
ne le sont que par orgueil produisant haine contre les rai-
sonneurs, ne voient pas que l'enclouure est là.
On ne saurait comparer des faits qu'après les avoir connus,
dit très bien Tracy. C'est ce qui fait que Tracy lui-même,
avec son excellente manière de raisonner, ne pourrait
jamais deA^enir poète, à moins d'être très sensible.
Il faut avant tout que le poète ait senti un nombre immense
d'émotions, depuis les plus fortes, la terreur de voir un
revenant, jusqu'aux plus douces, le bruit d'un vent léger
dans le feuillage *. La plupart des hommes, par exemple,
sont indifférents à cette dernière circonstance, qui m'a
souvent donné un plaisir exquis.
Il est possible que Crébillon ne fût sensible qu'aux imjjres-
sions produisant la terreur, et Anacréon qu'à celles qui
donnent le sentiment de la grâce. Leurs ouvrages ne con-
tredisent point cette supposition.
Sans ce trésor d'émotions senties que l'étude non seulement
ne forme point, mais empêche de former, on fait des fautes
comme d'Alembert qui, dans l'éloge de son amie M'''^ Geof-
frin o^, qu'il venait de perdre, va parler de gens qu'on mène
au supplice, faute sentie à l'instant par le sensible Jean-
Jacques, qui d'ailleurs pouvait raisonner beaucoup moins
bien que d'Alembert.
C'est que, dans ce cas, d'Alembert était comme un homme
qui voudrait écrire en anglais, sans dictionnaire, en n'en-
tendant que le sixième des mots. Il ferait comme l'adjudant
général Petiet qui, voulant faire un compliment à son
hôtesse de Constance, je crois, lui disait qu'elle était une
catin.
Les passions ne sont pas identiques en direction, et seu-
lement plus ou moins hautes comme un thermomètre,
me disait très bien Mante le 14 nivôse, où j'ai passé la soirée
a) Promenades de J.-J., 2* volume des Confessions.
1804 - i2 décembre. PARIS 203
heure, mon oncle me répéta ce que M°^^ Daru lui
avait dit le matin, que Pierre lui avait dit, devant
sa cheminée, en deux heures et demie de temps.
chez lui. On ne peut pas dire : la passion d'Antoine est de
10 degrés, celle de Saint-Preux de 11, celle d'Henri IV
pour Gabrielle de 7 *.
Les passions sont divergentes, chacune fait sa route ;
si elles se rencontrent, c'est par hasard. Cela vient de ce
que chacun a ses idées à lui de tout ce qui est tombé sous
SOS sens.
Une cause de ressemblance serait les idées préjugés. Dix
hommes peuvent s'imaginer que pour aimer il faut être
comme Saint-Preux, et alors ils pourront se procurer des
idées dans le genre des siennes.
Pour apprécier la passion d'un homme, il faudrait savoir
le prix, aux yeux de cet homme, de toutes les choses qu'il
sacrifie à sa passion.
L'extrême de la passion peut être à tuer une mouche
pour sa naaîtresse.
Idéologie de Tracy, au bas de la page 376.
Cela exprime parfaitement la facilité que nous donne la
passion de la gloire pour suivre les raisonnements les plus
compliqués.
La raison pour laquelle l'Achille de Racine est moins beau
que l'Achille d'Homère ne fait sur mon oncle que la tren-
tième pai'tie de l'impression que lui fait une bonne tourte
de godiveau ; à moi, elle en fait vingt fois plus.
Les choses qui lui sont insensibles, par conséquent où
il ne prend plus d'intérêt, où il quitte la partie, me sont
encore très sensibles ; je sens donc plus loin que lui. Voilà
la grande utilité pour moi de l'idéologie, elle m'explique à
moi-même, et me montre ainsi ce qu'il faut fortifier, ce qu'il
faut détruire dans nxoi-même.
La domenica 2 nivôse *, aile undici, passa aile T[uileries]
and after to the 12 / am in the Pace's house. Hère are Max.,
Mas., Jo., Lapis. Lapis exit, (lie ('■va Dijo i'engono an after
204 JOURNAL DE STENDHAL
9 uivôse [-30 décembre].
Je sors de Cinna, suivi des Originaux *. J'étais^
avec Crozet, qui est venu me prendre à midi ; nous
sommes allés, dans un cabriolet mené par Barrai,
chez M^^^ Duchesnois ; nous y avons trouvé le litté-
rateur Dusausoir *; la conversation languit un peu,
Martial arrive, il a l'air un peu attrapé de me trouver
là. Je pense qu'il a eu, ou qu'il est sur le point
d'avoir la maîtresse de la maison ; il me dit qu'il a
passé la nuit dernière chez Baptiste, où il a perdu
vingt-neuf louis.
M^^^ Duchesnois nous engage à venir la voir
pour prendre jour pour un dîner qu'elle nous donnera
et où Duport sera ; un dîner d'artistes.
Quatre personnes (la mère et autres) de chez elle
devaient partir hier soir, à minuit, pour Valen-
ciennes ; on a tant pleuré qu'on n'est pas parti. Ce
sont deux places qu'il m'en coûtera, dit-elle résolu-
ment. Voilà, ce me semble, un trait d'artiste.
Sur Cinna, les loges seules ont applaudi à allusion
contre... *. M^^^ George a fait quelques légers pro-
to the one, of a doc Bernard. Piacere tiîl the 3 1/2 that eriU
The evening, momens of feeling.
The first nivôse, to the It[alian] th[eat€r].
The 30, evening, with the Gâte and her mother, of the five
till the ien, more one and half. My life is said hy zi.
The 3, / go at the P[acé]'s house for going at Ber[nadille]
de bonne heure for seeng Aria[nel in the Mo. Part instructed
hy Ber[nadille].
1804 - 31 décembre. PARIS 205
grès. Talma n'a dit parfaitement que : « Sa tête à la
main... » Tout le reste n'a pas été aussi senti que
possible, à cause de ses nerfs : grande vérité que m'a
apprise Dugazon ; je sentais à chaque vers comment
il fallait le dire. Saint-Prix, sans couleur. Les
Basset étaient dans la loge de leur tante *. J'étais
environné de jeunes commis qui, aidés par les cir-
constances, sentaient les vers de Corneille et di-
saient Sacrebleu à la fin de chaque.
Dugazon joue supérieurement les scènes trop
bouffonnes qu'd a ajoutées (trois sur quatre) aux
Originaux. Le grand défaut des acteurs actuels est,
ce me semble, de réciter et de n'avoir jamais l'air
de trouver leur rôle ; le deuxième, leurs nerfs ; le
troisième, prolonger les syllabes pour faire peur aux
petits enfants :
« Le père et les deux fiiils lâââchement égorgééés »,
etc.
10 nivôse, dernier jour de l'année 1804.
Je puis, à bon droit, appeler ce jour heureux ; il
le serait parfaitement si mon père avait le caractère
de Mante, par exemple, et ne me laissait pas languir
dans le dénuement.
Je suis allé à midi chez Bernadille ; j'y ai trouvé
M^i^ Louason * et M^^® Nourrit, de l'Opéra, qui a l'air
bête. M^is L[ouason] déclamait Andromaque. Ariane
arrive et me tend la main en entrant. B[ernadille]
lui fait répéter le premier acte de Monime, il pleure
206 JOURNAL DE STENDHAL
à volonté. Pacé arrive ; mille légères nuances de sa
manière d'être avec Ariane me prouvent qu'il l'a
eue ; il me l'avoue et me le nie un instant après. Je
dis quelques vers du Métromane. B[ernadille] ne
nous donne point de leçon directe ; nous sortons à
deux heures et demie.
Je vais au Philinte de Molière ; jamais il ne
m'avait fait tant d'impression. J'étais, ce soir, plus
homme du monde qu'artiste ; il m'a enflammé pour
la vertu, et je n'en ai vu que l'ensemble, énergique-
ment beau.
Le public, rare, l'a senti parfaitement et a applaudi
dix ou douze fois, aussi fortement que possible.
A la reconnaissance du troisième acte, on applaudis-
sait à chaque mot ; le sourire, les mots que j'enten-
dais de tous côtés me prouvent qu'on le sent par-
faitement. Voilà vu ce public choisi et peu nombreux
à qui il faut plaire ; le cercle part de là, se resserre
peu à peu et finit par moi. Je pourrais faire un
ouvrage qui ne plairait qu'à moi et qui serait reconnu
beau en 2000.
L'enthousiasme de vertu est si fort, et je sens si
bien qu'on ne peut avoir de la vertu qu'en propor-
tion de son esprit, et que, dans les ouvrages, la vertu
des personnages est une grande partie, que, malgré
la neige, je vais chez Courcier, quai de la Volaille^
acheter la première partie de Tracy, et que, sans feu^
je viens d'en lire les soixante premières pages. Voilà,
ce me semble, la plus forte impression que jamais
1804 31 décembre. PARIS 207
pièce ait faite sur moi. La noble fierté qu'elle m'ins-
pirait avait passé jusqu'à mon maintien. J'étais
superbe en passant par le corridor de l'escalier pour
sortir.
Cette forte impression vient peut-être de ce que
mon âme n'avait point de nerfs, dans le sens de
Bernadille, et au contraire se laissait aller. C'est
une bien heureuse vérité qu'il m'aurait apprise là.
Cette pièce a vraiment mis le bonheur dans mon
âme, un bonheur plus analogue à ma manière d'être,
plus noble, plus profondément fondé que celui que
me donna la représentation de VOptimiste *, cet été.
Ce jour n'est pas le plus heureux que je puisse
concevoir, il me faudrait avoir vu le spectacle à côté
de Victorine m'aimant comme je l'aime et avec
une fortune assurée, 6.000 francs de rente, par
exemple. Alors il n'y aurait eu que mon léger
mouvement de fièATe qui m'eût gêné, mais pro-
bablement alors il n'eût pas existé, le bonheur
l'aurait chassé, comme le mal-être, je crois, le fait
naître.
Ce jour est donc d'une superbe médiocrité de
bonheur, et cette représentation, celle qui a jamais
fait l'impression la plus forte sur moi. L'illusion du
spectacle était parfaite pour moi, parce que je ne
songeais pas à y voir la non-illusion. Je me laissais
doucement aller et, je le répète, je crois que j'ai
tant senti parce que mon âme n'avait point de nerfs,
ne s'était point raidie. Je dois cela à Bernadille.
208 JOURNAL DE STENDHAL
Voilà la comédie de Fabre d'Eglantine bien sentie^
je la crois suceptible de faire (ayant une plus haute
morale) une plus forte impression que le Misan-
thrope, une aussi forte et plus élevée, par la généra-
lité des idées, que le Tartufe ; donc, elle est un chef-
d'œuvre, faisant le plus d'effet possible à la scène ;
donc Fabre aurait pu devenir égal en tout, et même
supérieur, à Molière, et est resté son camarade.
Fleury l'a joué médiocrement, son organe tombe ;
Damas, bien : Philinte.
Cette pièce ira certainement à la postérité, comme
Cinna et Andromaque, et j'aimerais mieux l'avoir
faite que Rhadamiste.
Voici un fait : les plus mauvaises tragédies attirent
beaucoup de monde, tout est plein ; les meilleures
comédies n'attirent personne ; les acteurs sont
égaux en causes qui font venir voir, auprès du public.
Ce fait parfaitement sûr est une vérité pour l'his-
toire de la Révolution.
Nous sentons davantage les impressions fortes de
la tragédie, et notre esprit et notre habitude du
monde, moins exercés, n'ont pas la finesse et le tact
du ridicule nécessaire à la comédie.
Le jour où l'on est ému n'est pas celui où l'on
remarque mieux les beautés et les défauts. Déve-
lopper la différence de la première représentation du
Philinte, où je sentis parfaitement les beautés et le&
défauts, à celle-ci où, sans rien sentir de tout cela,^
j'ai été plus vivement ému que jamais.
1805 - 1" janvier. PARIS 209
Je n'ai pas le temps de chercher la grande vérité
cachée là-dedans.
1er janvier 1805.
Je lis avec la plus grande satisfaction les cent
douze premières pages de Tracy aussi facilement
qu'un roman. Le soir, j'ai un peu de fièvre ; la dou-
leur n'est pas grande, je lis, pendant ce temps, tout
un volume de la correspondance de Voltaire au
cabinet de Saint- Jorre. Je manque d'argent, allons
à Grenoble ; mais j'ai vu hier Philinte, j'ai acheté
Tracy, je passerai trois heures demain avec Dugazon,
Duchesnois et Pacé ; restons à Paris. Ma position
est donc la meilleure possible avec un père barbare
qui laisse miner ma machine par une fièvre quoti-
dienne que quelques fonds guériraient.
Et ce père peut m'aimer ! Si, contre toute appa-
rence, ce n'est pas un Tartufe qui, au fond, n'est
qu'avare, bel exemple pour me montrer à mes
dépens les torts que donnent les passions que j'aime
tant ; quels développements pour le caractère de
l'agriculturomane ! C'est seulement depuis ces jours-
ci qu'au total je ne serais pas fâché de la liçrée rose
de Barrai l'aîné *.
Crozet et Barrai sont arrivés le... * Crozet a prodi-
gieusement changé à son avantage. Euer too vanity,
trop de cette fausse grandeur qui croit s'abaisser
en venant aux choses simples de la vie usuelle, l'es-
prit bourgeois, l'extrémité opposée de celle de
JOURNAL DE STENDHAL. 14
210 JOURNAL DE STENDHAL
B[arral]. Il est amoureux de M"^ S. R. et, ce qui est
étonnant, et ce qui paraît pourtant, riamato, ayant
Penet pour rival ; il songe à quitter les Ponts pour
se faire avocat, il n'a que vingt ans.
13 nivôse [-3 janvier].
Je sors de la Camilla de Paer *, mal jouée, bien
chantée. Je voudrais plus d'airs dans la musique.
Un trait comique :
Le maître : Qu'as-tu entendu ?
Le valet : C'est un revenant, un diable, un major-
dome. (Parce qu'on lui a dit qu'un majordome avait
été enterré là.)
Quesf oggi il giorno dei due soldi ; farô una des-
crizione dello stato nel quale mi lascia il mio padre.
Ecco un terrihile effetto d^ avarizia. La livrée rose..
Tencin give me six livers, cJi'egli mi doveva *.
Hier, vu Adèle, enchantée du coffre se déployant
en pupitre, et des vers. Les vers, quelque mauvais
qu'ils soient, font toujours plaisir à celle pour qui
ils sont ; ceux-là sont médiocres, mais sages et assez
purs de ces bêtes ligures, grands dadas des poètes
galants du jour, excepté de Parny.
Dimanche [16] nivôse [-6 janvier].
Hier soir, Crozet, moi et Barrai, nous allâmes
chez ce dernier en sortant de la leçon d'Andrieux*
1805 - 6 janvier. PARIS 211
et y restâmes jusqu'à minuit à jaser et à prendre du
thé.
Milan * faillit de périr (sic) à la grand-croix du
Mont-Cenis, et sauta un escalier de quinze marches ;
tout Turin connaît ce trait.
Nous sortons, Crozet et moi, de Nicomède (3® re-
présentation), suivi de la 13^ de Molière avec ses
Amis.
Nicomède, très bien senti ; c'est peut-être le
comble de la noblesse de faire une tragédie où l'on
excite tout à tour le sentiment du sublime (terreur
commencée) et les ris. Il n'y a parmi nos poètes que
Corneille qui eut assez de noblesse dans l'âme pour
faire cela ; il manque à cette pièce de l'anxiété dans
le cc3ur du spectateur ; Corneille aurait atteint
cet effet en faisant de Laodice une femme excessive-
ment tendre, adorant Nicomède, et sans cesse
excessivement inquiète sur lui, une femme du
caractère d'Andromaque et Monime, telle que
devait être Andromaque, lorsque Hector com-
battait.
Cela remplissait plusieurs bons effets, montrait
Nicomède adoré, montrait la grandeur de son péril,
et mettait de l'anxiété dans l'âme du spectateur.
Il y a quelques longueurs et, au deuxième acte,
la même faute que fait Cléopâtre dans Rodogune :
la femme de Prusias, qui est une Cléopâtre, se
découvre sans aucune nécessité à sa suivante.
Talma joue très bien ; nous trouvons qu'une pièce
212 JOURNAL DE STENDHAL
comme celle-là vaut mieux qu^Adélaïde du Gués-
clin.
Crozet trouve Molière un joli vaudeville, comme
moi, manquant de comique et de peinture des carac-
tères.
Beau trait de pitié dans Barrai qui, à onze heures
du soir, part de la rue de Lille pour aller porter à
Charvet, rue de l'Arbre-sec, quarante-huit livres ;
toutes les circonstances augmentent la beauté de
ce trait. L'Alceste de Fabre n'eût pas mieux agi,
en l'an XI, je crois.
17 nivôse [-7 janvier].
Il est singulier que, malgré l'affreux abandon où
me laisse mon bâtard de père, je sois encore con-
tent. Je renvoie depuis plusieurs jours de faire le
tableau de ma misère. Ce tableau, avec celui du
contentement dont je jouis, serait cependant
curieux.
M. Thorenc-Tardivy vient me voir à sept heures
pour me demander vingt-cinq livres que je lui dois
et que je ne puis lui payer, n'ayant que trois livres
que Crozet m'a prêtées. Je ne suis presque plus
humilié d'un petit emprunt comme celui-là, qui, il
y a un an, m'aurait fait mourir.
Je vais chez Dugazon sans y déclamer ; de là, en
négligé, chez Pierre D[aru], pour lui demander
deux cents francs (à moi donnés par mon grand-
père). Je trouve dans la bibliothèque M. Daru,
1805 - 7 janvier. PARIS 213
Pacé, M°^^ Rebufîet et Adèle ; on m'engage à dîner
ainsi que ces dames ; je les y laisse en sortant à
sept heures, quoique j'eusse désiré rester, mais je
n'avais que vingt-six sous dans ma poche, et
j'aurais été peut-être dans l'occasion de payer un
fiacre pour les ramener. Voilà les belles combinai-
sons où un des caractères les plus généreux que je
connaisse est réduit par l'avarice d'un père.
Malgré cela, je suis content ce soir, la perspective
de deux cents francs pour demain y fait beaucoup.
J'étais assez mal mis aujourd'hui.
M. D[aru] (Pierre) n'a pas d'esprit et a tout l'air
d'un petit caractère. Je reconnais tout le jour la
conversation et le caractère des courtisans de
Louis XIV, tel que je me le suis figuré. Grands
détails sur le bal des Maréchaux, hier ; il coûte, je
crois, cent quatre-vingt mille francs ; le plus beau
qui ait été donné depuis t"ès longtemps ; quatre
mille bougies, renouvelées à deux heures, douze
cents femmes, trois mille personnes en tout ; deux
contredanses d'honneur; l'Empereur arrive à neuf
heures et demie, sort à minuit, les femmes y étaient
depuis six heures ; ennui de cette attente, un petit
carlin qui entre est pris pour l'Empereur, une
femme qui s'évanouit occupe ensuite.
Niaiserie des objets auxquels pensent tous mes
convives.
Qu'est-ce qu'un grand caractère ? L'idée de cette
question, premier fruit de la lecture de V Idéologie
JOUR><AL DE STEXDHAL. 14.
214 JOURNAL DE STENDHAL
de Tracy. Il n'y a que les femmes à grand caractère
qui puissent faire mon bonheur ; je reconnais à
mille germes de pensées nouvelles les heureux fruits
de V Idéologie.
Une comédie où un grand caractère serait repré-
senté au milieu de gens tels que ceux avec qui je
dînais, destinée à soutenir les grands caractères,
comme la Métromanie à soutenir, dans le monde, les
poètes. Projet à examiner par la suite.
Un vers d'Arsinoé de Nicomède m'ouvre les yeux
sur les femmes et me fait voir que la plus grande
partie sont de petits caractères, qui ne peuvent rien
sur mon bonheur.
Les caractères que je suppose à Porcia, Pau-
line, Victorine, sont rares. Cette vérité découverte
m'ôtera ma timidité auprès des femmes.
Le prince Louis danse très mal. Il me semble que
toutes les petites manières que j'observais ce matin
dans mesdemoiselles Louason et Rolandeau et ce
soir, en mieux, chez Adèle et M'"® Pierre m'ennuie-
raient bien vite.
Si l'on me mettait aujourd'hui exactement à la
place de Daru l'amé, je mourrais d'ennui avant
six mois, et à celle de Martial avant un an. Je donne-
rais, dans les deux cas, ma démission. Singulière
apparence que je dois avoir dans le monde, pas tout
à fait bête ni lourd comme le chevalier N., parent
de Lajard, Veuille, Le Brun et autres, mais cepen-
dant pas homme d'esprit. L'homme dont il me
1805 - 11 janvlir. PARIS 215
semble que j'approche le plus pour ce masque est
Marignier * et, parmi les grands hommes, Lekain.
]y[me Daru, la mère, m'accable de bontés ; je dîne
d'une manière agréable pour mon cœur, entre
Martial et Adèle. Je le sens en me mettant à
table, et à peine ai- je le temps de retenir sur ma
langue : k Vous me mettez entre ce que j'aime le
mieux. '^
Grande pensée d'aujourd'hui : Je n'aurai rien fait
pour mon bonheur particulier, tant que je ne me
serai pas accoutumé à souffrir d'être mal dans une
âme, comme dit Pascal. Creuser cette grande pensée,
fruit de Tracy.
21 nivôse XIII [-11 janvier 18051.
Je vais, à huit heures et demie, chez Pacé ; il me
oonte que Champagny a la marine, Montalivet
l'intérieur, que Milan a renouvelé la farce de Lyon,
qu'il accompagnera S[a] S[ainteté] à Milan et y sera
sacré roi des Lombards.
Il me conte cette dernière chose de manière à
engendrer le rire ; il ne me fait pas un sommaire
froid comme celui-là, grande différence.
Je sors des Horaces ; Duchesnois jouait pour la
dernière fois, je crois, le rôle de Sabine, elle va pren-
dre celui de Camille ; elle jouit du plus grand crédit :
Fouché a tancé Geoffroy et a dit à D. qu'il l'en-
verrait faire un tour à Bicêtre, s'il se permettait
quelque chose.
216 JOURNAL DE STENDHAL
Talma (le jeune Horace) est plus romain que
Lafond, mais n'intéresse pas comme lui. Lafond
est petitement passionné, mais il l'est toujours ^
Talma chante. La Mère jalouse de Barthe, très bien
jouée, et amusante ; je n'ai pas pu la bien juger,^
je regardais l'Empereur.
Pendant toute la première pièce, je me suis
éborgné, des secondes où j'étais, à chercher V[icto-
rine] ; j'ai cru la reconnaître à quelques loges de
moi, mais ce n'était pas elle, surtout aux gestes. J'ai
tant lorgné que j'en ai les yeux désaccords.
24 nivôse [-14 janvier].
Si l'état où nous sommes pendant que l'on décide
de notre sort est d'un bon augure, V[ictorine] doit
m'aimer. J'ai passé une matinée charmante chez
Bernadille, depuis midi et demi jusqu'à deux
heures et demie ; j'y ai trouvé Nourrit *, M^^^^ Ro-
landeau, Louason et l'Allemand. M^^^ R[olandeau]
me fait décidément des agaceries, j'en ai prévu une
aujourd'hui longtemps avant qu'elle la fît. J'ai osé
sortir de mon quant-à-moi ; plaisanter, il ne faut
que cela. La petite madame du général Lestrange
est venue, et je crois qu'avec elle et M'^^ R[olandeau],
si nous nous trouvions seuls, tout serait fini. Ber[na-
dille] a dit devant tout le monde, comme un homme
qui voit une chose, et de trois ou quatre manières
différentes, que ce n'était pas du sang qui coulait
1805 - 14 janvier. PARIS 217
dans mes veines, que c'était du vif-argent. Je lui ai
vu bien jouer la comédie en parlant de son ami
Gerbier * et se bien faire venir les larmes aux yeux.
Il nous a conté le premier plaidoyer où il vit Ger-
bier, Le curé, les deux nièces, le bien des pauvres,
le froid excessif du lendemain lorsque Gerbier vint
le prendre à l'hôtel Bouillon, ce qu'il lui dit en mon-
tant en voiture et grelottant :
« Votre cause est gagnée.
— Comment ?
— Ne voyez-vous pas le temps qu'il fait ? »
Gerbier qui prend une petite carte, qui y écrit un
mot et qui finit par là son discours.
Il me semble que je lis dans l'âme de Berna-
dille comme dans la mienne. Je l'ai bien vu jouer la
comédie pendant tout ce récit ; c'est précisément
là l'esprit que je me suis figuré et la manière dont
il faut conter. Il me semble que quand je n'aurai
plus de timidité, j'en ferai autant.
Les petits succès de mes hardiesses me donnant
du cœur, je me suis développé, il a vu qu'il y avait
quelque esprit ; il a été très content de la manière
dont j'ai dit la première scène du Misanthrope ; il
a dit avec l'air de l'enthousiasme et de la vérité que
je le jouerais supérieurement ; il m'a dit qu'il vou-
lait le faire monter en société et me le faire jouer,
M^^^ R[olandeau] a applaudi ; il a dit, lorsque je
sortais, à madame du général Lest[range] que je
me guérirais de mon accent, comme Lafond, et
218 JOURNAL DE STENDHAL
que je jouerais comme lui, ce qui veut dire que je
parviendrais à bien jouer. Il m'a dit ce que je me
dis à moi-même sur ma manière de jouer, que
j'ai la grande partie, la chaleur de l'âme, et que le
reste me manque. C'est aujourd'hui pour la pre-
mière fois qu'a été deviné ce que je pouvais devenir
dans la déclamation. Bernadille pensait ce qu'il
disait, peut-être n'en est-il pas de même de Rolan-
deau, qui me prédisait que je jouerais un jour la
comédie ; je crois que là-dedans il y avait deux
choses : elle disait ce qu'elle pensait et elle faisait
une agacerie. C'est absolument le cas qui est dans
tous les romans : elle veut faire mon éducation, elle
a envie de moi. Cette jeune ferveur, comme dit
Corneille, la tente. Si, quand j'aurai un habit et
de l'argent, j'en ai envie, je l'aurai ; ce n'est pas qu'il
faille rien de tout ça, mais il me faut ça, à moi, pour
n'être pas timide, et la timidité paralyse tous mes
moyens. Je ne commence à être moi-même que
lorsque je suis accoutumé, blasé, comme elle dit.
« Il a besoin de se blaser », disait-elle un jour, de
moi, devant moi. Elle a bien deviné ; je n'ai des
grâces, je ne suis moi-même qu'alors, mais aussi
je crois qu'elles sont franches, on voit la belle âme
à découvert ; j'aurai aussi, si j'y mets quelques
soins, M^i® Louason et madame du général Les-
trange.
Voilà pour les choses du monde, pour les plaisirs
de vanité ; je m'y suis étendu parce qu'ils sont les
1805 - 14 janvier. PARIS 219
plus rares pour moi qui ai une âme sensible et un
père avare, et que j'ai besoin d'en être dégoûté
pour être tout entier à mes amours de V[ictorine]
et de the famé ; mais cela viendra, j'en suis sûr.
Un an de luxe et de plaisirs de vanité, et j'ai satis-
fait aux besoins que l'influence de mon siècle m'a
donnés, je reviens aux plaisirs qui en sont vrai-
ment pour mon âme, et dont je ne me dégoûterai
jamais.
Mais dans ce temps de folie, je me serai défait de
ma timidité, chose absolument nécessaire pour que
je paraisse moi-même : jusque là, on verra un être
gourmé et factice, qui est presque entièrement
l'opposé de celui qu'il cache, témoin mon propos sur
la croix à l'amie d'Adèle Lndvsn (sic), à table,
chez Carrara. Je l'ai bien éprouvé dans les lettres
que j'ai écrites hier et avant-hier pour Victorine ;
elles étaient détestables, elles ne montraient point
mon cœur tel qu'il est, et je ne pouvais les corriger,
et ma physionomie n'était pas là pour en faire le
commentaire ; elles me montraient bien différent
de ce que je suis. Si j'allais dans les mêmes sociétés
qu'elle, je suis sûr qu'elle m'aimerait, parce qu'elle
verrait que je l'adore et que j'ai une âme, belle
comme celle que je lui suppose, que son éducation
(par son père dans l'adversité, et dans une terre
étrangère) doit lui avoir donnée, et qu'elle a sans
doute ; et il me semble qu'une fois que nous nous
serions sentis, et combien le reste du genre liumain
220 JOURNAL DE STENDHAL
est peu propre à mériter notre amour et à faire
notre bonheur, nous nous aimerions pour toujours ;
c'est bien là le cas de dire :
Plus je vis d'étrangers, plus j'aimai ma patrie.
Mes lettres étaient bien loin de montrer naïve-
ment mes pensées, et je sens que ce que j'écris ici
est encore phrase, n'est pas encore ma pensée
nette et dégagée de toute enflure ; il me faut
l'usage du monde pour cela, et pour l'usage du
monde, de l'argent ; je sens que je suis fait pour la
meilleure compagnie et pour la meilleure des
femmes ; je désire trop vivement ces deux choses
pour ne m'en rendre pas digne.
Enfin, hier, de deux à quatre, je fis une lettre
pour V[ictorine], toute différente des précédentes,
beaucoup plus naturelle, mais encore un peu enflée,
cela malgré moi et parce que, ému comme j'étais,
je perdais tout le naturel en voulant me corriger.
Je la copiai dans ces caractères *, depuis quatre heures
jusqu'à sept, elle a trois grandes pages de papier
vélin ; j'en fais un paquet avec la petite lettre de
renvoi adressée à M. Victor Alfine, chez Crozet,
et dont Crozet met l'adresse, et je mets ce paquet
à la poste à sept heures, rue des Vieux-Augustins,
au café qui est au coin de la rue des Colonnes.
Le temps était doux comme une soirée de prin-
temps ; cela et l'action que je venais de faire, le
1805 - 14 janvier. PARIS 22f
plaisir d'être débarrassé d'une demande nécessaire
et qui m'agitait, l'espérance, me rendirent heu-
reux. Je dînai avec Crozet, dans le contentement,
chez M^^ Debernet ; de là, nous fûmes chez Barrai
par une pluie de printemps qui me reportait en
Italie ; nous y passâmes la soirée, je pris un peu mal
à la tête. Vers les onze heures, je tombai dans un
ruisseau de la rue de Poitiers, en voulant mettre
un pied sur une pierre qui était au milieu et qui
me fit glisser ; comme j'étais tout mouillé, j'allai
coucher chez Crozet. Nous nous sommes levés ce
matin à neuf heures, avons promené une heure et
demie ensemble aux Tuileries ; par ce temps qui me
rend heureux par le sentiment, l'air est chargé
(Tamour pour moi ; Crozet ne me quitte qu'à midi
et demi, à la porte de Dugazon. J'en suis sorti à
deux heures et demie, un peu distrait de mon
amour par les plaisirs de vanité, mais je n'en suis
que plus entièrement à mon amour à cette heure.
Si V[ictorine] me repousse, elle en refuse un autre
que moi, mes lettres ne me montrent pas tel que je
suis, et, contre l'ordinaire, elles me montrent
horriblement en mal. Je crois que jamais elles n'ex-
primeront la bonté et la franchise de mon cœur,
et ces extases d'amour, celles que je sentis il y a
quelques jours, lorsque je formai le projet de lui
écrire, en traversant le Louvre (couchant et levant),,
allant dîner à trois heures et sortant aussi de chez
Bernadille. Il n'y a que l'ensemble de mes actions^
222 JOURNAL DE STENDHAL
après trois jours d'habitude sans interruption,
toujours dans sa société, qui pût me montrer à elle
tel que je suis.
Ce que je demande là est trop ; si mon bâtard
m'envoyait de l'argent, et que j'eusse eu Rolan-
deau, ma timidité serait passée.
— C'en est fait, tu le vois, je n'ai plus de colère,
je serais moi-même.
Les principes nobles et républicains que j'ai,
ma haine contre la tyrannie, le mouvement naturel
qui me porte à pénétrer les faux honnêtes gens,
l'imprudence que j'ai de dire ce que je vois dans
leur âme, et l'énergie qu'on voit dans la mienne,
l'impatience naturelle et quelquefois mal cachée
que me donne la médiocrité me font croire un
Machiavel par les âmes faibles telles que mon oncle.
Ce qu'ils appellent un Machiavel est, à leurs yeux,
l'animal le plus terrible pour eux. La supériorité
excite leur haine la plus irréconciliable.
L'animal le plus dangereux, en effet, pour eux,
serait un bavard agréable de leur espèce qui aurait
pris à tâche de les tourmenter et qui aurait une
âme tant soit peu au-dessus de la leur.
Ces qualités, jointes à mes défauts, ternissent
même peut-être la glace de la bonhomie et de la
franchise, dans les premiers temps, aux yeux de mes
amis. Faure en est un exemple ; Mante, bien un
autre homme que l'autre, est, je crois, entièrement
1805 - 14 janvier. PARIS 223
revenu. Je suis aux yeux de Tencin peut-être
l'homme le plus digne d'être aimé.
Voilà tous les désagréments qu'une âme grande
et vertueuse, et formée dans la solitude, et sans
communication, essuie lorsqu'elle entre dans le
monde. Voici ma confession, voilà ce que je me vois,
et la base de ce que je dirais à Victorine si, étant à
ses pieds, elle me demandait : « Qu'êtes-vous ? »
Dans cette âme, encore souillée peut-être par
quelques défauts, elle verrait les plus nobles pas-
sions à leur maximum et l'amour pour elle parta-
geant l'empire avec l'amour de la gloire, et souvent
l'emportant. Et j'ose croire qu'étant à ses pieds
je lui montrerais mon amour d'une manière digne
d'elle et de lui, en traits d'une beauté immortelle»
En tout, si cette âme n'est pas parfaitement
épurée de tout vice et pleine de toute vertu, et
elle en est loin sans doute, elle est enflammée de
toutes les nobles passions qui y conduisent.
La passion d'être aussi éclairé et aussi vertueux
que possible en est la base, l'amour de Victorine
et l'amour de la gloire y régnent tour à tour. Voilà,
aux faiblesses de l'humanité près, et avec toute la
sincérité possible, ce que je suis à vingt-deux ans
moins neuf jours, le 24 nivôse an XIII.
Il ne me manque, en général, que la beauté et,
en particulier si V[ictorine] m'aime, que l'argent,
pour être parfaitement heureux.
Quatre heures et quart : Victorine a décidé de
224 JOURNAL DE STENDHAL
mon sort, ou ma lettre est tombée entre les mains
de son frère ou de son père.
Voilà un bon article de journal de fait, à course
de plume, n'en étant que plus vrai et moins enflé.
Lorsqu'on sortant du salon de D[ugazon] l'Alle-
mand a pris pour lui ce que D[ugazon] disait de
moi, que je me guérirais de mon accent, comme
Lafond, et, je crois, que je jouerais comme lui, et
que Dug[azon] a dit en me montrant : « C'est de
lui que je parle », l'Allemand, quoique je l'aie con-
solé avec toute l'aisance possible, était pâle.
25 nivôse XIII [-15 janvier 1805].
Dans ma première grande lettre à V[ictorine],
lui dire tout ce que je sens sur le grand amour,
celui entre les grandes âmes, tel que la nature nous
le représente naturellement sublimé dans Héloïse
et Abélard ; çà lui prouvera que je l'ai senti.
L'amour violent, subsistant sans être alimenté
(tel que celui que j'ai eu pour elle du 14 prairial XI
au 23 nivôse XIII), ne peut subsister qu'avec une
imagination ardente et vaste. Je me figure tous les
plaisirs que pourrait me donner tel caractère, je
me figure cela pendant trois ans, je vois la figure
<jui me promet ce caractère : avant de la voir,
déjà toutes mes espérances de bonheur étaient con-
centrées dans ce caractère idéal que je me figurais
1805 - 15 janvier. PARIS 225
depuis trois ans ; lorsque je la vois, je l'aime donc
comme le bonheur, je lui applique cette passion que
je sens depuis trois ans et qui est devenue habitude
chez moi.
Si j'ai changé de climat, que j'ai habité V Italie
dans ma jeunesse, que j'y ai goûté des sentiments
délicieux qui ont contribué à former cette passion,
que j'y ai imaginé dans mes rêveries (rêvé) ce
bonheur que cette physionomie me promet, dès
que je l'ai vue, je lui transporte le charme du regret
que je sens pour cette suave Italie. Même au sein
du bonheur, je porte le charme de la mélancolie.
Je ne puis penser à l'Italie sans songer à elle, elle
embrasse toute ma vie.
On voit que toutes les causes qui empêchent
l'imagination et qui, avec de l'imagination, lui em-
pêchent cette manière de s'exercer, empêchent cette
passion préparatoire de l'amour, qui en est le com-
mencement.
Cette passion préparatoire met dans un état
mélancolique, on voit un bonheur angélique, on
s'en sent digne (l'envie d'en être digne vous porte
à bien des actions), on se dit : « Je méritais mieux
que ce que j'ai, le sort est injuste envers moi. » Voilà
ce que je me suis dit mille fois, surtout quand les
sites, ou l'air suave du printemps au milieu de
l'hiver *, me faisaient mieux voir ce divin bonheur
que j'avais conçu.
Cet état mélancolique ne peut être causé, ce me
JOURNAL DE STENDHAL. 15
226 JOURNAL DE STENDHAL
semble, que par une imagination ardente. Ce qui
l'a, je crois, causé chez moi, c'est que je croyais
trouver dans la vie les bonheurs que je me figurais
(enfant) en lisant VHomme singulier de Destouches
(c'est l'ouvrage qui m'a fait sentir le charme d'un
portrait), les bergeries de Don Quichotte et les
amours contenues dépeintes dans les Nouvelles *, un
peu celles du Tasse, (les louanges de mon g[rand]
p[ère], en les mêlant avec la vie actuelle, les gâtèrent).
Je m'arrête, parce que je sens venir un éblouis-
sement : l'attention et le sentiment sont trop forts
(25 nivôse, quatre heures moins un quart).
Cette explication, difficile pour les petites âmes,
est froide pour elle?. Petites âmes aimantes cepen-
dant, telle que doit être celle de l'auteur de Valérie* ;
plus on a l'âme grande, plus on la comprendra,
moins elle paraîtra froide.
Car l'extrême de la variation en moi, je la com-
prends, je la vois parfaitement dans la mémoire de
mes sentiments, et elle me touche.
Pour toucher les âmes comme celle que je sup-
pose à l'auteur de Valérie^ il faut qu'une réflexion
qui ait Tair bien naïve, point tendante à un sys-
tème, lui fasse croire que nous sentons ces choses
génératrices de l'amour, nous montre dans ces états
de sentiments qu'elles ont éprouvés et qu'elles
reconnaissent.
Point tendante à un système pour deux raisons,
la première (qui est peut-être bonne, mais mal
1805 - 15 janvior. PARIS 227
appliquée) que puisque nous avons la force de juger
notre sentiment, nous faisons cela pour quelque
autre but ; nous n'en sommes donc pas entièrement
possédés. Nous espérons une portion de bonheur,
si petite que vous la voudrez, d'une autre source.
La seconde, que ce que nous disons est peut-
être faux, et que nous l'inventons pour soutenir un
système ^.
Les hommes qui ont eu toujours la bonne philo-
sophie, s'amuser chaque jour le plus possible,
Mante, par exemple, ne s'étant point ou peu livrés
aux sentiments mélancoliques, ne sont pas suscep-
tibles de ce genre d'amour que je sens pour V[ic-
1. « Physiologie idéologique. — Je sens que ce change-
ment d'objet de raisonnement a empêché l'éblouissement.
C'est la mémoire du sentiment qui était fatiguée, je le sens
prêt à revenir après un effort commandé d'un quart de
seconde peut-être. Si pendant ce temps je veux penser aux
douces impressions de l'Italie, à l'instant éblouissement
prochain, mal à la tête ; je vois çà aussi distinctement que
je distingue le blanc du noir.
Avec des sens et des facultés intérieures si mobiles et si
sensibles, il est très possible que je devienne fou.
En ce cas, je prie ici qu'on me mène à Claix, ce n'est que
là que je pourrai peut-être guérir. Qu'on évite toute impres-
sion qui me porterait à porter un jugement compliqué.
C'est la faculté jugeante qui sera malade, je le sens.
— Je veux, en composant, que chaque mot soit parfait ;
je considère les conditions de sa perfection, leurs bases,
à propos de cela je les discute à cause de la crainte de me
tromper, et qu'une erreur devenue habituelle ne soit pas
aperçue. J'ai arrêté depuis deux ans peut-être de rejuger
tout à toutes les occasions qui s'en présenteraient ; je le
fais, çà m'égare, me fait passer à réfléchir le temps d'agir.
228 JOURNAL DE STENDHAL
torine] et qu'Héloïse et Abélard sentaient probable-
ment l'un pour l'autre.
Pour que cet amour s'éteigne, il faut, de deux
choses l'une :
1° ou que les premiers jugements, que le bon-
heur se trouve dans être à côté d'une femme qui,
avec ce ton de mélancolie sublime qu'on peut sentir,
mettre sur les figures de Raphaël, à la tombée de
la nuit, l'été, sur le rivage du golfe de Naples (petit
tableau du Musée : une femme et un enfant, montré
à Basset et Crozet), vous regarde de telle manière,
à telle circonstance, paraissent faux ;
ou 2° que celui qui disait que telle femme, Marini,
Pietragrua, V[ictorine], nous donnera ce bonheur,
paraisse faux ;
ou 3° qu'on mette le bonheur dans d'autres
choses comme, chez moi, l'amour de la gloire
(d'Homère).
Cette analyse lue dans mes sentiments indique
où il faut frapper pour guérir l'amour.
Je n'ai point fait attention aux mots ; dans un
tel sujet, il fallait leur donner la physionomie que
je disais qu'on pouvait prêter aux figures de
Raphaël, à celle de sainte Cécile, par exemple, en
la vêtissant d'une autre manière, lui donnant une
autre action et un autre paysage, mais toute mon
attention était absorbée par les choses mêmes.
(Quatre heures et demie, léger mal à la tête.)
1805 - 15 janvier. PARIS 229
Je lis la Vie de Sénèque par Diderot *, bon ouvrage ;
les Lettres d'Héloîse et d'Abélard, bon ouvrage en
ce qu'il montre un exemple naturellement sublimé
de l'amour dans deux grandes âmes ; la meilleure
édition en latin est celle de Bastien *.
Mais quelque chose de meilleur que toutes les
lettres passionnées que j'ai vues jusqu'ici sont les
douze lettres d'une religieuse portugaise à Cha-
vigny *, ensuite maréchal de France.
Voilà aimer vraiment éperdûment, elle a tout
sacrifié, et sans nul combat, à son amant. Ce*
lettres en cela peignent un amour plus fort que celui
de Julie pour Saint-Preux.
Rousseau a peint l'amour aussi fort que possible
dans des âmes très vertueuses ; resterait l'amour à
peindre entre deux âmes aussi éclairées que possible,
comme Héloïse et Abélard, par exemple, et l'avan-^
tage de ce deuxième sujet c'est qu'on le peut
peindre éperdu, comme celui de la religieuse portu-
gaise. Les lettres de Chavigny sont un exemple
curieux de passion jouée à côté d'une des plus fortes-
qui furent jamais. Elles produisent exactement sur
moi l'effet d'une comédie de caractère.
Je n'avais vu encore ce genre de tendresse
éperdue de cette pauvre religieuse portugaise que
dans Racine, dans la scène de Roxane et de Bajazet,
par exemple. Voilà, ce me semble, l'extrême de
l'amour.
Un jeune Allemand, élevé en Angleterre, a dit.
JOUBNaI de STENDHAli 15.
■230 JOURNAL DE STENDHAL
à Mante aujourd'hui que Racine était très peu
goûté en Allemagne et en Angleterre, que Corneille
l'était davantage.
Aujourd'hui, vingt-sixième séance chez Berna-
dille, de ^midi et demi à trois heures et demie ;
Rol[andeau], Louason et Lest[range] s'aperçoivent
of my understanding soûl *.
Lorsque Milan voulut rétablir la religion en
France, il gardait encore quelques ménagements
avec les gens éclairés dont il avait voulu fortifier
son gouvernement ; il fit donc venir Volney dans
son cabinet et lui dit que le peuple français lui de-
mandait la religion, qu'il croyait devoir à son bon-
heur de la lui rendre.
« Mais, citoyen consul, si vous écoutez le peuple,
il vous demandera aussi un Bourbon. » Là-dessus,
Milan se mit dans une colère épouvantable, appela
ses gens, le fit mettre dehors de chez lui, lui donna
même des coups de pied, à ce qu'on dit, et lui
défendit de plus revenir chez lui. Voilà bien le ridi-
cule du demandeur de conseils développé.
Le pauvre Volney, qui a une santé très faible, fit
une maladie là-dessus ; mais cela n'empêcha pas
que, dès qu'il fut rétabli, pensant que cette affaire
serait portée au Sénat, il ne s'occupât à faire un
grand rapport là-dessus ; on le sut, et on lui dit de
cesser, ou qu'il serait assassiné ; depuis lors, il ne
«ort guère. // true, for a future Tacite *.
1805 - 17 janvier. PARIS 231
27 [niv6se-17 janvier].
Il me semble que le premier degré de sensibilité
est d'être ému par le tragique pompeux (Iphigénie
de Racine) ; le deuxième par le tragique terrible (le
cinquième acte de i?oc?ogune, les jfureurs d'Oreste^);
le troisième est de sentir le comique (par exemple,
un homme qui, de derrière une porte vitrée, aurait
vu l'anecdote précédente et qui (instruit par l'ex-
périence à ne pas s'indigner) aurait éclaté de rire
au moment où Milan se mit en fureur) ; le quatrième,
et jusqu'ici le dernier, vu dans moi, est d'être ému
par le mérite propre de Racine, l'amour porté à
l'extrême, éperdu, mérite qui est en plus grande
quantité encore dans les lettres de la religieuse por-
tugaise *.
Il y a, outre cela, la sensibilité à la générosité qui
demande de l'instruction. Auguste, supposé bon
prince, disant : « Soyons amis, Cinna », etc., Pompée
brûlant les lettres dans Sertorius.
Pour rire, il faut peut-être aussi savoir comment,
et combien?
Le comique, le rire, est le dernier pouvoir qui reste
à un homme sur un autre. Pascal a dit : « Nous
ne pouvons souffrir d'être dans la mauvaise opinion
d'une âme î). Montaigne a donné, ce me semble, une
1. Quand même dans les deux cas il n'y aurait point de
pompe.
•232 JOURNAL DE STENDHAL
•description très exacte de ce sentiment, lu dans
lui-même. Il existe enfin, et comme un homme est
toujours le seul qui puisse exprimer ses jugements,
personne ne peut me dire avec certitude lorsque je
ris : « Vous feignez le rire. »
La manière la plus sûre d'humilier celui dont vous
riez est que votre rire ait l'air le plus possible indé-
pendant de la volonté, et que les bases de ce rire
aient l'air d'être les plus claires possibles à nos
yeux. Qu'un homme se fût mis en colère contre
Milan en voyant cette action infâme, Milan aurait
à l'instant comparé sa puissance à celle de cet
homme, et il aurait peut-être ri, mais que le spec-
tateur, au contraire, rie, il est sûr de faire de la
peine à Milan.
Comment, et jusqu'à quel degré d'intensité ?
Il y a deux sacrifices dans l'histoire d'Héloïse qui
ont pu être bien grands :
Le premier, quand elle fit découvrir à Abélard le
secret de sa naissance.
Le deuxième quand, pour l'avantage d'Abélard,
elle refusa pendant si longtemps de l'épouser et
nia si vivement ce mariage une fois qu'il fut fait.
Je voudrais bien voir la plupart de nos amou-
reuses de ce siècle à ces deux épreuves.
Le sublime non développé n'est pas senti ; le
développement n'existe pas isolément ; pour évaluer
^on degré, il faut connaître le degré d'attention et,
1805 - 17 janvier. PARIS 233
en un mot, de facilité, d'intelligence qu'a l'homme
à qui on développe.
Le trait de Julie d'Etange demandant à sou
deuxième ou troisième billet à Saint-Preux qu'il se
tue est sublime, mais doit, ce me semble, être rare-
ment senti, à cause de son peu de développement
(une cause de ce peu de développement est sa place,
le spectateur n'est pas encore monté). Je ne l'ai
senti, pour moi, que dans la suite, lorsque Julie,
mariée depuis peu, rend compte de sa conduite à
son amant.
Dans tout ce roman, l'amour de la vertu, trop
visible, empêche l'amour d'être éperdu (je parle
en poète ou peintre de passions).
Un homme voit avec peine que son ami acquiert
plus de forces individuelles. J. Rey, par exemple,
verrait avec peine que j'acquisse une telle habileté
en déclamation que je pusse feindre parfaitement
tous les sentiments à volonté. Mante me disait
hier que cela était dangereux, comme vous donnant
plus de moyens de manquer à la vertu. Le sublime
de l'amitié est peut-être de voir avec plaisir dans
son ami l'accroissement des moyens de bonheur,
lorsque ces moyens vous font servir de bûches à
son feu, sans vous mettre à même de vous y
chauffer, ne peuvent augmenter votre bonheur
direct que par le plaisir que vous avez à le sentir
heureux, et peuvent le rendre heureux à vos dépens.
234 JOURNAL DE STENDHAL
Dès qu'on fait sur un homme des impressions
plus ou moins sublimes (terreur commencée), le
charme de la grâce disparaît pour toujours ^. (Le
plaisir de voir la grâce est du genre du plaisir de
rire, il consiste à voir la faiblesse. Quelle grâce
Desdemona a aux yeux d'Othello, lorsque, la voyant
sortir, il se dit à lui-même en soupirant : « Poor
wretch ! » (Pauvre petite, pauvre misérable !)
L'habitude et les sentiments qui passent de la
chose à l'instrument (l'avare, qui aime d'abord
l'argent comme moyen de jouissance, et ensuite
l'Argent) peuvent nous conduire au sublime de
l'amour et de l'amitié, qui est de vouloir, non point
dans une saillie d'héroïsme, mais froidement et
constamment, le bonheur de la personne aimée à
nos propres dépens, sans que d'autres passions
contribuent à nous conduire à ce résultat.
Le subhme de l'amitié est moins à mourir pour
son ami dans une occasion éclatante qu'à se sacri-
fier journellement et obscurément pour lui. Les amis
de Syracuse, Damon et Critias *, je crois, pouvaient
s'aimer davantage que Nisus et Euriale, quoique
Nisus s'écrie :
Me, me, adsum qui feci, etc.
Il me semble par la théorie, et non d'après l'exem-
ple, que l'amour et l'amitié ne peuvent pas par-
1. Pour toujours, c'est-à-dire jusqu'à ce que, compo-
sant une résultante de sa conduite, elle nous paraisse
sublime ou gracieuse.
1805 - 17 janvier. PARIS 235
venir subitement, dès les premiers moments de leur
existence, à leur sublime. Ces passions ont besoin de
quelque temps de durée pour qu'on puisse parvenir
à chérir non seulement l'instrument pour l'effet,
mais même aux dépens de l'effet.
Pour que le contraire arrivât, il faudrait que la
passion prédisposante ou la partie de l'amour et de
l'amitié existante avant la vue de l'objet que nous
aimons fût bien forte.
Crozet et moi *, nous sortons de Mithridate, suivi
de Minuit*. M^^^Mars, dans cette petite pièce, nous
a fait beaucoup plus de plaisir que tout le reste du
spectacle. M^^^ Duchesnois, qui jouait Monime pour
la première fois, l'a jouée d'une manière très froide
et très peu originale ; elle ne s'est pas du tout
attachée à rendre la pudeur qui est, ce me semble,
la couleur générale du rôle. M°^^ Talma nous y
faisait plus plaisir ; je la vois un instant dans sa
loge. Je vois Pacé, Maisonneuve et le général Va-
lence.
L'intrigue de Mithridate ne cause ni terreur, ni
pitié, ni admiration, elle est plate. Tous les carac-
tères, excepté celui de Monime, sont communs et
insignifiants, Mithridate est tout plein de fausse
grandeur et joue le rôle d'un Cassandre. Il n'y a
donc que ce rôle de Monime, et la pièce est très
médiocre. Un des endroits les plus caractéristiques
du caractère de Monime n'est pas assez développé :
236 JOURNAL DE STENDHAL
c'est celui où, comme Julie d'Etange, elle demande
à son amant du secours contre lui-même. La grande
scène du troisième acte est absolument inutile.
Racine a voulu lutter avec Corneille et est resté
bien au-dessous de ce grand homme. Il y a quelques
vers grands, comme :
J'ai vengé l'univers autant que je l'ai pu.
^iie Mars joue divinement le rôle de Séraphine
dans Minuit ; elle donne l'idée de l'amour le plus
sublime : sa physionomie, pendant que son cousin
lui chante sa romance, rendrait amoureux de
l'amour. Voilà la physionomie qu'il me faut sup-
poser à Julie et à Victorine. Cette fille chérie ne me
répond point. / shall write after day *.
Avant-hier, j'allai avec Tencin, à minuit passé,
me promener jusque devant son n° 558 ; la lune
nous éclairait, la solitude de ce quartier avait un
air singulier.
28 nivôse XIII [-18 janvier 1805].
Je viens de réfléchir deux heures à la conduite
de mon père à mon égard, étant tristement miné par
un fort accès de la fièvre lente que j'ai depuis plus
de sept mois. Je n'ai pas pu la guérir : premièrement,
parce que je n'avais pas d'argent pour payer le
médecin ; en second lieu, parce que, ayant sans
cesse dans cette ville boueuse les pieds dans l'eau.
1805 - 18 janvier. PARIS 237
faute de bottes, et souffrant du froid de toutes
manières, faute de bois et de vêtements, il était
inutile et même nuisible d'user le corps par des
remèdes, pour chasser une maladie que la misère
m'aurait donnée quand je ne l'aurais pas eue.
Qu'on joigne à cela toutes les humiliations mo-
rales et les inquiétudes d'une vie passée continuelle-
ment avec vingt sous, douze, deux et quelquefois
rien dans ma poche, on aura une légère idée de
l'état où cet homme vertueux me laisse.
J'ai, depuis deux mois, le projet de mettre ici une
■description de mon état ; mais, pour le peindre, il
faut le regarder, et je n'ai d'autre ressource que de
m'en distraire.
Qu'on calcule l'influence d'une fièvre lente de
huit mois, alimentée par toutes les misères possibles,
sur un tempérament déjà attaqué d'obstructions et
de faiblesse dans le bas-ventrf', et qu'on vienne me
dire que mon père n'abrège pas ma vie !
Sans l'étude, ou, pour mieux dire, l'amour de la
gloire qui a germé dans mon sein malgré lui, je me
serais brûlé la cervelle cinq ou six fois.
Il ne daigne pas répondre depuis plus de trois
mois à des lettres où, lui peignant ma misère, je lui
demande une légère avance, pour me vêtir, sur ma
pension de 3,000 francs, réduite par lui à 2,400 francs,
avance dont il peut se rembourser, par ses mains,
aux mois de printemps que je passerai à Grenoble.
Je lui ai demandé cette avance, qu'un étranger
238 JOURNAL DE STENDHAL
n'aurait pas refusée à un étranger, malade et souf-
frant du froid à cent cinquante lieues de sa patrie,
au mois de vendémiaire an XIII, lorsqu'il avait
encore entre les mains 2,200 francs de ma pension.
D'après tout cela et vingt pages de détails tous
horriblement aggravants, mon père est un vilain
scélérat à mon égard, n'ayant ni vertu, ni pitié.
Senza virtù ne cariià, comme dit Carolina nel
Matrimonio Segreto.
Si quelqu'un s'étonne de ce jugement, il n'a qu'à
me le dire, et, partant de la définition de la vertu,
qu*i7 me donnera, je lui prouverai par écrit, aussi
clairement qu'on prouve que toutes nos idées
arrivent par nos sens, c'est-à-dire aussi évidemment
qu'une vérité morale puisse être prouvée, que mon
père à mon égard a eu la conduite d'un malhonnête
homme et d'un exécrable père, en un mot d'un
vilain scélérat.
Il m'avait promis 3,000 francs pour me faire
quitter l'état militaire, j'étais sous-lieutenant au
6^ dragons, en vendémiaire an IX, à dix-sept ans
et sept mois. Voilà l'état qu'il me fallait quitter.
Pour l'apprécier, il faut considérer l'état politique
intérieur de la France.
D'autres considérations qu'il ne sait pas ont pu
me faire trouver mon bonheur dans cet arrange-
ment, mais observez que l'homme qui me tire un
coup de fusil en m'ajustant le mieux qu'il peut, et
qui cependant me manque parce que je suis cui-
1805 - 18 janvier. PARIS 239
rassé, est un assassin. Cette grande vérité me donne
gain de cause au premier abord.
Je finis cet écrit, ayant encore de quoi remplir
cinquante pages, en réitérant l'offre de prouver
quantum dixi, par écrit, devant un jury composé
des six plus grands hommes existants. Si Franklin
existait, je le nommerais. Je désigne pour mes trois
Georges Gros, Tracy et Chateaubriand, pour appré-
cier le malheur moral dans l'âme d'un poète.
Si, après cela, vous m'accusez d'être fils dénaturé,
vous ne raisonnez pas, votre opinion n'est qu'un
vain bruit et périra avec vouf .
Rappelez-vous qu'avant tout il faut être irai et
juste, même lorsque l'exercice de ces vertus donne
raison à un homme de vingt-deux ans contre un de
cinquante-huit, quoique vous soyez plus près de
cinquante-huit que de vingt-deux, et à un fils contre
son père.
Ou vous niez la vertu, ou mon père a été un vilain
scélérat à mon égard ; quelque faiblesse que j'aie
encore pour cet homme, voilà la vérité, et je suis
prêt à vous le prouver par écrit à la première réqui-
sition.
Fait au courant de la plume, le 28 nivôse an XIII,
onze heures et demie du soir, ayant vingt-cinq sous
et la fièvre pour tout bien.
H. Beyle.
(22 ans moins 5 jours.)
240 JOURNAL DE STENDHAL
P.-S. J'écris ceci uniquement pour le bonheur de
mes enfants, et pour me garantir de l'avarice dans
trente ans d'ici. Dis, ne rougis-tu point, au fond du
cœur, en lisant ceci, en 1835 ? Aurais-tu eu besoin
que j'écrivisse la démonstration tout au long ?
Rentre dans toi-même ^.
1. 1" pluviôse Xlll *[-21 janvier 1805].
Tendresse et héroïsme.
Il me semble que depuis Racine la tendresse proprement
dite s'est perfectionnée et que nous pouvons mettre en scène
une mélancolie plus touchante que la sienne.
L'héroïsme s'est aussi perfectionné. L'Alceste de Fabre
est bien plus grand, moralement parlant, que celui de
Molière.
11 entre beaucoup de notre science de l'héroïsme dans la
composition de nos personnages touchants. Dans Racine,
nous voyons les passions les plus aimables dans des rois
et des reines pleines de vanité, qui sont presque les person-
nages les moins aimables possibles pour nous, au lieu que
nous, nous pouvons mettre ces passions si touchantes dans
des êtres qui, abstraction faite de leur passion, seraient
encore les plus aimables du monde à nos yeux.
La tendresse a fait des progrès parmi nous parce que
la société s'est perfectionnée. Un homme ni bête ni génie-
(Pacé, par exemple), qui a 15.000 francs de rente, a ici
au bout d'un an autant d'amis qu'il en veut. On ne cherche
avec ses amis que le plaisir présent. Ensuite, la société vous
impose, sous le nom de convenances, de hon cœur, la dose de
sacrifice que vous devez faire à chaque ami, en raison des
plaisirs que vous avez goûtés ensemble, et surtout du
temps que vous avez restés (sic) unis à les goûter.
Cette amitié donc ne désaltère point la soif de l'amour.
Le raisonnement remplaçant heureusement la religion, la
tendresse qu'on employait à aimer Dieu et la crainte que
le diable donnait, retournent aussi au profit de la tendressfr
que j'ai pour Victorine et de la crainte que j'aurais de la
perdre, si elle m'aimait.
Nous sentons que tel qui nous aime, si nous lui demandons
un petit service, va calculer avec nous si nous lui en deman-
1805 - Jl jaavier. PARIS 241
dons un un peu plus grand. Et rarement nous sommes assez
bien avec un homme pour ne pas voir en agissant avec lui
la limite qu'il ne faut pas passer.
iSous cherchons un être avec qui nous puissions suivre
tous nos premiers mouvements, sans songer jamais aux
convenances.
Combat sur la frontière. Sensibilité.
H. Toutes les pensées sont à te monter à l'éréthisme de
la passion, tout ton corps se raidit. Alors, si c'est l'amour,
tes pensées occupées à te roidir ne peuvent pas laisser de
place aux prédictions de bonheur que te donnent la figure,
le ton, les discours de ta maîtresse.
L'habitude de voir les filles mène là. On se monte l'ima-
gination chaque fois qu'on en tient une dans ses bras pour
se figurer une femme plus touchante. Je discute sa beauté,
je dis qu'elle a des yeux noirs, par telle et telle raison,
parce qu'ils sont les plus beaux, etc. Elle a la tournure
d'Angelina Pietragrua ; tandis que je m'efforce à me rap-
peler cette tournure et à poser, pour ainsi dire, les piédroits
de la route, je suis bien loin de sentir l'impression qu'elle me
donnerait vue par dehors.
Cette impression est cependant tout le plaisir de la pas-
sion.
Creuser ce grand aperçu. Voilà ce qui fait que je me dégoûte
quelquefois des passions : c'est qu'elles n'ont point de récom-
penses, de plaisirs pour moi.
Compte de la déclamation.
Blâmez-moi, si vous l'osez,
Démosthène, interrogé quelle était la première partie de l'élo-
quence, répondit: L'action. La deuxième : L'action. La troisième:
L'action.
La Rive, commencé le , rue Grange-Batelière, cessé
le , rue Saint-Nicolas, n° 935.
Payé dans ce temps (à douze francs le cachet pour une
demi-heure)...
Commencé chez Dugazon, infiniment meilleur (à six
.IOUR?fAL DE STENDHAL. 16
242 JOURNAL DE STENDHAL
francs pour une heure), rue des Fossés-Montmartre, passage
(lu Vigan, le
Payé trente-six francs le
Payé soixante-six francs le 1^' pluviôse XIII.
(Il neige, j'accompagne en cabriolet la petite femme du
général Lestrange. Elle m'offre de monter chez elle, je refuse.
Elle m'indique de l'aller voir les jours qu'elle ne va pas chez
Dugazon ; je ne m'en soucie pas. Waguener accompagne
Louason, qui est tout à fait bonne fille avec moi. En général,
jour heureux.)
Et vous me le traitez ,[à moi, d'indifférent.
Morbleu !] C'est une chose indigne (pleurez), lâche (pleurez), infâme *■
(redoublement de pleurs). Il voit son malheur : voilà le plus
profond que M[olière]...
Ces dix vers, tout cela pourrait se dire avec l'accablement
de la douleur. Alceste dirait par là : « Celui-ci est donc comme
les autres, je n'avais plus que lui, je n'ai plus personne ! »
Ce sentiment est plus profond que ceux que Molière fait
dire, c'est ce qui fait dire avec ridiculité, mais peut-être
vérité, à M"*® de Staël, que la mélancolie a fait des progrès
puisqu'un blanc-bec de vingt-deux ans comme moi trouve
des choses plus profondes que Molière. (25 nivôse, 5 heures.)
Principe bien fécond et bien heureux pour comiquer
certains caractères.
C'est ainsi, dit Biran (111), que l'être habitué aux exci-
tations factices, indifférent dans la jouissance, se sent cruel-
lement tourmenté dans la privation.
Si cela, est vrai, comme il est beau pour le développement :
1° du vaniteux ; — 2° du courtisan ; — 3° de l'homme à
plaisirs physiques, Louis XV !
Voilà comme il est utile aux poètes d'étudier l'idéologie.
(Le mal à la tête par travail vient à trois heures et demie,
27 nivôse XIIL)
Caractères a traiter.
17 nivôse XIII [7 janvier 1805], Dînant chez M^ie Daru,
la mère, entre Martial et Adèle, l'idée d'un grand caractère
1805 - 21 janvier. PARIS 243
au milieu du monde. Procurer aux grands caractères le
même effet que la Métromanie aux poètes. Voir les Mé-
moires.
Acheté pendant nivôse les deux volumes de Tracy et
Maine de Biran, 13 livres.
Acheté le 1" pluviôse Werther, bonne traduction de
Sevelinges. Si j'osais writ as I pense, / did wril as this young-
man. 4 livres 10 sous.
Pacé me niontre le 28 ou 29 nivôse le plan de la première
scène de sa comédie intitulée la V engeance. Cette comédie
a le même mérite parmi les pièces que son auteur parmi les
hommes. Elle est parfaitement lui, c'est naïvement sa
nature.
Il n'a, ce me semble, de partie de l'art que l'extrême
attention qu'il donne et fait donner par ses personnages à
la signification de chaque mot, comme dans le monde.
Nous parlons beaucoup de DucKesnois dans Monime.
Lafond est l'acteur le plus français que je connaisse, sa
déclamation a absolument tous les défauts et toutes les
beautés de la poésie française (Racine, Voltaire et toute
la bande, Corneille, CrébUlou, génies originaux dans leur
nation). On peut lire, en suivant cette idée, les vices de la
poésie française dans les gestes de Lafond.
1805
PARIS'
Journal de mon troisième voyage a Paris
Du \^^ pluviôse an XIII au 23 du même mois inchisivemenf.
Il faut se posséder pour écrire et
pour déclamer.
(LOUASON.)
1^^ [pluviôse-21 janvier].
Happyness gwed by the weather, and mery résigna-
tion upon my fathers avarice *.
2 [pluviôse-22 janvier].
Nous sortons, Crozet et moi, de Turcaret, pièce
froide aujourd'hui et même un peu ennuyeuse.
Dugazon joue très bien Turcaret, mais non pas
avec tout le feu nécessaire. Le Médecin malgré lui,
où il y a plus de v^erve comique que dans tout
Turcaret, nous réveille.
JOURNAl DE STE.NDHAI. 16.
246 JOURNAL DE STENDHAL
3 [pluviôse-23 janvier].
I Write to V[ictorine\ with my own hand, after I
go at Dug[azon\^ s house *. Ce que j'y vois me fait
prendre la résolution de sortir de mon indolence.
J'ai laissé prendre à Wagner des places que l'on
m'offrait, et actuellement il les occupe. Il a peut-
être Louason, à mon refus. Il n'y en a que pour
ceux qui en prennent. Me mettre en avant comme lui
pour la déclamation, ses leçons valent deux fois
mieux que les miennes. Prendre un peu les mœurs
de cabotin qui, là, sont les bonnes, et surtout parler
souvent. La société de Crozet me montre qu'il faut
absolument se rendre amusant ; rien n'est si aisé,
il ne faut presque que parler.
4 [pluviôse-24 janvier].
Je vais à l'école de Médecine, à dix heures, pour
lire V Aliénation mentale, de Pinel * ; la bibliothèque
est fermée. Je vais au Panthéon, je lis le premier
Discours de Cabanis sur les rapports du physique
et du moral *, La manière d'énoncer les faits me
semble si générale qu'elle en est vague. Cet auteur
ne me plaît point, lire Bacon et Hobbes.
Je suis allé ce soir avec Barrai au Matrimonio
segreto, nous y avons trouvé Crozet et Basset qui
y étaient venus croyant nous y trouver.
Je ne puis plus me figurer V[ictorine] dans aucune
position, mon imagination est épuisée, mais non pas
1805 - 24 janvier. PARIS 247
mon amour. Je sens parfaitement ces deux choses.
Je ne suis plus sensible aux positions dans lesquelles
je veux me la figurer, parce que je l'y ai vue trop
souvent ; mais l'amour en elle pour moi m'enchante
toujours. C[rozet] m'apprend qu'il a reçu un
billet de sa Séraphine, il me le montrera. Sarà
dunque io il sol sfortunato * ?
Je vois dans Cabanis que nous agissons souvent
pour satisfaire à des besoins qui viennent d'après
des idées qui viennent de l'intérieur du corps au
cerveau. La réunion des désirs qui nous viennent
de cette manière se nomme instinct. Condillac a
entièrement méconnu l'instinct : deux oiseaux en-
levés de leur nid paternel au moment où ils viennent
d'éclore et élevés à la brochette n'ont certainement
aucune idée de nid, d'œufs et d^ accouchement ;
cependant, dans la saison des amours, quinze jours
au plus avant que la femelle ponde, ils constituent
un nid.
Des femmes ont avoué sentir un vif plaisir aux
mamelles et à la matrice en donnant à têter à leur
«nfant.
Le chapon à qui on plume le ventre, on le frotte
d'orties, après quoi on le met sur des œufs ; ces
œufs le soulagent, il les couve et s'attache aux
petits.
Donc, dans le cas de l'instinct comme dans tous
les autres, l'individu suit encore ce qui lui semble le
mener à son plus grand bonheur.
248 JOURNAL DE STENDHAL
Comment ne voyions-nous pas l'instinct dans-
l'école de Condillac ? Parce que nous n'apercevions
pas nettement tous les objets de la science. Je nie
souviens que je demandais à tout le monde pour-
quoi les petits cochons cherchent le mamelon de
leur mère. On ne me répondait pas. Nous sommes
tout ébahis, lorsque d'une petite circonstance que
nous avions à peine remarquée, mais dont nous
n'avions rien tiré, nous voyons tirer un principe
ou résultat qui change l'état de la science.
Dimanche, 14 pluviôse XIII [-3 février 1805].
J'ai eu depuis le 4 des journées charmantes
chez Dugazon, des journées de bonheur les plus
heureuses, peut-être, que les hommes pris en masse
puissent me donner. C'est peut-être la nuance qui
doit me mener des plaisirs d'une grande âme
mélancolique à ceux d'un vaniteux brillant. Quoi
qu'il en soit, ces journées ont été divines, et ce sont
les plus heureuses que j'aie encore trouvées sur
cette terre. L'amour de la gloire contribue beaucoup
à cette douceur. Cependant, à l'extérieur, c'est peut-
être un des moments les plus malheureux de ma
vie, aux yeux de mon oncle, par exemple, qui est
l'homme que, dans le public, on croirait le plus sur
mon état présent et qui me voit dans le plus triste
dénuement. Voilà qui doit m'apprendre à ne pas
m'arrêter au bruit public. Et ma réputation de roué
1805 - 3 février. PARIS 249
et d'homme qui suis déjà blasé, avec cette âme si
tendre, si timide et si mélancolique ! Le philosophe
Mante me connaît enfin, mais il a fallu que je l'ai-
dasse à me voir tel que je suis. Croyez après aux
réputations en grand !
Voilà qui doit m'apprendre à ne croire que ce que
j'aurai vu ; ma maîtresse peut être comme moi ; en
ce cas, il ne faut pas en croire Syracuse et imiter
Tancrède, mais voir par moi-même. Cet article me
servira de conseil dans mes moments de passion.
J'ai reconduit Louason chez elle ; j'ai presque
envie de m'attacher à elle, cela me guérira de mon
amour pour V[ictorine]. Je goûterai avec ma
petite Louason toutes les douceurs de l'amour
heureux et de la gaieté, jusqu'à mon départ pour
Grenoble ; mais il faut pour cela qu'elle ait une
âme.
V[ictorinej me méprise, ou n'a pas reçu mes
lettres. J'appris hier soir avec le plus extrême
plaisir que son père avait été nommé conseiller
d'Etat, ou sénateur*. Mon premier soin, ce matin,
a été d'aller lire le Moniteur d'hier ; j'ai vu qu'il
était conseiller d'Etat. J'ai roulé dans le faubourg
Saint-Germain et dans les Tuileries, guidé par un
désir secret de les voir. J'ai rencontré le fils * sur le
pont Royal, qui m'a reçu divinement : cela est
heureux, la rencontre, mais je crains bien qu'il n'ait
été comme Camille :
250 JOURNAL DE STENDHAL
Je ne m'aperçus pas que je parlais à lui,
Je ne lui pus montrer de mépris ni de glace.
Tout ce que je voyais me semblait Curiace.
Il était si enchanté de la nomination de son père
que peut-être il ne s'est pas souvenu de mes rapports
avec sa famille. Nous verrons cela au ton de la
première entrevue. Il m'a dit avec toute l'alïec-
tion possible qu'il viendrait me voir un de ces
jours.
Duchesne * le juge rempli de présomption, ayant
quelques connaissances et un mauvais cœur.
C'était assez mon avis, mais plus il pouvait être
mon ennemi, plus l'avocat Pour disait de choses
pour lui. En général, je sais que je suis très pas-
sionné et que par là je juge mal, ce qui fait que,
sans m'en apercevoir, l'avocat contraire à la pas-
sion exagère. Craignant d'exagérer le galop, j'exa-
gère l'action de la bride, ce qui est mauvais. J'ai
vu ça à la laideur que je supposais à V[ictorine] et
à her hrother Edward, au jugement que je n'osais
porter sur celui-ci, quoique ayant probablement
plus de bases que Duchesne. Je me trompais dans
ces trois cas. La même cause m'a fait errer constam-
ment dans l'affaire d'Adèle ; en rechercher les
exemples, ça me guérira de ma timidité.
Duchesne a dit, en parlant des sœurs, que ce
n'était pas grand^ chose. Propos à examiner. V[ic-
torine] partage-t-elle le caractère de son frère ou en
1805 - 3 février. PARIS 251
soufîre-t-elle ? Voilà peut-être ce qui doit décider
la question. Ne jamais oublier que les vérités mo-
rales ne sont point susceptibles de démonstrations
comme celles qui regardent des propriétés appré-
ciables en nombre exactement.
Ma raison, dans ce moment-ci, est encore fondée
sur la passion ; ça ne vaut pas grand'chose ; je me
sens cependant très raisonnable. Je viens de lire le
premier volume de Delphine de M"^^ de Staël, et je
me suis senti presque entièrement dans le person-
nage de Delphine. L'expérience que j'ai acquise
chez Dugazon m'a été très utile pour me connaître
moi-même. Pacé m'a dit un jour : « Vous êtes tout
passion. » Mante est du même avis. Je le sens moi-
même. Dugazon est du même avis sur ce qu'il con-
naît de moi. Quelles que soient les objections de
l'avocat Contre, voilà une vérité qui me paraît dé-
montrée. Si je n'ai pas the most under standing soûl,
j'ai du moins une âme toute passion. Il faut se pos-
séder pour bien parler, il faut peut-être posséder
son âme, l'avoir understanding pour telle passion à
volonté pour bien écrire.
Cette découverte de l'exagération du mal (mal
pour la passion), admise comme vérité dans mes
jugements, me donnera bien plus de facilité à faire
des plans et des carmina.
Je suis si raisonnable que, quoique je sente peut-
être vingt pages d'idées grandes et vraies sur mon
art et sur les moyens de procurer le bonheur plus
252 JOURNAL DE STENDHAL
continu, je vais me coucher parce qu'il est une heure
du matin et que je sens que j'altère ma santé.
D'après mes principes sur mon art, mon premier
ouvrage aurait eu de grands traits de ressemblance
avec Delphine si je n'avais pas lu ce roman dans ce
moment, et peut-être en aura-t-il encore, quoique
je l'aie lu. Mais ce sera parce que je le voudrai
bien.
[15 pluviôse-4 février.]
Il me semble que je ne connais le bonheur habituel
que depuis la lecture de Biran *. J'ai passé ce soir
15 une soirée délicieuse avec ce qui m'avait donné
le spleen il y a quinze jours. Lu Cabanis (mort de
Mirabeau) et Hobbes au cabinet littéraire au bout
de la rue de Thionville *. Mangé en revenant une
brioche avec délices, plus que je n'en trouverai
jamais dans les meilleurs repas. Je pense à Mélanie,
et ce souvenir m'a charmé comme le plaisir lui-
même (as the pleasure itself).
16 pluviôse XIII [-5 février 1805].
Tout serment fait dans un moment d'exaltation
n'est-il pas nul ?
Cela n'est pas tout à fait vrai ainsi, mais il en
est quelque chose.
La dix-neuvième ligne de la page 496 du deuxième
volume de Delphine me donne cette idée. Il me
1805 - 5 février. PARIS 253
semble que le serment de Delphine dans cette oc-
casion est nul. Je me sens trop sensible pour être
impartial, mais il me semble que les âmes tendres
font trop entrer leur sensibilité dans leurs serments.
Peut-être ne de\Taient-elles tenir que ce que les
autres attendent. Les lois ne sont point assez fines
pour pénétrer jusque ici.
Par exemple, je dis à Rey : « Je te promets de te
faire tenir chaque année ce qu'il te faudra pour
être heureux à Paris. » Lui entend cent louis, moi
cinq cents. A quoi suis-je obligé ? Il me semble, à
cent.
Ce livre est le manuel des jeunes femmes entrant
dans le monde. M'^^ de Vernon est aussi bien peinte
que Léonce l'est mal.
Tous les hommes, aux militaires près, sont à peu
près également capables des peines physiques. Un
homme qui vient d'avoir la jambe écrasée sous
une roue leur fait de la peine.
Mais : 1° on ne sent les peines morales des autres
qu'au degré qu'on est capable de les éprouver ;
2° l'expression en est très difficile pour arriver
à la pitié.
Il faut une longue cohabitation pour être au fait
de ce dictionnaire. Voilà peut-être une des douceurs-
du mariage.
Le lecteur, en lisant le roman de Delphine, ne
sent point d'admiration pour Léonce, et point
d'amour :
254 JOURNAL DE STENDHAL
i° parce qu'il ne voit rien d'aimable en lui ;
2° parce qu'il lui semble qu'il donne plus de mal-
heur que de bonheur à Delphine.
Cette défaveur de Léonce diminue beaucoup
l'effet total.
La grâce et la douceur enchanteresse de Del-
phine, cet air d'une faible enfant qu'elle a dans
toutes les petites actions de la vie qui en font
presque la totalité, ne se fait pas sentir au lecteur
par un livre où il n'y a que les masses de sa con-
duite, et ces masses sont fortes, et partant nulle-
ment gracieuses. Il faut beaucoup de pénétration
pour deviner cette grâce.
Voilà les deux grands défauts de l'ouvrage. J'en
suis au deuxième volume, le premier me paraissait
bien meilleur.
Le vernis (Tétrangeté qui est sur tout cet ouvrage
diminue encore la trop petite quantité de grâce qu'il
a ; mais ce défaut n'en sera pas un aux yeux de
la postérité, il n'en est donc presque pas un à nos
yeux.
M°i® de Staël a l'échafaudage du talent de Mo-
lière, échafaudage qui fait une partie du talent de
Montesquieu 1 ; elle a connu les lois de la société de
salon, elle en a montré la cause et l'effet, en un mot
l'esprit.
1. En général, le talent des philosophes n'est que l'écha-
faudage de celui des poètes ; ils font connaître les affections
que le poète peint ensuite pour émouvoir.
1805 - 5 février. PARIS 2 F
lOCt
Elle a sans doute une âme passionnée, elle a le
grand secret de l'intérêt, la mélancolie, et cepen-
dant elle n'émeut pas, ou ce n'est que par l'horreur.
« Je brise ma tête sur ces degrés de marbre, et mon
sang rejaillira sur toi », dit Léonce à Delphine dans
l'église de Sainte-Marie.
Cicéron dit avec plus d'art au Sénat romain
(composé d'hommes tellement plus durs que le
public de Delphine, et qui voyaient chaque jour des
combats de gladiateurs), en pariant des complices
de Catilina : « Fuere », ils furent ; au lieu de : « On les
a précipités du roc Tarpéien ».
Il y a une manière d'émouvoir qui est de montrer
les faits, les choses, sans en dire l'effet ^, qui peut être
employée par une âme sensible non philosophe
(connaissance de l'homme). Cette manière manque
absolument à M°i® de Staël, son livre a absolu-
ment besoin de moments de repos ^, comme celui
que le grand Shakespeare présente aux spectateurs,
lorsque dans la tragédie de Macbeth, où il pousse
la terreur aussi loin que possible, un des seigneurs
qui accompagnent le roi Duncan entrant chez
Macbeth fait remarquer à ses compagnons, dans ce
moment terrible pour le spectateur, et tout simple
pour eux, la douce et pure beauté de la situation
1. Je crois en avoir vu des exemples dans Auguste Lafon-
taine.
2. Tel qu'il est, et sans repos, le livre fait trop sur l'âme
(sur mon âme) l'effet d'un cours de philosophie.
250 JOURNAL DE STENDHAL
du château, où le martinet vient faire son nid. C'est
un des traits les plus divins de ce grand homme, et
qui est plus profond, ce me semble^, et plus émouvant
que le « Qu'il mourût » de Corneille et le « Qui te
l'a dit ? » de Racine ^.
Cependant, le livre de M™® de Staël ira à la pos-
térité. Que n'a-t-elle un peu du talent bien plus
commun et presque vulgaire de l'auteur de Claire
d^Albe, d'Amélie Mansfield*, que ne peint-elle quel-
quefois la mélancolie sans la raisonner, comme
André Chénier dans ses dix-huit vers ? Elle aurait
fait un chef-d'œuvre.
Lui écrire cela, en âme grande et sensible parlant
à sa pareille. Les artistes entre eux se doivent de
«es aveux. (16 pluviôse XIIL)
La grâce la plus divine dont je me souvienne
est celle d'Imogène (Cymheline) et, pour les hom-
mes, celle d'Arviragus et de son frère.
Que Shakespeare a le pinceau felice pour les
figures de femmes ! Ophélie, Desdémona, Imogène
(dans son genre), Pauline, Constance (dans un autre),
«nfîn l'hôtesse Quickly (dans le dernier),
0 divin Shakespeare, oui, thou art the greatest
Bard in world !
1. Qui suppose un connaisseur de l'homme plus profond,
etc., etc..
2. Les poètes ne sont loués que par des hommes passion-
nés, les philosophes que par des homnaes froids. Quelle
différence de gloire en quantité !
1805 - 5 février. PARIS 257
Oui, tu es le plus grand poète qui existe ! Et
cependant, pour moi il est presque en prose. On
peut donc être poète en prose ; mais les vers donnent
un charme de plus.
Ils ôtent l'idée de commun en donnant un vernis
léger d'étrangeté. Les vers seraient-ils perdus pour
la postérité, à qui ils font beaucoup de plaisir,
mais, ce me semble, presque uniquement parce
qu'on leur transporte par analogie le charmant
vernis des vers actuels ? En lisant l'histoire d'Ugolin
en italien, je leur transporte le charme que me
donnent réellement les vers de Corneille, Racine^
André Chénier, et je le sens.
Le dernier volume de Delphine est absolument
insupportable à vivre (sic). Dans le premier volume,
il y a quelque chose d'émouvant, dans tout le reste
il n'y a de bon que la connaissance des lois de la
société dans un salon. Le premier volume est bon,
le deuxième se fait encore lire, le dernier, détestable.
Je n'ai vu les Bardes que trois fois, mais ils m'ont
fait le même effet que le premier volume de Del-
phine : ils m'ont conduit jusqu'au bord de l'émo-
tion, et ensuite, ne m'en montrant que le majes-
tueux, mon âme a été mécontente et mon esprit a
cherché à imaginer le reste. Je ne parle, bien
entendu, que de la musique.
JOURNAL DE STENDHAL. 17
258 JOURNAL DE STENDHAL
20 pluviôse [-9 février]. Samedi.
Je sors de la plus vive jouissance que la comédie
m'ait donnée en tant que faisant rire. M^^^ Mars, que
j'ai coutume de voir si modeste, m'a presque mis
hors de moi dans le rôle d'Agathe, des Folies amou-
reuses * ; à ses deux premières entrées j'avais besoin
de ne pas la regarder, pour n'en pas devenir amou-
reux. Je suis encore tout étonné de m'en être tiré
sain et sauf, j'ai eu besoin de me répéter bien sou-
vent qu'il n'y avait point d'espérance. C'étaient à
mes yeux les bacchanales de la beauté, telles que
je me figurais dans ma jeunesse, à Milan, les bac-
chanales de Rome.
Voilà une des plus vives jouissances que les arts
puissent donner ; elle m'a épuisé et je la décrirai
d'autant moins bien qu'elle m'a fait plus d'impres-
sion, pour parler à la Jean- Jacques ; voilà ce que
n'ont point les Gagnon fils, les Mazeau *, les âmes
blasées ou froides et qu'elles achèteraient de tous
leurs trésors si elles les soupçonnaient. Je n'ai
jamais rien vu de si divin que les deux premières
scènes de M^*® Mars, dans ce rôle.
Ce qui produit cette impression enlevante, c'est
de voir une beauté, jusqu'à ce jour si ingénue, dans
un rôle gai et résolu.
Voilà de ces jouissances divines qu'on ne peut
trouver qu'à Paris, et que rien ne peut remplacer ni
même faire oublier.
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1805 - 9 février. PARIS 259
Je ne puis rien dire, tant je suis épuisé. Les Fo-
lies est une des meilleures pièces de Regnard ; il y
règne une verve de comique que cet homme rare
a emportée. Dugazon a joué Crispin dignement,
avec toute la verve possible.
Il n'y a rien, dans la pièce, du talent de Molière
pour secouer l'homme, en lui montrant ses vices et
ses ridicules, mais cela est peut-être une condition
de cette extrême gaieté.
Fleury avait joué M. de L'EmpjTée dans la pre-
mière pièce, supérieurement les choses de demi-
chaleur où son organe peut suffire, comme un grand
talent usé tous les morceaux d'enthousiasme qui
composent presque tout le rôle. Sa meilleure scène
a été celle de la fin du quatrième acte avec Lisette.
Saint-Phal n'a rien de la grâce de Fleury, mais il
est peut-être plus poète dans la grande scène.
Cet ouvrage spirituel, qui n'a rien non plus du
talent de Molière, est original par l'esprit qui y
est à chaque vers, et jusque dans les situations, mais
généralement froid, parce que le protagoniste n'est
pas passionné. 11 doit enchanter les spirituels-froids
qui fourmillent dans le monde.
Çà n'empêche pas qu'il ne soit effacé par la verve
de gaieté de Regnard, ou par la verve de comique
de d'Eglantine.
J'avais à côté de moi une loge pleine de femmes
savantes qui tenaient exactement les propos de
Philaminte, Bélise et Armande.
2G0 JOURNAL DE STENDHAL
C'était le troisième début de M^^^ Amalric Contât,
qui dit spirituellement, mais sans verve de gaieté
et qui est rudement laide.
C'est ce qui faisait jouer les meilleurs acteurs.
]yjiie Mars dans les deux pièces.
J'étais à l'orchestre, puisqu'il faut l'avouer, et
j'y étais allé dans l'espoir de trouver L[ouason]
qui n'y était pas, ainsi que hier, après m'avoir dit
avant-hier qu'elle y allait tous les jours ; en re-
vanche, j'ai vu hier et aujourd'hui Wagner, qui est
bien borné et assez bête, mais qui l'a peut-être.
Du moins il y a été sept ou huit fois avec elle, et
l'a raccompagnée. Dugazon croit qu'elle l'a. Je
meurs de jalousie.
Ah ! que ce mont Cenis est un pas ridicule,
dit Dugazon. Je puis bien dire :
Ah ! que ma jalousie est ici ridicule !
Je change de dessein sur elle deux ou trois fois
par jour. Au cabinet littéraire, ce tantôt, je voulais
en faire une Clairon, m'attaoher à lui dire tout ce
que je puis savoir sur l'art dramatique, être son
Valbelle ^ *. J'ai même commencé à prendre les
dates des naissances et des morts des plus fameux
1. A propos de Valbelle, ne pas oublier la conversation
que M. a eue hier avec M™^ Rezicourt, pendant que
j'étais chez D[ugazon]. Ce jour fut comique. M™^ R[ezi-
court] devait la voir le soir même.
1805 - 9 février. PARIS 261
dramatiques. Ou, je la mènerais de l'expression des
passions qu'ils ont peintes aux principes généraux
de la philosophie, et par là, à être la plus grande
actrice possible^.
Ce soir, je suis piqué contre elle, et je veux l'ou-
blier. J'ai passé depuis midi jusqu'à deux heures
chez Martial, où il y avait un déjeuner avec Mai-
sonneuve, qu'on va jouer, et Frongeard, tête à la
Lanjuinais, dont je conterai l'histoire un autre
jour.
Ce combat de passion qui me fait aimer L[ouason]
et presque la haïr, me rend l'existence à charge ;
j'en ai une fatigue de penser et de sentir, un mal de
tête habituel, j'ai besoin de me distraire, c'est la
première fois que j'éprouve cet effet. Mon amour
n'a pas la violence de tendresse que j'ai eue pour
V[ictorine], je n'ai pas assez d'espérance pour cela.
19 pluviôse [-8 février].
Hier, 19 pluviôse, je suis allé pour elle à l'or-
chestre. On donnait V Orphelin de la Chine et le
1. Je voyais tout facile dans ce projet. Véritablement
nous sommes un trésor l'un pour l'autre et jamais on ne
vit de rapports si parfaits. Voudra-t-elle m'aimer ? Avec
ce brillant que j'ai dans la conversation, lui plairai-je ?
A future young dramatic-hard with a future young actress,
je dois valoir mille fois mieux que Wagner. J'espère en sa
bêtise. Si elle allait rire avec lui de ce que je lui écrivais
sur les poètes ! Mais d'un autre côté, ça me tire du pair^.
d'une manière inimitable que par un égal.
JOURNAL DE STENDHAL, 17.
262 JOURNAL DE STENDHAL
Confident par hasard *. Je n'avais pas vu V Orphelin
depuis M^^^ Raucourt, à G[renoble], il y a trois ans,
en revenant d'Italie, et les Folies depuis mon
enfance, je crois.
Lafond joue Gengis-Khan en gamin tragique ;
il n'a bien dit que la deuxième scène, mal par
petitesse et faiblesse la première, détestablement
les deux dernières. On l'a hué après sa sortie, faible-
ment, sans passion, mais tout le monde murmu-
rait.
La pièce m'a fait plaisir, parce que je me laissais
toucher au lieu de juger. J'étais comme le jour du
Philinte de d'Eglantine.
Une chose vraiment belle, et que Lafond a bien
rendue, c'est l'étonnement.
22 pluviôse [-11 février], en déjeunant au café de
la Régence, huit heures trois quarts.
Déclamation et composition. — C'est pécher contre
la règle générale et sans exception que, dans Vart
<r émouvoir (ou poésie), tous les noms doivent être
donnés aux actions de l'agent d'après l'état du
cœur du spectateur, but unique du poète, que
d'appeler chaleur la plus grande dans moi un état
de contraction générale et d'emportement qui ne
touche point le spectateur autant que possible.
Il faut se posséder et s'échauffer peu à peu pour
engager la sympathie de l'auditeur, autrement, vous
1805 - 11 février. PARIS 263
voyant furieux du premier abord, il compte avec
vous au lieu de partager vos sentiments et de se
voir dans vous.
La vraie déclamation doit couler majestueuse-
ment comme un fleuve qui inonde de toutes parts :
une fois le cœur du spectateur bien entraîné, bien
lié à l'acteur, les moments d'emportement de celui-
ci produisent les sentiments sublimes et profonds
dans l'âme du spectateur. Autrement, ces moments
d'emportement à cru ne peuvent inspirer d'intérêt
que comme un spectacle rare, ou auprès des provin-
ciaux, en leur persuadant par charlatanerie que
c'est le comble de l'art, ou comme très heureuses
dispositions. En effet, si ces emportements \'iennent
d'excès de foyer intérieur et de chaleur, ils annon-
cent dans le jeune sujet la plus grande partie de
l'art, la plus rare, et celle qui s'acquiert le plus
difficilement.
Mais avec tout cela, puisqu'elle est partie de l'art,
elle ne l'est pas tout, et je ne déclamerai jamais
bien si je n'apprends à déclamer périodiquement
et en me possédant. On dira tout au plus : « Il
aurait pu acquérir un grand talent, c'est dommage. »
Quant à la composition, il en est de même. Le
moment où je suis le plus ému moi-même n'est pas
celui où je puis écrire les choses qui touchent le
plus le spectateur. La preuve en est claire : si je
trouvais V[ictorine] quelque part, dans un salon,
et qu'à propos d'un jeu ou d'une plaisanterie elle
"264 JOURNAL DE STENDHAL
me serrât la main, certainement je serais hors
d'état de rien écrire dans les deux heures qui sui-
vraient ce moment.
Il est bon d'avoir de ces états de maximum de
pasbion, car sans çà il ne serait pas possible de les
peindre ; mais ces moments de maximum ne sont
pas les meilleurs moments pour écrire. Les meilleurs
sont ceux où l'on peut écrire les choses les plus
émouvantes ; il faut tranquillité physique et sérénité
d'âme.
La dernière surtout m'a manqué jusqu'ici en
écrivant. J'ai toujours présent à la pensée qu'écri-
vant, il y a trois mois, Letellier, j'étais si profondé-
ment passionné for the famé et si profondément
inquiet si je l'obtiendrais un jour ou non, que je ne
sentais plus ni comique, ni terrible, ni pitoyable.
J'avais beau m'appliquer les choses les plus comi-
ques de Molière, les plus terribles et les plus tendres
(pitoyables) de Shakespeare, le vésicatoire ne
prenait pas, tant toute la sensibilité, toute la vie de
l'âme était concentrée sur le désir of the famé.
Certainement ce moment-là n'était pas bon pour
écrire. Souvent, je ne puis pas écrire à force de cha-
leur, depuis un quart d'heure je me fais effort pour
écrire, je sens si fortement qu'écrire (l'action phy-
sique) est une rude peine pour moi, ainsi que le
ralentissement de la pensée.
Si je ne me corrige pas, j'aurai été the greatest
iard au fond de mon cœur, de moi-même, et n'ayant
1805 - U février. PARIS 2G5
jamais pu me montrer aux hommes, je passerai
without famé.
Prendre exemple de Shakespeare ; comme il
coule comme un fleuve qui inonde et entraîne tout,
quel fleuve que sa verve ! comme sa manière de
peindre est large ! c'est toute la nature. Je passe
sans cesse pour ce grand homme du plus tendre
amour à la plus vive admiration ; hier soir encore,
en relisant par occasion les premières scènes
d'Othello. C'est pour mon cœur le plus grand poète
qui ait existé ; en parlant des autres, il y a toujours
un alliage d'estime sur parole ; sur lui j'en sens
toujours mille fois plus que je n'en dis.
Ses personnages sont la nature même, ils sont
sculptés, on les voit agir. Ceux des autres sont
peints, et souvent sans relief, comme ceux de
Voltaire. La Fontaine est le seul qui toucho le
même endroit de mon cœur que Shakespeare. La
prose de Pascal est ce qui en approche le plus pour
moi. Relire Homère pour voir s'il me touche comme
•cela.
Approfondir le commencement de cette réflexion.
J'étais \Taiment enragé de sentiment quand
Mante m'est venu interrompre. J'allais être hors
d'état d'écrire *.
Je suis sorti à midi moins un quart avec un hahit
neuf (bronze-cannelle) de léger (...) *. J'étais plein
de sensibilité tamisée, qui fait qu'on s'amuse dans
266 JOURNAL DE STENDHAL
le monde et qui est la base du talent de l'homme
aimable.
En approchant de chez D[ugazon] je me sentais
oublier tout ce que, hier et ce matin, je sentais que
j'avais à dire à Louason, tant est grande la force
de l'habitude en bien et en mal ; il y avait aussi un
peu de trouble. Je ne suis qu'artiste chez D[ugazon] ;
m'accoutumer à y être riant et parleur ; au bout de
trois séances, l'habitude sera prise, je la cultiverai
pendant quinze jours, et alors je serai porté.
Je n'ai trouvé que Wagner et M*^® Felipe. W[a-
gner] est plus lié avec elle que moi, pour deux rai-
sons :
1° parce qu'il a l'âme plus de niveau ;
2° parce qu'il parle plus que moi.
]VP^^ Louason est arrivée comme je disais Philinte ;
elle est venue au bout d'un instant se mettre à côté
de D[ugazon] ,vis-à-vis de moi. J'ai, je crois, mis
beaucoup d'esprit dans le grand couplet :
Il faut parmi le monde une vertu traitable,
etc., et elle l'a, je le crois, bien vu.
D[ugazon] m'a ensuite fait dire la grande scène
du Métromane. J''ai commencé à me posséder
d'après la réflexion de ce matin : l'habitude n'est
pas encore prise ; je l'ai jouée avec un nerf, une
verve et une beauté d'organe charmantes. J'aurais
rempli le théâtre. J'aurais beaucoup mieux joué,
si je m'étais possédé davantage. D[ugazon] a dit
1805 - 11 février. PARIS 267
en souriant : « Bien, bien !» et a dit quelques mots
à Louason sur moi, qui finissaient par : « Quelle
chaleur ! » L'autre a répondu, comme persuadée :
« Oui, il en a beaucoup » ; elle a même dit ça
avec verve. J'avais une tenue superbe de fierté,
d'enthousiasme et d'espérance en disant mon
rôle.
Aujourd'hui, elle ne me regardait point avec
intérêt, elle était froide avec moi, cela venait
probablement de deux choses : elle a, je crois, il
marchese *, elle a été malade ces deux jours ; et
ensuite Pacé est arrivé, qui s'est mis à la traiter
comme une actrice qu'on a eue, n'étant presque
retenu que par la décence due au salon de D[u-
gazon] ; elle recevait tout ça avec embarras, sans
oser se défendre ; il lui donnait des coups de cra-
vache pendant qu'elle jouait Monime, tout cela
comme Fleury dans le Cercle * ; il l'a embrassée, il
était charmant ; D[ugazon] a cru, ou lui a voulu
faire croire qu'il le croyait, et le lui a dit par le ton
de sa voix en lui faisant cette question : « Pourquoi
ne venez-vous plus les samedis ? » etc. (chez Join-
ville, je crois).
Louason se défendait de tout cela comme une
femme aimable qui a été eue. Pacé avait l'air d'être
et était réellement harassé et ennuyé, il n'en était
pas moins brillant. Je l'étais un peu.
Je lui ai dit qu'il l'avait eue, il m'a dit que non,
je l'ai prié de presser notre partie chez Lprr. (sic),
268 JOURNAL DE STENDHAL
en lui expliquant que la reconnaissance d'elle et
moi serait très plaisante. Il m'a dit :
« Ne la baisez pas, elle a la chaude-pisse.
— Je le savais.
— Comment ?
— Je l'ai vu aux boutons qu'elle a sur le visage. »
Pesamment, par un reste de mes anciennes habi-
tudes, je lui ai demandé ensuite si elle l'avait. Cette
question, qui ne signifiait rien, l'a ennuyé. Je n'en
ai pas su davantage, je n'ai pas pris garde à cet
avertissement. Je ne mets ici que les faits de la
conversation, le squelette, sans grâce ni gaieté.
L[ouason] a dit que si elle ne réussissait pas aux
Français, son parti était pris, qu'elle savait où aller.
D'elle à moi des mots rares ; j'étais, malgré moi,
froid et fier, et bien malgré moi, par mauvaise habi-
tude. Sa^maladie la dérangeait toute. Je l'ai accom-
pagnée.
En passant devant un magasin de modes, au bout
de la rue des Fossés-Montmartre, près de la place
des Victoires, elle a remarqué une robe brodée étalée ;
et m'a dit : « C'est une chose singulière que l'art
qu'on a à Paris pour étaler... » Çà sort absolument
du ton ordinaire de notre conversation. Est-ce
embarras, détraquement ou envie d'avoir un pré-
sent ? Plus loin, dans la rue des Petits-Champs,
elle a regardé des bonnets étalés chez une mar-
chande de modes, avec un air qui voulait dire la
même chose.
1805 - 11 février. PARIS 209
Elle m'a dit devant le ministère des Finances
qu'elle était allée voir il y a deux jours sa petite
fille, qui, en accourant à sa rencontre, était tombée
•de deux ou trois marches, et que cela, arrivant dans
ce temps, l'avait troublée et rendue malade.
Elle a appuyé là-dessus. C'était me dire bien
clairement que, lors de ma visite, elle avait il mar-
chese. Alors seulement, j'ai pensé à la chaude-pisse.
Nous sommes arrivés à sa porte, je l'ai quittée au
bas de son escalier, elle a dû en être étonnée.
La nigauderie de ma conduite les jours précédents
€t ma timidité me l'ont fait quitter sans peine, mais
dès que j'ai été hors de sa porte, je ne savais plus
où j'allais. J'étais comme un homme qui vient de
faire avec grand effort un grand sacrifice et qui se
livre à toute sa faiblesse. Je ne savais plus réelle-
ment où j'étais ; je me reprochais de l'avoir quittée.
Enfin, la pluie m'a empêché d'aller voir Chemi-
nade, je suis rentré et me suis mis à écrire.
Voici trois défauts possibles :
1° il me semble que Pacé a été sur le point de
l'avoir, et qu'elle lui a dit qu'elle avait la chaude-
pisse, ou qu'un autre le lui a dit ; enfin, il me semble
qu'elle sait qu'il sait qu'elle l'a ;
2° elle a probablement la chaude-pisse ;
3° elle veut peut-être se faire payer. Je ne suis
pas assez riche pour le faire et, quand je le serais,
■une fois payée elle n'aurait plus de charme pour moi.
270 JOURNAL DE STENDHAL
Dans ma visite de deux heures de vendredi, elle
eut un moment de volupté et de tendresse, les
larmes aux yeux, la rougeur, etc., dont, spirituelle-
ment, je ne sus pas profiter ; il me semble évident
qu'elle m'a voulu dire aujourd'hui : '( J'avais il
marchese alors. » Si c'est exprès, ça ne peut vouloir
dire que : « Sans cela, tu m'aurais eue. » S'il en est
ainsi, j'ai bien fait de ne pas monter chez elle.
Mais il faudra lui marquer beaucoup d'amour
mercredi, et je n'aurai besoin que d'oser dire ce que
je sens. J'ai été sur le point d'avoir une tendre
passion ^ pour elle, et je n'en suis pas guéri. J'ado-^
rais en elle la volupté elle-même, tous les plaisirs
réels de l'amour, dégagés du triste et du sombre
de cette passion, tout le réel de l'amour.
Et puis, le rapport de nos positions était si grand I
J'en veux faire absolument mon amie. Je rougirai
en lisant ceci dans un an, si je découvre que ce
soit une fille, mais pourquoi rougir ? Je sais depuis
longtemps que je suis trop sensible, que la vie que
je mène a mille aspérités qui me déchirent ; ces
aspérités seront levées par 10.000 francs de rente,
la fortune ne m'est pas nécessaire comme (de la
même manière) à un autre, et elle me l'est davan-
tage, à cause de mon excessive délicatesse, de cette
1. Tendre passion : exemple frappant du ton servant de
commentaire à la conduite, et du style servant de com-
mentaire aux expressions. Tendre, là, est d'un gamin ou
de Racine. Le ton du style dit qu'il est à la Racine.
1805 - 1 1 février. PARIS 27l
délicatesse que l'inflexion d'un mot, un geste
inaperçu met au comble du bonheur ou du déses-
poir. Je cache cela sous mon manteau de housard.
La Banque, 6.000 francs de rente gagnés avec
un ami aussi solide que Mante, m'ôtera toutes les
peines et me laissera jouir de tous les plaisirs de
cette sensibilité, qui ne sera jamais connue de per-
sonne. Il me faudrait une âme de poète, une âme
comme la mienne, une Sapho, et j'ai renoncé à la
trouver ; mais alors nous goûterions des bonheurs
au-dessus de l'humain. Nous pourrions bien dire :
Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l'ordre commun il nous fait des fortunes *.
Ma sensibilité, n'étant pas employée sur la terre,
se répandra tout entière sur les personnages de
Shakespeare et augmentera mon génie. Il me semble
que celle de J[ean]-J[acques], à mon âge, n'était
point aussi tamisée, aussi fine, qu'en un mot, sui-
vant mon expression de cet été, sa tête n'était point
aussi bonne que la mienne.
Il faudra donc, mercredi prochain, accompagner
Louason, monter chez elle et l'accabler de tendresse
pour lui prouver que je ne suis pas un homme du
monde ordinaire.
M}^^ Clairon est son héros ; elle m'a répété aujour-
d'hui pour la deuxième fois : « C'est une grande
femme. » Elle m'a dit qu'elle avait lu dix fois ses
PJ2 JOURNAL DE STENDHAL
mémoires, qu'elle les avait ; elle m'a dit qu'elle ne
croyait pas à l'histoire du revenant M'', de S..., et que
M^^^ Clairon elle-même lui avait dit que ... On
nous a interrompus. Quelle âme pour sentir ce que
je voulais faire pour elle dimanche soir, et ce que
je commençai ! Quel ami je serais pour elle ! Lui
faire répéter Monime mercredi.
Wagner lui a apporté le premier feuilleton de
Geoffroy sur M^^^ Amalric *, en lui disant : « Voilà ce
que vous m'avez demandé. » Quand a-t-elle pu le
lui demander ? De quand est-il ? Il m'a semblé
cependant qu'ils ne s'étaient pas vus depuis la
leçon de vendredi.
La tendresse que je lui témoignerai mercredi doit
la faire expliquer. Il me semble sûr qu'elle a eu
envie de moi, au moins le jour où elle était droite
contre le trumeau et où elle me prit par le bras,
après Monime.
Je veux absolument être son ami, et, aux grands
services d'argent près que je ne puis pas lui rendre,
me montrer tel dans toutes les occasions.
Quelque risque que je coure à ne trouver qu'une
fdle commune, au lieu d'une femme sensible, je
dois me dire que le parfait, en bon ou en mauvais
n'a peut-être jamais existé ; en courir le hasard
et me dire que sa sensibilité ne fût-elle pas déve-
loppée, peut-être une âme si bonne la ferait-elle
naître.
La pire de toutes les duperies où puisse mener la
1805 - 11 février. PARIS 273
connaissance des femmes est de n'aimer jamais, de
peur d'être trompé.
Louason sent exactement pour Clairon ce que je
sens pour Shakespeare.
La petite Felipe m'a appris que George vivait
avec Martin ; il paraît que c'est une passion ; elle
l'est allée voir en Flandre, à Lille, pendant qu'il y
jouait.
Cette jolie petite Felipe, élevée dans tout le
cabotinage des acteurs de Favart et du Conser-
vatoire, n'a pas, je crois, seulement l'idée de la
pudeur.
Je suis allé four fois chez Louason, ihe first, tête-
à-téte, parlé de l'art, une demi-heure, the second
with mistress Mortier, a old man corne in, and is
reçu * avec tous les égards qu'on aurait pour un
entreteneur ou for a physician *.
The 3^ et 4^ mercredi et vendredi dernier, 17 et
19 pluviôse, / spoke of my love ; moment d'atten-
drissement bien marqué le 19, qui aurait dû tout
finir, mais peut-être aussi / should hâve the calda-
pissa.
Tous mes propos d'amour avec elle ont été joués,
il n'y en avait pas un de naturel. Tout ce que je lui
disais était du Fleury tout pur ; j'aurais presque pu
indiquer la pièce où je prenais chaque geste, et
cependant je l'aimais. Fiez-vous ensuite à l'appa-
rence ! Mais c'est que je sentais confusément que
mon amour est d'une nature trop large et trop belle
.lOURNAL DE STENDHAL. 18
274 JOURNAL DE STENDHAL
pour n'être pas ridicule dans la société, où il ne faut
que des sentiments écourtés. Mon amour est commfr
celui d'Othello avant sa jalousie. Quand j'aurai joui
six mois de 6.000 livres de rente, je serai assez fort
pour oser être moi, même en amour.
Je sens et je vois trop quel est l'homme parfaite-
ment aimable, pour avoir une parfaite assurance
tant que je serai éloigné de ce brillant modèle. Tel
butor, dont toutes les actions sont des ridiculités,
a toute l'assurance possible, parce qu'il ne conçoit
rien de plus parfait.
Nous avons fait ce mois-ci, Percevant * et moi, le
caractère d'Ouéhihé (Camille B. cadet) *, quatre
pages in-folio, et commencé celui de Perrino
(D..sse*). C'est le travail le plus utile que je puisse
faire.
Il n'existe point de mélancolie pour l'homme qui
est conscius sceleris sui, qui sait qu'il est méchant ;
il ne peut jamais se dire : « Je méritais un meilleur
sort » et répandre de douces larmes.
Li, Grand caractère du désespoir du méchant, de
celui de lago, par exemple. Point de mélancolie,
tout rage.
M. Maisonneuve me dit l'autre jour que Mar-
montel allait à dix sans se fatiguer, que c'est ce
qui fit ses succès dans le monde, et la plus grande
partie de sa réputation en littérature. Une femme
1805 - 12 février. PARIS 275
avec lui était sûre d'avoir du plaisir, dit-il. Il avait
^îinq pieds sept à huit pouces, le sourcil noir, les
épaules larges, enfin c'est un véritable Auvergnat.
Il me dit aussi qu'il avait vu, peu de jours aupa-
ravant, Chateaubriand chez son libraire, que c'est
un petit homme maigre qui a la moitié de la tête
de moins que moi, que rien n'égale sa vivacité, il
ne tient pas en place.
Lekain avait un pouce et demi de plus que moi.
23 pluviôse XIII [-12 février 1805].
Je raconterai plus bas l'entrevue que GripoU a
eue le . . pluviôse avec M°^^ de Rézicourt. Il en
résulte au moins qu'on ne me refuserait pas Char-
lotte, si je la demandais.
Esprit * est venu me voir ce matin, vers les deux
heures, et nous ne nous sommes quittés qu'à
quatre heures et demie, au coin de la rue de l'Uni-
versité, après avoir fait un tour sur la terrasse
des Feuillants.
Il a été aussi amical et aussi ouvert avec moi que
le permet son caractère froid et \dsant à l'esprit.
Jusqu'ici, il m'avait traité avec une froideur mar-
quée et même haute et frisant l'impertinence. Le
changement est frappant et complet. Je trouve cela
bien plat. Gripoli est de mon avis.
Je n'ai déguisé en rien mon caractère, il m'écou-
tait sur cet article ; je me suis montré tel que je
276 JOURNAL DE STENDHAL
suis, à part cependant les traits de loi^e for glory et
de great sensihility that are not but for the intimes
friends *. Il a vu le désordre de mes livres et de
mes notes, il m'a dit que j'étais fou.
Lui m'a dit qu'il avait de l'esprit. Ce trait bien
marqué et prolongé, en disant : Je trouve qu'il se
rouille (comme disant : Ne trouvez-vous pas qu'il se
rouille un peu ?), m'a paru assez ridicule. Je l'ai
persiflé de sang-froid, et mon homme a donné dans
le panneau.
C'est un des hommes les moins sensibles que je
connaisse, et il veut l'être beaucoup. Il m'a dit que
j'étais passionné comme les Allemands, de sang-
froid. C'est comme il zio, qui veut être sensible, et
que je mette le raisonnement à la place du senti-
ment. Gripoli riait bien ce soir de cette phrase, que
ma famille me répète depuis dix ans.
Au reste sur Esprit, on voit qu'il se travaille à
dire de bons mots, ce qui achève d'ôter tout
onctueux à son caractère et le rend roide et sec. Il
est bien loin de l'amabilité de Pacé, et si Pacé avait
sa tête, Pacé serait un homme rare. Je ne serais
point étonné qu'Esprit fût bas et digne de faire sa
fortune à la cour. S'il ne la fait pas, il la sacrifiera
à son esprit.
Le grand point est de savoir si Charlotte partage
ce caractère ou en souffre.
Ce caractère est commun et désagréable. Du-
chesn[e] le juge plein de prétentions. Des connais-
1805 - 12 février. TARIS 277
sances, pas beaucoup d'esprit, haut, homme désa-
gréable.
Après qu'il m'a quitté, je revenais (très bien vêtu,
-en bottes), vers le Pont-Royal, par la rue du Bac,
■en lisant une lettre que Crozet m'avait remise,
lorsque j'ai rencontré une grande jeune personne
■d'une taille pleine de grâce, ayant une robe de satin
gris-bleu, qui marchait très vite et avait un mouchoir
■devant la figure. Je crois que c'était Charlotte. J»-
l'ai trouvée charmante et j'a» bien senti que je ne
l'avais pas oubliée comme je le croyais, et que deux
mots d'elle me rendraient plus amoureux que
jamais.
Si c'était elle, je crois qu'elle m'a vu.
(23 pluviôse an XIII, onze heures du soir) i.
1. 17 pluviôse an Xlll *.
Hobbes apprend à connaître les articles du contrnt
social, depuis les premières conventions que les sauvages
ont dû faire après avoir secoue la première tyrannie, jus-
qu'aux convenances les plus délicates de la société de Paiis
(la plus parfaite qui ait existé), celles dont M™^ de Staël
donne une idée dans Delphine, et dont elle aurait pu faire
l'esprit des lois de la société, comme Montesquieu fit pour
les lois d'État à Etat, et de citoyen à citoyen.
Ilobbes apprend ces lois à l'homme vertueux et à i'homine
•qui dc?ire de connaître.
Le Prince de Machiavel met sur la voie de la science qui
apprend à éluder ces lois. Sur quoi il se présente deux ma-
nières :
1*> les éviter à force ouverte.
2° les éviter en paraissant s'y soumettre.
Le jour de Noël 180t *, with my uncle, I haie b^en for
lOUBNAl DE STENDHAL 1 i?.
278 JOURNAL DE STENDHAL
f.rst volta al B. in Parigi, cosa rara da vero e ben lontana dalla
mia riputazione. Mai in Gr...
22 pluviôse XIIL
Une âme non sensible (C.) n'a que les choses extérieures
à regarder, l'âme sensible, même lorsqu'elle n'est pas dis-
traite par ses sentiments actuels, regarde ses sentiments
passés. Voilà ce qui l'empêche de voir et de connaître les
choses extérieures. Que sera-ce quand un motif particulier
(the love of glory, of poesy in me, le désir de connaître les
sentiments) la porte à regarder ses sentiments ? Si C. et
moi avions vingt-deux ans, il aurait vingt-deux ans d'expé-
rience, et moi trois ou quatre (en étendue) de bonne expé-
rience ; tout le reste est vicié, sucré par la passion.
Défaut de l'âme poétique, avantage sans doute pour la
poésie, désavantage pour la philosophie, faite sur les choses
visibles aux autres hommes.
Made to engage ail hearts, and char m ail eyes,
though meek, magnanimous ; though witty wise ;
Potite, as ail her life in courts had been ;
yet goody as she the world had never seen ;
the noble fire of an exalted mind,
with gentle female tenderness combin'd,
her speech was the melodious voice of lovey
her song, the warbling of the vernal grove ;
her éloquence was sweeter iham her song,
soft as her heart, and as her reason strong ;
her form, each beauty of her mind express' d,
her mind, was virtue by the grâces dress'd.
LlTTLETON.
J'en Hiis aujourd'hui, 16 pluviôse XIII, à cet endroit
<]c Delphine. Ces vers me touchèrent beaucoup il y a deux
ans. Je n'appréciais pas alors aussi bien qu'aujourd'hui la
partie du talent de Molière et de Montesquieu qui se retrouve
dans M">® de Staël : la connaissance des lois de la société
(dans un salon) et l'art d'en montrer la cause et l'effet,
leur naissance et leur vie. Voilà, par parenthèse, ce que
n'aura jamais qui n'a pas vécu à Paris.
1805
PARIS
JOURNAL DE PLUVIOSE, DU 24 AU [30].
24 pluviôse [-13 février], 11 heures du soir. Mercredi.
J'aurais eu Louason ce soir, si j'avais voulu, et je
l'aurai quand je voudrai, voici l'histoire de ma
journée. Aller demain chez Martial, pour savoir
la vérité sur la c. p. Me voilà sul orlo délia félicita.
Je suis allé ce matin chez D[ugazon]. Elle y était
avec M°^® Mortier, la petite Felipe et Wagner.
Elle était très gaie, avait le teint éclairci, et a dit
son rôle de Monime comme un ange, vraiment très
bien. Elle m'a bien traité, je l'ai embrassée.
Nous sommes sortis à une heure trois quarts.
W[agner] a accompagné Felipe ; nous sommes
allés tous trois chez Mortier, qui nous a développé
tous les détails d'une catin à âme basse qui veut
avoir le bon ton. Nous y sommes restés trois quarts
d'heure. Louason était dans l'enthousiasme que
donne le succès à une âme amoureuse de la gloire.
2S0 JOURNAL DE STENDHAL
Tous les sentiments généreux se pressaient dans
son cœur'. Je l'ai accompagnée chez elle et j'y suis
resté jusqu'à quatre heures, ne parlant de mon
amour qu'en passant. Elle m'a dit qu'elle devait
aller au spectacle.
Mante m'a prêté six livres et je suis allé à l'or-
chestre. On jouait le Cid. M"^ Bourgoin a été
détestable ; Naudet, Després et Lacave * aussi
mauvais qu'à l'ordinaire. Lafond a eu son élégance
froide ; comme d'ailleurs il est sans organe, il restera
acteur médiocre et élégant, assez semblable, pour
le talent, à Voltaire.
Louason est arrivée, je lui ai donné une place à
côté de moi. Je lui ai offert de la reconduire, elle a
accepté. Elle m'a dit, arrivés à sa porte, si je ne
montais psiS? Je suis monté, nous avons allumé du
feu, parlé d'elle, ensuite de mon amour. Elle m'a
écouté la première demi-heure avec attendrissement
et rêverie, ensuite cet intérêt est tombé et je l'ai, je
crois, ennuyée un instant. Profiter du premier
moment d'attendrissement pour l'avoir. Elle m'aime
ou du moins elle veut que je le croie, car elle m'a
dit qu'elle avait bien compris ma démarche de
1. Je n'exprime pas assez bien ici combien nos âmes-
étaient en communication dans ce moment. En général^
je ne puis pas exprimer les nuances fines des événements,
le profond, le meilleur de la chose, parce que les termes
manquent, et qu'il fai:drait deux ou trois heures pour y
plier les termes de la langue. Ce n'est donc jamais que le
plus grossier qui est exprimé.
1805 - 13 février. PARIS 281
lundi, en la laissant à sa porte ; elle s'est étendue
là-dessus ; alors je lui ai parlé de l'état où je fus
après l'avoir quittée. Ce moment a été le maximum
de l'attendrissement. Comme, en sortant, je lui
demandais un baiser, après avoir faiblement résisté
elle me l'a laissé prendre, évidemment exprès, et
avec complaisance.
Tout va bien jusque là ; elle s'est dessinée un
grand caractère ; mais en disant à sa domestique de
m'accompagner, j'ai vu ses yeux très brillants qui
semblaient lui dire :
« Il ne m'a pas encore eue ! «
Ce regard a fait singulièrement tomber mon
enthousiasme. Peut-être cependant n'était-ce que
les yeux du tempérament éveillé et non satisfait.
Je dois lui porter Shak[espeare] demain.
Je l'aurai vendredi, si je veux.
Elle m'a dit que, lorsqu'elle parla à Clairon de son
revenant, M. de S., Clairon lui avait répondu par
des phrases :
« Si j'étais une créature privilégiée, je croirais
que le ciel a fait des miracles pour moi, etc. » Par
conséquent. Clairon ne croyait pas à son revenant.
Elle avait la faiblesse de la vanité. Louason alla
chez elle avec Kemble, l'acteur anglais. Kemble
fit des compliments à Louason et lui dit qu'elle avait
une belle figure, des yeux comme ceux de M^^^ Clai-
ron. Celle-ci dit :
« Elle a des yeux, oui, mais... » (mais quelle diffé-
282 JOURNAL DE STENDHAL
rence des siens aux miens !) Louason trouve que
Clairon avait des intentions bien plus profondes
que celles de Dugazon. Dugazon m'a embrassé
ce matin d'amitié. Cet homme a des sensations
très vives, mais elles passent vite.
Il n'y a qu'un moyen de faire supporter la vieil-
lesse, c'est la gloire et une âme ardente ; alors elle
vaut peut-être mieux que la jeunesse. La vieillesse
de Voltaire, celle de Mole (feuilleton des Débats
du 19 sur M. Faur) comparées à la vieillesse de
M. Daru, à celle de mon grand-père.
Comme j'écrivais ceci, une famille de provin-
ciaux, très bonnes gens et très gaie, se perdait sur le
carré ; une jeune fille très gaie, à sourcils noirs,
jeune, jolie, un peu grosse, est venue frapper à ma
porte, demandant une demoiselle N., artiste. Nous
sommes allés ensemble en riant comme des fous
réveiller la dame artiste. Ce petit épisode de franche
gaieté m'a fait plaisir.
Le père, qui a un uniforme à broderies d'argent,
m'a fait beaucoup de politesses, la fille me traitait
avec l'intimité de la gaieté et de la jeunesse, natu-
relle aux provinciales et décrite par Jean- Jacques
dans Sophie à^ Emile ou dans VHéloïse.
J'avais derrière moi, à l'orchestre, M. Petiet et
son fils ; à côté, Antonelli * le célèbre dans la Révo-
lution, à Arles, je crois, superbe vieillard, âme pas-
sionnée, qui commentait tout haut Corneille, et
qui vient souvent lier conversation avec lui.
1805 - 14 février. PARIS 283
Quelle différence encore de cette vieillesse et de
celle de Dugazon, à celle de M. Daru, mon grand-
père, La Rive, qui commence déjà à cinquante-huit
ans à gémir de tout, à celle de mon oncle qui, à
quarante-six ans, tombe déjà dans la faiblesse
morale et, par suite, physique, de la vieillesse. Il
y a plus de vie dans Antonelli, qui peut avoir
soixante ans, que dans Gagnon et La Rive réunis.
J'ai passé huit heures avec Louason aujour-
d'hui.
25 pluviôse [-14 février], jeudi.
Je suis allé voir Pacé à dix heures et demie, qui
m'a dit qu'il ne m'avait dit que Louason awpa il
mal francese que parce qu'il me voyait la serrer de
près, qu'il ne sait rien là-dessus.
Mante et moi, nous nous sommes allés promener
à la terrasse des Feuillants de deux heures à quatre
et demie. Louason y était. Mante lui a trouvé
comme moi une figure céleste, elle était avec deux
hommes. Nous avons cru voir un air d'intelligence
dans son sourire en me regardant. Elle a une dé-
marche pleine de sentiment et de grâce.
Je suis allé ce soir chez A[dèle] of the gâte. Quelle
différence ! J'ai trouvé un caractère sec, sans nulle
sensibilité, ne s'occupant que de petits effets de
vanité. Elle m'a parlé d'un jeune homme qui aura
deux cent cinquante mille livres de rente, qui a
dix-neuf ans, qui se nomme Mimi Meyer, qui est de
284 JOURNAL DE STENDHAL
Hambourg et qui va chez Guastalla, avec une cupi-
dité qui perçait à travers les protestations de désin-
téressement. Elle est sans cesse occupée à jouer la
comédie ; j'observais sa figure de derrière son miroir
pendant qu'elle se coiffait, vivement éclairée par
un quinquet, moi, ayant la figure entièrement dans
l'ombre ; je n'y ai vu que sécheresse, absence de pas-
sions douces et même cruauté. Comme la sensibilité
(la vraie) rend la beauté plus touchante ! Quelle
différence si Louason eût été à sa place ! Même ne
l'aimant pas, quel intérêt eût eu cette toilette !
Au lieu de cela, je n'ai vu que bêtise chez la mère et
mauvais cœur chez la fille.
Comme il faut peu se fier aux apparences, aux
récits ! Qui croirait, sur l'exposé de la situation
de A[dèle] of the gâte et ûe Louason, que la femme
charmante fût rue Neuve-des-Petits-Champs !
Pour un homme à qui Lavater a ouvert les
yeux sur les physionomies et qui a éprouvé par lui-
même la signification des traits, il est très curieux
d'assister, lorsqu'on est sans conséquence, à la
toilette d'une jolie femme. C'est l'affaire la plus
importante ; elle est elle-même, et l'on juge. Je n'ai
vu que : âme sèche, absence de passions douces,
cruauté.
Ce qui me portait le plus à l'aimer, il y a trois
ans, c'est que, d'après mes idées sur l'amour,
je croyais devoir être aimé. Cette soirée a achevé
de tuer cet amour. Elle ne ferait pas le bonheur de
1805 - 15 février. PARIS 285
Pacé qui est bon. J'y ai passé de cinq et demie à
huit heures.
Vendredi, 26 pluviôse XIII[-15 février 1805].
Le contraste des deux femmes d'hier, chez qui je
n'ai pas vu une once de sensibilité, me la rendait
encore plus chère ; j'avais des choses charmantes à
lui dire. A son arrivée chez Dugazon, je les ai
toutes oubliées. Je me suis trouvé un instant seul
avec M°^^ Mortier ; elle m'inspire tant de dégoût
que je n'ai rien trouvé à lui dire. J'ai voulu masquer
cela, le reste de la leçon, par un tas de galanteries
forcées qui étaient une mystification continuelle.
Ce flux de paroles et de gestes a rejailli sur la petite
Felipe, qui est jolie, qui s'y prête très volontiers
et qui, peut-être même, me fait des avances. Après
avoir fortement dit son rôle de Monime, elle est
tombée dans un profond sérieux qui est devenu
mélancolie pendant que nous riions tous à gorge
déployée de Dugazon, qui répétait le rôle de
Jodelet, à ce que lisait Wagner, ce qui nous faisait
tenir les côtes. Peut-être sont-ce mes attentions et
ma gaieté qui l'ont rendue triste. J'y ai seulement
pensé ce soir. Quand elle me tromperait, qui peut
m'ôter le plaisir de sentir tout ce que je sens depuis
quelques jours ? Mais je ne crois pas qu'elle me
trompe. Gripoli croit, comme moi, qu'elle peut
avoir une grande âme. Je suis sorti de chez elle à
286 JOURNAL DE STENDHAL
<îuatre heures, après y avoir resté une heure un
quart. Je n'ai point eu d'esprit, j'étais trop troublé ;
en revanche, en sortant, il m'est venu une prodi-
gieuse quantité de choses tendres et spirituelles.
Quand je serai davantage perception et moins sen-
sation, je pourrai les lui dire.
Arrivé chez elle, elle a commencé par me rendre
compte des personnes avec qui elle était hier aux
Tuileries. Le jeune, celui qui lui donnait le bras, est
M. Lalanne *, poète ; l'autre est un nommé M. Le
Blanc, parent de la femme du prince Joseph, et qui
paraît avoir de l'élévation dans l'âme.
Il est venu une lettre que nous avons lue ensem-
ble ; après quoi elle m'a dit que M^^ Mortier s'était
approchée d'elle ce matin, et lui avait dit de moi :
« Ce jeune homme est bien né, il annonce de la
fortune, il en a sans doute. »
Là-dessus j'ai dit :
« Pour tout finir, je dirai la première fois que j'ai
une place, au bureau de la guerre, qui me rapporte
1.500 francs.
— Et qu'on vous donne cent écus par grâce de
votre famille », a-t-elle ajouté avec vivacité.
Ceci n'est que le sommaire. Ça me fait croire
qu'elle m'aime. Gripoli croit même qu'il est possible
que ce qu'elle m*a dit de M"^e Mortier soit supposé,
pour la perdre dans mon esprit.
Nous parlions avec l'intimité de deux grandes
âmes qui s'entendent ; de temps en temps, elle me
1805-15 février. PARIS 287
regardait avec les yeux altérés (légèrement chargés
d'amour), sans rien dire. Elle m'a dit, avec une
décence naturelle et point du tout étudiée, qu'elle
ne voulait point avoir d'amant avant ses débuts,
de peur d*être grosse. Elle a dit cela sans se servir
de ces termes, et d'une manière aussi délicate que
celle-ci est grossière. Moi, je me traînais dans la
même idée, que je répétais de mille manières ;
j'avais trop de plaisir à sentir pour me donner la
peine d'en inventer une autre. Elle m'a dit ensuite
qu'elle ne m'aimait pas, avec un air charmant.
La conclusion est que je l'ai embrassée et qu'elle
m'a donné la permission d'aller la voir demain, entre
deux et trois, heure où la petite Felipe y sera. Puis-
que je ne puis pas être assez de sang-froid pour avoir
quelque esprit, être au moins tout bonnement moi-
même pour avoir les grâces du naturel ; autrement,
entre deux chaises le cul par terre. Pas assez de
sang-froid pour bien suivre mes projets de rouerie,
et point de grâce ni de touchant, ne disant pas tout
bonnement la première chose qui me vient.
Si je suis sage, je tâcherai cependant d'avoir
quelques attentions pour la jolie petite Felipe, afin
de la rendre un peu jalouse. Il est singulier que je
n'aie de jolies choses à lui dire, même de tendres,
que lorsque je suis loin d'elle. Expliquer cet effet
quand je pourrai.
Je lis ce soir Clairon, qui me paraît constamment
tendue, sans naturel et sans grâce ; peut-être avait-
288 JOURNAL DE STENDHAL
elle de tout cela en parlant, mais elle se gourmait
en écrivant.
Le rôle d'Ariane, qui me semble charmant. Lire
avec elle Manon Lescaut avant qu'elle dise ce
rôle. J'étais vêtu avec grâce aujourd'hui, le buste
au moins, et, chez elle, j'avais toutes les couleurs de
la plus vive émotion.
Samedi, 27 pluviôse an XIII[-16 février 1805].
Ce jour devait être un des plus agréables de ma
vie, et l'a presque été en effet. J'ai travaillé avec
Gripoli à Biran trois heures un quart. Le temps
était superbe. J'ai passé quatre heures chez Louason.
Je ne l'ai vue qu'un instant tête-à-tête ; elle a
répété le deuxième et troisième actes d'Ariane.
J'y ai trouvé M. Lalanne, vu arriver et sortir
M. Paillet, beau-père de Sauzay ; vu arriver et laissé
M. Le Blanc, le parent de la femme de Joseph.
Je suis allé avec Gripoli au Tyran domestique * ;
nous y avons trouvé Percevant. La pièce a été
supportée, est médiocre ; quelques jolis détails, du
sentiment à la Collin ; l'auteur, faiblement demandé,
est Duval, l'acteur (cinq actes, en vers). Henri VIII,
de Chénier, a été défendu le matin du jour où j'ai
vu le Cid.
J'étais très triste en sortant de chez Louason, à
cinq heures. Je croyais avoir vu qu'elle était une
fille. Je serais charmé qu'elle fût entretenue par
Le Blanc.
1805 - 17 février. PARIS 289
La seule chose qui ait manqué à mon bonheur a
manqué par l'avarice de mon père. C'est le bal de
la rue du Bouloy, où Adèle danse dans ce moment.
Je pourrais bien y aller à toute force, mais mon
âme, épuisée par les sentiments violents, a besoin
de repos.
Fleury s'est montré nouveau et d'un naturel
parfait dans six ou sept vers de la douleur du père,
au cinquième acte de la pièce, lorsqu'il se croit
abandonné par sa femme et ses enfants.
Louason, après avoir répété le charmant mor-
ceau d'Ariane à Thésée, qui finit par :
C'en est fait, tu le vois, je n'ai plus de colère,
qu'elle m'a tout entier adressé, s'est appuyée sur
moi et je l'ai embrassée.
Voilà une de ces journées comme il est à jamais
impossible d'en avoir en province. Gripoli m'a bien
soutenu dans ma tristesse de ce tantôt, c'est un
ami rare et d'autant plus précieux pour moi qu'il a
la raison qui me manque.
Dufriche a nommé à Percevant les dix plus célè-
bres avocats de Paris. De Sèze, le premier, a gagné
216.000 francs l'année dernière ; Chabroud * et Bon-
net, cent mille ; et le moindre (Dufriche), cinquante
mille.
Dimanche, 28 pluviôse XIII [-17 février 1805].
Percevant pense que le premier rôle de Duches-
JOURNAL DE STENDHAL. 19
290 JOURNAL DE STENDHAL
nois est Ariane ; le deuxième, Phèdre ; le troisième,.
Roxane ; le quatrième, Hermione ; le cinquième,
Eriphile. Aménaïde, Clytemnestre de R[acine],
Didon, Andromaque, Clytemnestre de Lemercier,
Sabine, Monime, nous ont jDaru médiocres. Nous
n'avons pas vu Esther. Elle a mal joué Polyxène,
et Mandane du Cyrus, de Chénier.
Promené avec Gripoli et Durif aux Tuileries.
Lu le matin M™^ Roland et Tacite. Trouvé que la
monarchie, en introduisant les égards entre les
gouvernants, mêle les passions au gouvernement.
Je vois chaque jour, chez Pacé, l'augmentation
des égards et la diminution de l'autorité de la loi.
Je n'ai pas vu L[ouason] aux Tuileries. Travaillé
toute la soirée aux caractères, avec Percevant.
30 pluviôse XIII[-19 février 1805].
Après avoir fait répéter à Gripoli le rôle de Des-
ronais, dans Caroline*, je suis allé à midi chez Du-
gazon ; on m'a annoncé qu'il n'y avait pas leçon.
Je suis allé chez Mélanie, un peu tremblant. Elle
m'a reçu avec un contentement et une gaieté visi-
bles ; sa femme de chambre la frisait. Je n'ai pas eu
l'esprit de faire de l'esprit ; c'était le cas cependant.
J'ai soufflé le feu moi-même pendant qu'elle faisait
autre chose. Ce soin, qui annonce l'intimité, me
charmait. Enfin, sa femme de chambre est sortie.
Nous sommes restés ensemble jusqu'à deux heures.
1805 - 19 février. PARIS 291
J'étais très heureux. Je désirerais bien qu'elle l'eût
été autant que moi. J'ai lieu de l'espérer pour une
partie de ce temps. Le hasard a fait ce qu'eût dû
faire l'adresse ; elle m'a raconté son histoire, il
m'est prouvé qu'elle a une âme sensible comme la
mienne, parce qu'elle m'a raconté des circonstances
qui n'ont pu être remarquées que par une âme sen-
sible.
J'ai l'esprit fatigué en écrivant ceci, je viens de
parcourir d'une manière serrée quatre cents pages
en trois heures de temps ; mais je ne veux pas me
coucher sans écrire. Elle s'appelle Mélanie Guil-
bert ; elle est née à Caen. Elle a un frère et une
sœur et une mère qui, fille unique et fort belle,
porta dans son ménage tous les défauts de son ca-
ractère, au point que son père mourant répondit à
sa sœur, qui lui disait qu'elle allait écrire à sa mère
absente : « Non, non, ma fille, laisse-moi mourir
en paix. »
Une autre fois, elle lui donna un soufflet devant
ses enfants ; il fit semblant d'en rire.
Il paraît que le frère de Mélanie est un assez mau-
vais sujet, même crapuleux, mais délicat sur l'ar-
gent, au point de rendre à la famille d'un de ses
amis six mille francs en billets que cet ami mourant
lui avait laissés. Sa mère est tombée dans l'avarice.
Plusieurs traits frappants, que je n'ai pas le temps
de rapporter, me peignent dans sa sœur le caractère
de Mathilde de Vernon (Delphine), faisant les ac-
292 JOURNAL DE STENDHAL
lions les plus tendres sans tendresse, et très pieuse.
Voilà le véritable défaut de la piété chez les femmes,
bon peut-être à développer sur la scène.
Elle était divine en me racontant cette histoire.
J'étais assis à côté d'elle, la regardant en face, ne
perdant pas un de ses traits, tenant ses mains dans
les miennes. Elle a bien senti que son âme tendre
faisait effet ; seulement j'ai un petit trait à lui re-
procher, mais quelle est la femme qui n'est pas un
peu coquette? Elle était vraiment attendrie ; en
parlant de son père, elle s'est essuyé deux fois les
yeux, où il n'y avait point de larmes. Je lui ai pris
vingt baisers, elle ne se défendait pas trop ; je crois
qu'elle m'aime.
Cette joie souriante et ce ravissement d'une âme
sensible qu'elle a éprouvés, en me voyant, me le
prouvent. Cependant, je l'avais un peu ennuyée la
dernière fois, car, comme je lui disais : « Choisis-
sons un signe que vous me ferez quand je vous
ennuierai », elle m'a dit : « Ah ! oui «, avec l'accent
de la satisfaction.
J'ai plaisanté un peu là-dessus. Ce signe est cette
question : « Y a-t-il bal à l'Opéra ? » Je la pressais
de me dire si elle aimait quelqu'un, elle m'a dit que
non, enfin que oui, en me regardant ; elle a vu, mal-
gré mes efforts, ma figure décomposée (cela joué
en grande partie), elle m'a bien vite dit que non ; la
grâce suave qu'elle mettait dans toute cette conver-
sation me prouve qu'elle m'aime. Enfin, deux fois^
1805 - 19 février. PARIS 293
je l'ai fait rire à gorge déployée ; le sang-froid
commence à me revenir, j'ai cependant toujours de
ces moments où ma bouche seule parle, mon cœur
étant occupé à sentir ; alors elle rabâche toujours la
même idée.
A deux heures, je l'ai accompagnée chez Talma
le dentiste, chez qui j'irai demain. Elle voulait tra-
vailler au retour, j'ai lu cela sur sa physionomie.
Je suis monté un instant ; il est convenu que je
l'appellerai Mélanie, et elle, moi, Henri. Je l'ai bien
embrassée, et je Tai quittée à trois heures. A tra-
vers tout ça, elle n'a rien fait d'aujourd'hui, car j'ai
rencontré M°^^ Mortier qui y montait, à qui, par
parenthèse, j'ai dû paraître extraordinaire, car j'ai
tant de répugnance pour elle que, malgré mes
efforts, je n'ai pu faire baisser mon esprit, qui pen-
sait à Mélanie, à lui répondre ; heureusement, l'idée
m'est venue de lui parler d'elle, alors c'a été à elle
à sentir.
J'ai remarqué l'effet de la curiosité sur les femmes.
M[élanie] avait envie de travailler, la conversation
est tombée sur Pacé, elle m'a fait rester pour en
parler. Quel avantage j'aurai quand je saurai exci-
ter et satisfaire cette passion ! Elle m'a répété au-
jourd'hui qu'elle ne voulait point avoir d'amant,
qu'elle ne pensait qu'à débuter ; nouvelle raison
pour travailler avec elle. Elle a lu Othello de Sha-
kespeare à la suite d'Othello de Ducis; elle préfère
le deuxième ; les grandes beautés du premier man-
JOURNAL DE StENDHAL. 19.
294 JOURNAL DE STENDHAL
quent leur effet à cause des chevaux de Barbarie et
de la bête à deux dos ; lui apprendre à goûter le
sublime Shakespeare. Elle a été enchantée du pres-
sentiment que Hédelmone a de sa mort ; elle
m'a fait de VOthello de Shakespeare deux ou trois^
critiques de sentiment, qui (quel que soit leur mé-
rite) ne peuvent sortir que de l'âme d'une artiste.
Je la verrai demain chez Dugazon, jeudi au
Bourgeois Gentilhomme, ou plutôt chez elle et au
théâtre, vendredi chez Dugazon. A cette heure,^
à cause de notre signe : Y a-t-il bal à l'Opéra? je
Tirai voir bien plus souvent. Acquérir l'habitude des
compliments ; elle plaisantait sur un coup qu'elle
m'avait donné dans l'œil et disait en plaisantant
avec amour : « Ces grands yeux ! » J'aurais dû lui
répondre : « Oh ! vous êtes accoutumée aux vôtres,
vous n'en trouvez point de grands, mais, etc. »
Cette journée charmante et d'un bonheur que je ne
pourrai jamais avoir en province (les arts et l'amour
délicat d'une femme d'esprit) n'a pas fait sur moi
la même impression qu'elle aurait faite il y a quel-
ques jours ; je commence à m'accoutumer au bon-
heur.
ANNEXES
TROIS ESSAIS POÉTIQUES
Un moment, Henri Beyle s'est cru poète. Cette
illusion juvénile, heureusement, s'est exprimée
peu de fois. Trois essais poétiques seulement (sans
parler des ébauches de comédies en vers) ont été
conservés parmi les documents stendhaliens de la
bibliothèque municipale de Grenoble : les deux
premiers, dans les dossiers joints à la collection
R 5.896, le troisième au feuillet 126 du volume XVIII
de la même collection. Les deux premiers sont
datés : juillet 1801 et 24 janvier 1805 ; le dernier
semble écrit pour Adèle Rebufîet.
Ces trois pièces sont inédites, sauf les onze pre-
miers vers de VHonneur français, publiés par
M. Henri Cordier dans Stendhal et ses amis, p. 75.
296 JOURNAL DE STENDHAL
I
L'HONNEUR FRANÇAIS
Conte 1.
De ses pâles flambeaux la lune vagabonde
Eclairait Brescia et le reste du monde :
De onze coups égaux les clochers résonnants
Appelaient aux combats les fortunés amants.
Dans le chemin obscur nous marchions en silence :
Nous allions au b 1 chercher la jouissance.
Le fils à l'œil hardi le premier s'avançait ;
D'un pas délibéré le père le suivait ;
Le grand Egyptien, Beyle à la mine noire,
Quesnel, dont les exploits personne ne veut croire, ■
Formaient le corps d'armée. « Amis, voilà l'auberge ; ■
Je vois les trois épées attachées à leur verge,
S'écrie au loin Cacault
On s'élance à l'instant sur la rampe tortueuse,
Chacun de nous déjà croit embrasser la gueuse.
Sur le palier obscur nous allons tâtonnants,
Frappant aux portes de tous les appartements *.
1. Brescia, messidor an IX [-juin, juillet 1801]. Premiers vers que
j'aie faits, l'faits] en trois heures.
ANNEXES 29Î
Mais quel étrange bruit interrompt nos plaisirs ?
J'entends dans l'escalier et monter et courir,
Nous voyons apparaître un sbire et sa cohue :
« Messieurs, je viens, dit-il, du fin fond de la rue,
« Appelé par le bruit et l'infernal bouzin...
« — Qu'appelles-tu bouzin, ruffian de cisalpin ?
(i Quitte ton uniforme et, regagnant la place,
« Reprends ton naturel, va rejoindre ta race,
« Sois cisalpin, ou bien je te coupe le v... »
A ces mots, l'animal, de peur déjà contrit,
Dégringole la rampe...
*
II
VERS SUR LA FETE DE M^e T[EISSEIRE] ^
A VN AMI.
Pourquoi ne pas céder au plaisir qui m'invite
A vous conter un peu la fête de ce soir ?
Solitaire habitant d'un très petit manoir.
Vous vivez de soupirs, et votre cœur s'excite
A des pleurs éternels. On vous fut infidèle ?
Mais quoi ! le fait n'est pas nouveau :
On ne voit ici-bas que nouvelles amours.
Il est passé le temps où c'était pour toujours
Qu'on s'engageait sous le drapeau
Du dieu d'amour. Une amante fidèle
Peut encor se trouver. Mais où ? Voilà le point.
Oh ! si je le savais !... Mais je ne le sais point.
N'espérant point troviver un objet aussi rare,
1 . Are in LF . C . three F and ihree M.
298 JOURNAL DE STENDHAL
Je le cherche pourtant. Bien souvent je m'égare,
Mais il est du plaisir à s'égarer ainsi.
Que si je trouve une jeune beauté
Qui joigne de la grâce à la naïveté,
Je lui donne mon cœur. Mais je vois bien aussi
Qu'il ne faut point prétendre à faire sa conquête :
Il faut bien plus d'esprit pour aimer aujourd'hui,
Et l'esprit en amour me semble peu de mise.
.Je veux pour aimer bien une pleine franchise.
Je n'en vois point ici.
J'en ai vu cependant, et ce dans une fête.
C'est fort ! — Je l'avouerai ; mais la grâce touchante,
La politesse et la bonté
Qui brillaient dans la divinité
Semblaient unir les cœurs par leur force puissante.
De cent jeunes beautés une troupe charmante
S'assemble peu à peu. On se place en silence.
L'attente du plaisir fait palpiter le cœur,
Tous les fronts sont couverts d'une aimable rougeur,
Tous les yeux sont baissés. La timide innocence
Veut plaire, et sans paraître en avoir le dessein.
A côté de sa mère une fdle tremblante
Porte jusque sur elle un coup d'œil incertain
Qui lui dit : « Suis-je bien ?» — Et la mère ravie
Lui répond d'un coup d'œil : « On n'est pas plus jolie. »
Que le cœur d'une mère alors sent de douceurs !
Mais déjà dans la salle arrivent les danseurs.
Aussitôt s'établit un maintien plus sévère.
La joie est plus légère.
On parle à sa voisine, on chuchote, l'on rit.
On ne s'aperçoit pas seulement qu'ils sont là.
Jeunes beautés qu'Amour enserre,
Le malin ne perd rien à cela :
Un soupir, un coup d'œil, un geste vous trahit.
1. Il fallait peindre. 5 thermidor.
ANNEXES 299
Le violon prélude, on court prier sa dame,
Et quelquefois aussi on craint de la prier ;
L'amant discret craint de trahir sa flamme,
Il craint les yeux malins, il craint de s'oublier...
On est bien mieux en face !
Alors, on se place.
L'aimable gaieté
Et la liberté
Se peint dans les yeux.
Le signal se donne,
La salle résonne.
Plus de sérieux.
Quelle aimable aisance !
L'on va, l'on revient.
On passe, on s'élance,
On quitte, on se tient.
Et l'on recommence.
On forme une chaîne ;
On parle en passant ;
Puis l'on se promène ;
On rit en courant ;
Mots malins de courir,
Belles d'applaudir.
Que ne puis- je en mes vers former une peinture
Qui pût montrer aux yeux la naïve beauté,
Le sourire enchanteur, la douce majesté,
Cette aimable candeur, image vive et pure
D'un cœur qu'Amour n'a point troublé.
C'est toi, jeune Tournade, amour de la nature !
J'admirais, étonné, tes grâces naturelles.
J'oubliais près de toi que le temps eût des ailes.
De mon cœur vainement je voulus t'arracher.
Mais que sert de nourrir une flamme insensée
Qui jamais de ton cœur ne pourrait approcher ?
Adieu, douce pensée
300 JOURNAL DE STENDHAL
De bonheur et d'amour. Adieu, chère Antoinette,
Vis heureuse en ces Ueux auprès de ta Laurette,
Je fuis bien loin de toi. Pourrai-je t'oubher ?
La fête continue, ou me vient convier
De danser à mon tour.
Las ! ressource impuissante.
Quelque chose peut-il distraire de l'amour ?
La voix ravissante,
La danse bruyante.
Tout est réuni,
Tout est embelli.
0 belle Pauline,
0 jeune Adéline,
Quels talents parfaits !
Ici, que d'attraits !
L'âme est inspirée.
L'oreille enivrée.
Ici, les plaisirs
De tous nos désirs
Passent les souhaits.
Quel est ce groupe heureux où la joie est si pure,
Du bal le plus joli la plus belle parure ?
C'est toi, belle Pascal, dont l'esprit sémillant,
La grâce enchanteresse et la fraîcheur brillante,
Plaît, étonne, attendrit, transporte en un instant.
Quel art est donc le tien ? Sans cesse différente.
Et toujours plus charmante,
Tu sais ravir les cœurs sans paraître y songer.
Je ne voudrais gager
D'en tirer mon cœur franc. A l'aimable Eugénie,
A la douce Amélie,
Il faudrait échapper. Toi, superbe Mauduit,
On dirait une tête, ouvrage de la Grèce,
Nous montrant le repos d'une jeune déesse,
Des soins d'un Phidias rare et sublime fruit.
ANNEXES 301
Vous parlerai-je encor de la magnificence.
Du luxe adroit, de l'élégance
Que T. avait su réunir ?
J'aime bien mieux vous dire et ses mille vertus,
Et son active bienfaisance,
Et pour les malheureux tous ses soins assidus.
Mais chut, arrêtons-nous. Ce serait les ternir
Que les mettre en ce lieu. Prenons un peu d'haleine
Pour les chanter après, d'une plus digne veine.
Coupure pour la deu-^ième copie ( la première, quatorze heures après
la fin du bal, le 24 jarn'ier, à 1 heures du soir. 1804).
Renvoi [au vers 78] :
J'oubliais près de toi que le temps eût des ailes.
Adieu, douce pensée, adieu, chère Antoinette ;
Fais toujours l'ornement de cet heureux séjour.
Trouves-y le bonheur au sein de ta Laurette.
Je fuis bien loin de toi. Pourrai-]e t'oublier ?
La fête continue. A danser à mon tour
On vient me convier.
La voix ravissante.
La danse bruvante...
Composé après le bal de madame Teisseire. donné
le 23 janvier 1804 (21 ans). J'en suis sorti à 5 heures
du matin, je les ai envoyés à 7 heures du soir. Le 25,
à midi, deuxième copie corrigée à madame A. Périer,
Le Chinois,
302 JOURNAL DE STENDHAL
Envoyé la troisième copie à mademoiselle Tournade
le 6 pluviôse [-27 janvier], à midi . ^
*
* *
III
Sur le soir d'un beau jour, dans un sombre bocage,
Je regrettais le temps où mon âme ravie *,
Soupirant à vos pieds espérait vovis toucher.
J'entends un petit bruit soudain dans le feuillage :
C'était l'Amour *.
Amour, ô maître de ma vie *,
Tu connais mes malheurs. Oh ! si je te fus cher.
Fais-les finir. Fais que je n'aime plus Adèle.
Si tu m'es favorable, ô fils de Cythérée,
De mon cœur trop épris son image adorée
S'envolera.
L'Amour.
Peux-tu chérir une cruelle
Qui met tout son bonheur à se faire admirer
Et non pas à aimer *.
1. Oubliés jusqu'aujourd'hui 5 thermidor an XII [-24 juillet 1804],
à Paris. Je les relis. Plusieurs traits du commencement, cjue je marque
d'un A, ne sont pas assez profondément naïfs. La fin du portrait de
mademoibelle Tournade est contre les convenances. Ce que je dis de
mademoiselle Pascal est fade, mais le total m'en paraît bien, surtout
les trois vers de mademoiselle de Mauduit. Dans le commencement,
pas im mot oiseux.
Un passage charmant, quelques jolis passages, plusieurs manques
de goût, plusieurs fautes de versification, de la couleur en général.
Marseille, 9 thermidor XIII [-28 juillet 1805].
C'est bien, ça méritait ce succès de société c[ue cela n'a pas eu,
sans doute à cause des manques de convenance et du défaut de légè-
reté. Marseille, 9 mai 1806.
ANNEXES SOS'
— Qu'elle était belle, Amour !
Tout ce qui l'entourait semblait être sa cour ;
Par sa si douce voix tout se laissait charmer.
Sur son front respirait cette aimable candeur,
Gage de l'innocence, et cependant polie
Comme si dans les cœurs elle eût passé sa vie.
Les Grâces la suivaient.
■ — - Avec quelle rigueur
De tes vœux méprisés elle interdit l'hommage,
— Juge si je l'aimais ! Elle me méprisait,
Je ne pus la haïr. Sur ce divin visage
La colère elle-même en me tuant me plaisait.
Chaque trait me montrait une beauté de l'âme.
Son âme, la vertu par les Grâces ornée *. «
L'Amour, en s'envolant : « Te guérir de ta flamme^.
Ami, je le vois bien, surpasse mon pouvoir.
De tous ceux qui l'ont vue suis la destinée,
Aime-la sans espoir *. «
II
HENRI BEYLE ET LA DUCHESNOIS
Catherine- Joséphine RafTin, dite M^^^ Duches-
nois, née à Saint-Saulve, près Valenciennes, en 1777,
était entrée au Théâtre-Français en 1802, presque
en même temps que M^^^ George, alors âgée de
15 ans. Toutes deux devinrent sociétaires en 1804.
Leur rivahté agita bien des fois le parterre, et l'une
des annexes qu'on lira plus loin (portrait d'Inchi-
nei>ole) montre bien le caractère de ces luttes pas-
sionnées.
Beyle fut présenté à Duchesnois par son ami
Louis Crozet le 24 avril 1804. Tous deux étaient
d'ardents défenseurs de la tragédienne ; le futur
Stendhal combattit même par la plume le plus
illustre des partisans de M^^^ George, Geoffroy.
Celui-ci d'ailleurs ne connut jamais les réponses
de son jeune confrère, car elles ne virent pas le jour
de son vivant.
ANNEXES 305
Les papiers stendhaliens de Grenoble renferment
un article complet, signé Junius, du 18 avril 1804 :
« Réception de Mesdemoiselles Duchesnois et
George » (R 302, dossier n° 1), et un article incom-
plet, écrit vraisemblablement le 4 mai 1804 (R 5.896,
vol, VII, fol. 208). Le premier est inédit, le second
a été publié par Casimir Stryienski, Journal de
Stendhal, page 458.
Nous y ajoutons une note inédite, résumant ce
qu'Henri Beyle savait de la Duchesnois en a^^"il
ou mai 1804 (R 302, dossier n» 1).
I
Réception de Mesdemoiselles Duchesnois
ET George.
Chose étrange ! le public a mille fois décidé
entre mesdemoiselles Duchesnois et George ; il se
dispute les places quand la première joue, il les
remplit à peine quand c'est la seconde. Et l'on
veut accabler mademoiselle Duchesnois d'une injus-
tice que l'on ne ferait pas à la plus mince confidente.
Elle a débuté la première, on veut la recevoir la
seconde. Sa vieille ennemie, M^^^ Raucourt, est
allée réveiller M. Geoffroy, et ce grand prêcheur
JOURNAL DE STENDHAL. 20
306 JOURNAL DE STENDHAL
de raison et de vertu veut, à force de mensonges,
faire triompher sa protégée. Il ne ménage plus rien,
il sait que depuis longtemps les gens d'un certain
ton méprisent sa feuille ; mais il endoctrine encore
le peuple de la littérature. Cet homme si fin est,
cette fois-ci, sans adresse et, l'on pourrait dire,
sans esprit. 11 accumule les faussetés les plus pal-
pables.
M^^'^ George a débuté dans un emploi différent
de celui de M^'* Duchesnois. — Cela est faux.
M}^^ Duchesnois a joué Phèdre, Sémiramis, et Her-
mione. M^^^ George a joué Clytemnestre et tout de
suite après Aménaïde. On voit qu'elles ont débuté
toutes les deux dans les reines et dans les grandes
princesses. Le public rac... * la manière dont
M^^^ Duchesnois exprimait l'amour et, sentant bien
qu'il fallait être née pour ces rôles-là, tandis qu'avec
de l'étude on jouait passablement les reines,
lui a demandé Phèdre, Hermione, Roxane, etc.
Elle a joué ces rôles, dont on ne se lassait point.
Comment a-t-elle pu perdre ses droits en excitant
sans cesse davantage l'admiration ?
On veut violer pour elle les lois du théâtre, celles
même de la justice. De tout temps, on a reçu les
acteurs dans l'ordre de leurs débuts, quels qu'aient
été leurs emplois.
Cette loi est juste ; aujourd'hui, on veut la
rompre à l'égard de mesdemoiselles George et
Duchesnois, mais de cette façon que l'on fait
ANNEXES 307
descendre M^^^ Duchesnois pour donner sa place
à M'^^ George.
On craint au théâtre une doublure comme
M'^^ Duchesnois, on sent bien que si elle jouait
jamais Emilie, Pauline. Cornélie. et tous ces rôles
où le grand Corneille a peint la vertu d'une manière
si touchante, le public y reverrait peut-être avec
moins de plaisir les autres actrices.
M. Geoffroy nous parle des indispositions de
APl^ George, dont la constitution nest pas encore
formée, pour nous faire apercevoir qu'elle ne paraît
plus depuis quelque temps et pour attirer un peu
plus de monde que de coutume lorsqu'elle jouera
Cornélie dans Pompée, lundi. Cette ruse est per-
mise à AP^^ Raucourt. elle fait valoir son élève ;
mais doit-elle y joindre la calomnie ?
Elle dit que M^^^ George a succombé accablée
par les intrigues que la jalousie et la haine ont
ourdies. — Le contraire serait bien plus ^Tai.
M^^^ Raucourt sait bien que si M^^^ Duchesnois,
avec son talent, avait employé le quart des intrigues
qu'on a trouvées contre elle, il y a longtemps
qu'elle serait hors des atteintes de la jalousie.
Mais cette jeune et intéressante actrice ne veut
point souiller le pureté de sa conduite, elle sent
profondément les injures de toute espèce qu'on
lui prodigue, mais ne veut point y répondre.
Si on la force à quitter le théâtre, le sort qu'on lui
offre en province et en Russie est assez beau pour
308 JOURNAL DE STENDHAL
la consoler. Mais c'était de gloire qu'elle était
avide, et non point d'argent.
J'écarte ce qui s'offre à moi de toutes parts,
je veux finir. Je ne relèverai point le pompeux
galimatias de M. Geoffroy et ses lourdes plaisan-
teries ; je ne chercherai point à comprendre com-
ment la justice, qui place M^^^ Duchesnois avant
M^^^ George, est le plus sanglant affront pour un
cœur généreux. Je me bornerai à remarquer l'adresse
vraiment jésuitique avec laquelle il suppose qu'un
certain arrangement, qu'il n'éclaircit point, a été
conclu. Cela est faux. La cause du talent et de la
modestie contre l'intrigue et les cabales n'est point
encore jugée.
JuNius.
Mercredi.
*
* *
II
On a honte de transcrire les bassesses auxquelles
se li\Te M. Geoffroy. Il rapporte que mademoiselle
Raucourt a été sifïlée le 11 floréal dans le rôle de
Clytemnestre, et il ajoute :
« L'actrice qui jouait Eriphile (mademoiselle
Duchesnois), quoique assez médiocre dans ce rôle,
n'a éprouvé aucun désagrément de cette espèce...
Cependant, quand il y a des sifflets à vendre, tout
ANNEXES 309
le monde peut en acheter ; mais ces moyens ne sont
pas à l'usage de tout le monde ^ »
Il faut que M. Geoffroy compte bien sur la bonté
de mademoiselle Duchesnois et sur le silence de
ceux qui se trouvaient dans les coulisses ce même
jour 11 floréal, à la représentation de Clytemnestre.
S'ils voulaient parler, ils raconteraient la scène
scandaleuse que mademoiselle Raucourt fit à ma-
demoiselle Duchesnois ; ils diraient que cette reine
qui pourrait donner des leçons de tenue " sur la scène
n'était plus qu'une harengère dans la coulisse
et vomissait des propos dignes de son état. Mais il est
des choses qu'on ne peut rapporter sans en partager
l'infamie.
Si les habitués du parterre étaient admis à parler,
ils diraient que depuis longtemps on ne souffre
plus mademoiselle Raucourt qu'en considération
de son ancienneté au théâtre et que ce sentiment
de bienveillance est bien diminué depuis qu'on
sait ses menées contre mademoiselle Duchesnois.
Ils diraient que, le jour de Clytemnestre, tout le
monde s'étonnait de ses cris, encore plus forts
qu'à l'ordinaire, et que le parterre fut sur le point
de siffler en corps.
M. Geoffroy se plaint des cabales de mademoi-
selle Duchesnois. Le contraire, etc.
1. Feuilleton du 11 floréal XII.
2. Ibidem.
Journal de Stendhai. 20.
310 JOURNAL DE STENDHAL
J'écarte ce qui s'offre à moi de toutes parts,
je veux finir...
*
* *
III
Mademoiselle Duchesnois se couche à trois
heures et se lève à midi. Les jours de répétition,
elle y va à midi et demie, ainsi que les jours de
comité, qui sont tous les samedis. Les autres jours,
le maître de langue vient à une heure.
Les jours où elle joue, elle n'est pas visible le
matin.
Le maître de langue est un homme instruit.
L'aller voir dans sa loge après les représentations
où elle a joué. Sa sœur s'appelle madame Halley
ou madame Rafm.
Demander des nouvelles de mademoiselle Caro-
line, cousine, qui, quoique âgée seulement de
quatre ans, joue déjà la tragédie. Lui porter des
bonbons.
Madame Boquet, la tante, soixante-quatre ans,
parlant mal. Il faut toujours lui vanter sa nièce.
J'ai Vu M}^^ Duchesnois hier, elle a été sublime.
Tâcher de faire connaissance avec M. ou M™^ Ricci,
dentiste, chez qui se font les parties de campagne
à Montmartre. Lemazurier peut être utile pour
cela.
ANNEXES 311
Sans compter la loge, Crozet allait chez elle deux
fois par semaine ^
1. Les plus gr2indes repr[ésentations], 5.500 livres. Dimanche, dans
le Cid, 1.000. Dans Didon, 2.000 livres environ.
m
LES FINANCES D'HENRI BEYLE
EN 1803-1804.
Les soucis d'argent ont commencé de bonne
heure pour Stendhal. En maints endroits de son
Journal, il se plaint de la lenteur que met son père
à lui envoyer sa pension. Presque constamment
dans la gêne, Henri Beyle était obligé d'emprunter
à ses amis l'argent qui, parfois, lui manquait
presque complètement.
Nous rencontrerons assez fréquemment, en marge
du Journal, des témoignages de ces soucis finan-
ciers : dans des notes plus ou moins longues et plus
ou moins fréquentes, Stendhal notait l'état de son
porte-monnaie ; ces notes parlent de projets, ali-
gnent des chiffres, multiplient parfois les calculs.
Jamais elles ne manquent d'intérêt, car elles pré-
cisent souvent, et quelquefois éclairent, des passa-
ges plus ou moins obscurs du Journal.
ANNEXES 313
Toutes ces notes sont inédites. Nous les publions
à leur date, au fur et à mesure de l'avancement de
l'ouvTage.
Pour la période 1803-1804, il nous reste trois
fragments de longueurs très différentes. Tous les
trois se trouvent dans les manuscrits de la biblio-
thèque municipale de Grenoble : les deux premiers,
très courts, sont dans R 5.896, vol. XXV, fol. 102
et 102 v^ ; le troisième, beaucoup plus important,
est dans la même collection, vol. XXVI, fol. 1 à 22.
I
J'écris le 24 prairial XII [-13 juin 1804] to my
father.
Le 1^^ prairial XII [-21 mai 1804], je n'avais pas
le sou. J'emprunte 240 francs, je paie 151 d'ha-
billement, reste 89 francs pour le mois. 89 + 204 =
293 francs, qui font 240 francs pour le mois de
floréal, plus 53 francs pour le mois de messidor,
il suffira donc, pour le mois de messidor : 1° de
240 francs pour payer ma dette ; plus, de 240 — 53^
187 francs.
Il faut donc que mon père m'envoie le 1®^ mes-
sidor [-20 juin] 187 + 240 = 427 francs.
314 JOURNAL DE STENDHAL
Il ne m'a envoyé que 200 francs. Je devais donc,
au 1^^ messidor an XII, 227 francs. Je puis mettre
50 francs par mois, donc au l^'" vendémiaire an XIII,
je devrai 327 francs, sans habillement nouveau.
*
* *
II
Voyage to...
*
Mon père, outre ma pension, me doit, le 1^^ ven-
démiaire an XIII [-24 septembre 1804], 327 francs.
Si je pars le 1^^ vendémiaire, j'aurai les 200 francs
de ma pension, il me faut 100 francs de dépense,
donc il faudra demander 200 francs à Pacé.
En économisant comme un diable pendant le
mois de vendémiaire, je pourrai tout au plus ne
pas faire de nouvelles dettes, à cause des trois louis
de La...
Donc, le l^r brumaire an XIII [-23 octobre 1804]
j'aurai 100 francs de dettes ; à cette époque,
si mon père ne me donne rien, il faudra donc que
Martial * me donne 200 francs auquel cas, ne payant
pas mes 100 francs de dette, je me trouverai pos-
séder, le l^'" brumaire an XIII, 300 francs et l'équi-
page nécessaire pour partir.
14 fructidor XII [-1" septembre 1804].
ANNEXES 315
*
* *
III
JOURNAL
DE LA RECETTE ET DE LA DEPENSE DE
MON DERNIER VOYAGE A PaRIS ^
Recettes.
Je pars de Grenoble le 29 ventôse an XII [-20 mars
1804] avec 562 livres 12 sous, dont voici le détail :
Mon père me donne 480 \
^^^'^^^°^ ••••; li, ,, f5581.12s.2
raure me rend 52 1. 12 s.
Ma sœur 12
Pris le 5 floréal 48 livres chez Peltier.
M. Boissat me prête 12 livres le 11 floréal. Après
plusieurs prêts de part et d'autre, il me doit 6 fr. depuis
un mois.
Vendu vieux habits, 15 livres, laissées entre les mains
de M. Pakin.
J'attendais 240 fr. le 29 germinal [-19 avril], je reçois
le 13 floréal [-3 mai] une lettre de 10 louis, payable le
18 floréal.
Reçu le 18 floréal : livres, 240.
Reçu le 22 prairial [-11 juin] : livres, 204.
1. Naturel, vide d'action. Phi linte, dernier jour de 1804.
2. Voilà la vérité, l'autre sora me est trop forte de 4 livres.
316 JOURNAL DE STENDHAL
Reçu le 23 messidor [-12 juillet] : 200 i.
Payé 30 livres 17 sous à B. j
Déposé chez lui, 48 90 1. 17 s., reste 110 1. 14 s.
Donné 12 1. à M. /or R. I
Reçu le 5 thermidor [-24 juillet] : 200 livres.
Reçu le 2 fructidor [-20 août] : 200 livres.
Reçu le 25 fructidor [-12 septembre] : 60 livres.
Reçu 200 livres le 4^ jour complémentaire an XII
[-21 septembre 1804].
Reçu pour ce troisième voyage à Paris, dans le cou-
rant de l'an Xll, 1.784 livres pour six mois, 297 [par
mois].
Payé 48 livres à Durzy.
— 24 — à Mante.
— 15 — à Barrai.
Je ne dois plus que 40 livres.
J'ai donné à Mante 48 livres pour Joseph Rey.
Ne jamais montrer to my father de projet pour les
finances, avoir toujours l'air de vivre du jour à la
journée.
14 floréal XII [-4 mai 1804].
Wais of going to the loi^e.
Il me faut pour aller 100 francs, ci . . 100 fr.
Pour revenir, 100 100 »
Pour demeurer, au moins 100 100 »
300 fr.
1. 12 to M. for R. + 12 idem + 12 idem + (4e complém. XII) 12
livres.
— Reçu de mon père jusqu'au 22 prairial : 480 + 240 + 204 + 660 =
1. S4 livres.
ANNEXES 317
Relativement aux Sonnettes, il n'est donc pas abso-
lument impossible d'y aller.
Habillement ; emporter : mon habit est bon ; 6 che-
mises ; 6 cravates ; 6 mouchoirs ; 2 culottes nankin ;
4 paires bas de soie ; 1 paire de souliers neufs. — A ache-
ter : pantalon vert ; bottes, de 48 livres ; 1 gilet.
Possibilité morale, y réfléchir. Mais l'hiver, plus
de promenade, plus d'occasion, j'ai donc encore un
mois et demi jusqu'au l^"" brumaire. Encore est-ce
beaucoup.
Par mois.
Pension Gruel 51 livres
Chambre : 30 + 6 36 —
Déjeuners 24 —
Blancliissage et lettres 18 —
129 livres
240 —
111 livres.
Reçu le 2 fructidor XII [-20 août 1804], 200 livres.
Au portier, 71 1. 12 s. ^ ac'i ]
A La Rive, 96 \ ', oo-^i-
T-x '• no ; > 23/ livres.
Déjeuners, Il ^701
Dîners, 48 )
Il me manque donc 37 livres pour mourir de faim.
J'ai de surérogation 60 -f- 50 = 110 (60 o/ my watcJi,
and 50 of my father). 37 de 110, reste 73 livres.
Sur ces 73 livres, j'ai le médecin à payer, une paire
de souliers 7 livres, et 21 livres à Douenne.
318 JOURNAL DE STENDHAL
Médecin 24 1.
Souliers 7
Douenne 21 (payé)
52 1.
Reste 21 livres, moins 12 to Mante for R. Reste donc
9 livres pour mes plaisirs, avec toutes les ressources
possibles.
Plus, à payer le perruquier : 6 livres, la blanchis-
seuse : 15, à Barr[al] : 6 livres. Total : 27.
9-27, reste :- 18 livres. J'ai donc pour mes plai-
sirs - 18 livres.
Je dois à Barrai 46 livres, je reçois 60 livres.
Payer 12 livres à B., reste 34 livres dues. Reste 48.
Nourriture : 34 livres, reste 14 livres.
Couper les cheveux, 3 livres. Bretelles : 4 livres.
Reste 7 livres ^.
Payé le 22 germinal XII [-12 avril 1804], 100 livres
pour Alpy à M. Gardien.
Je me mets en pension à 51 livres par mois, le... *.
rue de l'Université, vis-à-vis la rue de Poitiers.
Payé le 18 floréal XII [-8 mai 1804] à Boissat : 18 livres,
à Mante : 6 livres.
1. Registre des lettres reçues et écrites :
My father :
Écrit le 14 floréal.
— le 6 prairial.
— le 15, sur les finances : G3 au tailleur, 42 au bottier, 24 1. 10 s.
au chapelier. L'argent fini au 28 floréal.
— le 20, lettre courte, mais énergique (ils sont des bâtards).
— le 21, sur Pauline.
— le 24, où je dis que j'ai emprunté 240 livres le l'"' iloréal,
en 4 prêts, dont un de 6 louis avec intérêt. J'ai payé 151 pour habille-
ment, 63 à Douenne, 24 1. 10 s. chapeaux, 42 bottes, 22 pantalon vert.
D'après ce compte, il me faut 427 livres le 1" messidor. Je ne dis pas
ça clairement. Je demande une pension annuelle, ou du moins un crédit
mensuel à jour fixe chez les Périer.
ANNEXES 319
Payé le 19 à M. Pakin 67 1. 13 s., dont 13 1.
payés déjà et 52 l. 13 s. aujourd'hui, ci ... . 52 1. 13 s.
Acheté le 18 :
Pensées de Pascal, 3 1.
La Fontaine, Fables, 1 1. 8 s.
Mairet, etc., 1 1. 10 s. f 7-> , i^i- < .-.
^ .c\ ) Books : 12 livres 12 sous,
le 19 :
Vauvenargues, 4 1.
Les Provinciales, 2 1. 14 s.
Je paie le 19 floréal à M°i^ Gruel, maîtresse de ma
pension, 36 livres, dont 27 pour achever de payer le
1®^ mois, commencé le 27, et 9 pour commencer le 2®,
ci 36 1.
Je paie le 19 floréal le l^^^ mois de ma chambre,
commencé aujourd'hui mercredi 19 floréal an XII,
30 livres, ci 30 1.
Il me reste 48 + 20 = 68 livres.
Je paie le 22 à M"^® Gruel 24 livres 24 1.
Je paie 31 1. 10 s. à M. Ba 31 1.
An XIII. — Emprunt.
Touché le 2 vendémiaire XIII [-24 septembre 1804],
425.
68 de logement.
72 à La Rive.
Je paye avec le mois de vendémiaire 100 francs,
reste 40 40
Bottes 48
Culotte 36
124 livres
Reste 301 livres
320 JOURNAL DE STENDHAL
2 jam^ier 1805, — Si mon grand-père me parle de
raisonner avec mon père, je suis comme le comte
Almaviva : bataille est mon fort.
Un père doit, en justice rigoureuse, la nourri-
ture, le vêt et besoins naturels à ses enfants. Mais
tout homme doit tenir ses promesses, or mon père
m'a promis mille écus.
Si mon père m'eût mis, comme Jean-Jacques^
aux Enfants, en supposant toutes les chances du
hasard contre moi, il est impossible que je fusse
plus malheureux que je ne le suis actuellement.
Leur développer un peu cette chance.
Et je le serais en effet si je n'avais jamais lu
Jean- Jacques, que j'ai lu malgré lui, et qui m'a
donné the caracter loinng and the greats loues.
12 nivôse XIII [-2 janvier 1805].
H. Beyle.
18 nii'ôse XIII [-8 janvier 1805]. — Don du jour de
l'an 1805.
Del padre grande, per çia di Pacé, ricevulo cenio lire.
Tencin, 27 livres 3 sous doit.
Mante, 6 livres, je dois 14.
Crozet, je dois 11 livres 9 sous.
Acheté Idéologie 4 livres 10 sous.
Bal, 18.
Payé femme de ménage, 9.
Portier, jusqu'au 15 pluviôse, 6.
Reste : sei lire.
ANNEXES 321
Emprunt.
Reçu à la Banque de France, le 5 vendémiaire an XIII;
300 fr. en écus de 5 francs. \
50 fr. en francs 400 fr.
50 fr. en pièces de 2 francs '
2 pièces de 5 fr. 10 francs j
En sixliards. . . . 9 francs ? 19 fr. 13 sous
Plus 13 sous I
Total 419 fr. 13 sous
que je dois payer le 19 fructidor an XI 11 ^-(3 septembre
1805], à ... *, par l'entremise et au domicile de BigilUon.
H. Beyle.
Je charge Pauline Beyle, ma sœur et mon héritière,
de payer sans nul retard, en cas de décès de ma part.
H. B.
Mois de pluviôse XIII.
Je dois à Barrai, 106 livres.
— à Mante, 12 livres.
— à Crozet, 8 + 3 + 5 s. -f 4 s. = 11 1 !U.
An XIII.
Touché le 2 frimaire 200 livres.
Payé 72 livres à La Rive le même jour. 72 1.
Bretelles, pantoufles, papier 7 1. 10 s.
Reste 110 livres.
JOURNAL DE STENDHAL. 21
322 JOURNAL DE STENDHAL
Je suis ruiné ce mois-ci. J'ai 103 livres à rendre à
Mante, 30 à payer à M. Debernet, mon logement et
ses frais 30, ma blanchisseuse 12, du bois 36, mon
tailleur 150. Son fresco adesso. Demander une avance à
mon père.
Je perds 127 livres le l^"" frimaire [-22 novembre].
J'ai pris un maître de change.
Le vieux Laussat, 2 louis sans intérêt, 6 ans.
Lettre de huit pages, où je conte des choses tristes.
Ma ruine, sans rien de précis.
Je devais à Mante. Je lui rends 72 livres. Reste dû
33 livres 18 sous, plus 24, que Mante me reprête le
même soir. Total : 57 livres 18 sous.
Il me reste environ 15 livres pour mes plaisirs,
mes déjeuners, payer 150 à Douenne, 30 de logement,
15 à la blanchisseuse, etc. [17 fois répété].
*
3 frimaire XIII [-24 novembre 1804]. — J'ai le bon
esprit de n'être pas triste.
Je ne dois plus que 44 livres à Mante.
Payé le l^'" frimaire 48 livres, il me donne le 10 au
soir 24 livres, donc je lui en dois 20.
L'abandon insensible où me laisse mon père
et divers traits de sa vie que je rassemble me font
penser qu'il pourrait bien n'être qu'un Tartufe,
dont l'unique but serait l'argent. Où aurait-il pris
ANNEXES ;j23
en effet la générosité ? au Palais. La \Taie justice ?
dans la Religion.
En ce cas, qu'il a fallu longtemps même pour
me faire soupçonner la vérité ! Quelle diiïérence,
si j'avais Mante pour père!
*
22 pluviôse an XIII [-11 février 1805]. — Je dois à
Mante 12 + 24 + 6 = 42 livres.
23 pluviôse. — Plus 12. Total : 54 livres.
Je dois à Mante 63 livres 10 sous.
Payé 49 — 10 —
Reçu 200 livres.
Acheté chapeau, 24 livres.
Payé à Dz. 54 livres.
Je dois à Mante en total .... 26 livres.
Plus 27 livres 12 sous
Plus 11 livres
64 livres 12 sous
Germinal XIII ^ [-22 mars-20 avril 1805] :
Touché le 1er 200 livres, ci 200 1.
Payé à Crozet 12 1. \
— à Mme Evrard... 27 1. / ,..i,n
o 1 > 421. 10 s.
— au perruquier ... 21. l
Régnier 1 1. 10 s. '
1381.10 s.
Payé à Debernet... à Dz au portier, 12.
Il me restera ce soir environ 27 livres.
Ecrire souvent aux illustres promoteurs de Dau-
phiné.
1. Reçu de mon père 1.400 livres en l'an XIII.
IV
LA BIBLIOTHÈQUE DE STENDHAL EN 1804*
Catalogue de tous mes livres.
3 ventôse XII [-23 février 1804]. Glaix.
Livres laissés à Claix.
1. Confessions de J.-J. Rousseau. 4 vol. in-12.
2. Horatius et Virgilius. 1 vol. in-18.
3. Comedia di Dante. 2 in-12 (Prault).
4. Molière. 8 en 4 in-18.
5. Chefs-d'œuvre de P. et Th. Corneille. 1 in-18.
6. Racine. 5 vol. in-18.
7. Dumarsais. 7 vol. in-8.
8. Caractères de La Bruyère et de Théophraste. 3 vol.
en 1 in-18.
9. Juvénal de Dussaut. 2 in-8.
10. Orlando furioso. 3 vol. in-8.
11. Idem, 4 vol. in-24.
12. Comédie di L. Ariosto. 2 in-18.
13. Richardet.
14. Omero di Cesarotti. 2 vol. in-12.
15. Shakespear' s beauties. 1 vol. in-12.
ANNEXES 325
16. Shakespears works. 8 vol. in-12.
17. Télémaque. 2 vol. in-18.
18. Trois premiers volumes du Théâtre de Voltaire
en 1 vol. in-18.
19. Contes, poèmes, épîtres, odes de Voltaire en 3 voU
1 vol. in-18.
20. Pope s Odissey. 1 in-8.
21. Decamerone di Boccacio.
22. Grandeur des Romains de Montesquieu. 1 in-18^
23. 1 vol. de tragédies (Agamemnon, Ophis, etc., etc.).
1 in-8.
24. Dictionnaire français-italien. 1 in-4.
25. Régnier, 1 in-8.
26-27. La Guerre des dieux, la Pucelle, les Réflexions
de La Rochefoucauld. 1 in-18.
28. Alfieri. 5 premiers volumes.
29. Milton. 1 vol. in-12.
30. Trois derniers volumes, in-8.
31. Racine, Phèdre. Aminta. 1 in-18.
32. Cornélius Nepos. Conjuration Saint-Réal, in-18.
33. Salustius, papier vélin, 1 in-18.
Livres que j'ai à Pans.
Lettres Persanes. 2 in-18.
Gierusalemme liberata. 2 in-12.
Julie. 4 in-12.
Montaigne.
Pope s Iliad. 1 in-8.
1 vol. de comédies (Philinte).
Contes de La Fontaine. 2 vol. in-12.
Premier vol. des Chefs-d'œuvre de C[orneille]. 1 in-12„
Horace de Le Batteux. 2 vol. in-12.
Dictionnaire de Boyer. 2 in-8.
Blairs lectures. 3 vol. in-8.
Horatius, grand vélin. 1 in-12.
Boileau, idem. 1 in-12.
Journal de Stendhal. 21
326 JOURNAL DE STENDHAL
Dictionnaire italien-français. 1 in-4.
Lancelin. 1 in-8.
Helvétius's Esprit. 2 vol. in-8.
Trois derniers volumes d'Alfieri. 3 in-12.
Orlando furioso.
Virgilius. 1 vol. in-18.
Le Barbier, le Mariage de Figaro, la Mère coupable,
le Vieux Célibataire, Aristodemo, Caio Graccho.
Di Dante, l^r volume, 1.
Grammaire anglaise. 1 in-8.
Regnard, 5 vol. in-12.
PREMIERS ESSAIS DE PSYCHOLOGIE
Henri Beyle et Louis Crozet mirent très souvent
en commun leurs réflexions et leurs observations *
nous le constaterons plusieurs fois au cours du
Journal. Au début de 1805, ils avaient entrepris
de noter en collaboration certaines particularités
caractéristiques de divers personnages de leur
connaissance. De cette collaboration sortent les
notes que nous publions sous ce titre : « Premiers
essais de psychologie ». Plusieurs de ces « portraits »
sont consacrés à des fonctionnaires mêlés, de près
ou de loin, à la construction de la route du Mont-
Cenis : les ingénieurs Dausse et Derrien, le sous-
préfet de Suze Jacquet et sa femme ; d'autres
sont des personnes en relations plus ou moins intimes
avec les deux amis : Camille Basset, Alphonse
Perler, deux jeunes gens désignés sous les noms de
Goodman et Inchinevole, et un camarade de col-
328 JOURNAL DE STENDHAL
îège qui se suicide pendant l'hiver de 1804-1805 *.
Nous avons réuni ici tous les portraits ainsi
composés et qui, à notre connaissance, sont par-
venus jusqu'à nous, soit dans les manuscrits de la
bibliothèque de Grenoble, soit (caractère de M™^ Jgc-
quet) dans la belle collection de M. Chaper, d'Ey-
bens (Isère), que son propriétaire a bien voulu
nous autoriser à consulter.
Une grande partie du texte des Annexes qui
suivent (les deux tiers environ) est de la main
d'Henri Beyle ; cependant, la part de Louis Crozet
doit être beaucoup plus considérable qu'il ne paraît
à première vue. Crozet, ingénieur des ponts et
chaussées, fut attaché aux travaux de la route du
Mont-Cenis, et seul fut en relations avec Dausse,
Derrien, Jacquet et sa femme. Si donc les parties
écrites par lui (et qui figurent dans notre texte en
caractères italiques) sont peu importantes, il est
cependant probable que, dans le manuscrit auto-
graphe de Beyle, diverses parties ont été écrites
sous la dictée de Louis Crozet. Il est difficile de
déterminer exactement l'apport de chacun des deux
amis ; pour notre part, nous pensons que, dans l'en-
semble, les « portraits » portent plus souvent la
marque de l'ingénieur que celle de Stendhal.
Nous avons jugé pourtant nécessaire de publier
^es documents : tels qu'ils sont, ils marquent une
étape de la formation si complexe de Stendhal
psychologue et écrivain.
ANNEXES 329
L INGENIEUR DAUSSE
Pe7
Perrino est né à Besançon, ou environs. Il se
donne soixante ans. Il était élève des Ponts et
Chaussées et fit une campagne au pont de Neuilly.
Perronet s'attacha à lui. Lors du décintrement du
pont de Neuilly, en présence de Louis XV et de toute
sa cour, Perronet voulut faire connaître à Louis XV
la machine à récéper les pieux sous l'eau, que Per-
rino avait fait exécuter en petit, et le pria de l'expli-
quer au roi. Mon Perrino, tout content, commence
son discours avec beaucoup de chaleur ; mais tout
à coup, apercevant M^^ Du Barry qui regardait la
petite machine, il fut si fort ébloui de tous ses
«harmes qu'il fut tout troublé et, après quelques
moments de silence, finit son explication en balbu-
tiant. Perrino luimême raconte ce fait avec beau-
coup de plaisir et recherche toutes les occasions de
se faire croire beaucoup de feu.
Quelque temps après, Perrino fut employé
comme sous-ingénieur par Perronet à son pont de
Sainte-Maxence, Perrino se distingua par son zèle
et par quelques talents, si bien que Perronet lui
donna, de son chef, une gratification de mille li\Tes
330 JOURNAL DE STENDHAL
que Perrino refusa, disant qu'il voulait avoir une
gratification du roi, et non pas de M. Perronet.
Perronet, choqué, supprima tout, et quelque temps
après l'expédia pour Saint-Domingue. Il y resta
quatre ans et n'y fit rien, parce qu'il n'y avait rien
à faire.
Perrino élève Perronet dans une partie pour le
rabaisser dans une autre. Il vante beaucoup sa
science pratique et rabaisse sa théorie, pour dimi-
nuer son mérite en faisant croire qu'il n'était qu'un
maçon. Il attribue surtout la célébrité de Perronet
à la manière dont il était avec le roi, au grand
train de maison qu'il avait (sa place lui valait
80.000 livres), et au soin qu'il prenait de flatter les
grands. Du reste, il ne parle guère de lui aux anciens
du corps qui pourraient connaître les causes de sa
haine, n'ajoute rien lorsque Prusias en parle.
Perrino a été nommé ingénieur ordinaire à Gre-
noble, M. Marmillod étant ingénieur en chef.
L'intendant et le Parlement furent longtemps
divisés sur des affaires des ponts et chaussées.
Perrino prit le parti de l'intendant, et M. Mar-
millod celui du Parlement. A force d'opiniâtreté,
Perrino parvint à l'emporter sur M. Marmillod :
il est très remarquable qu'un ingénieur ordinaire
l'emporte sur un ingénieur en chef.
Perrino, ingénieur en chef, fut nommé membre
du jury de l'école centrale de Grenoble en l'an V.
Il était parvenu à se faire une réputation extrême
ANNEXES 331
de délicatesse en justice. Durand dit à Percevant :
« Le petit Perrino a remporté le premier prix de
langues anciennes, et ne croyez pas que ce soit
à cause de son père, car il n'est pas même venu
à son examen. C'est un homme rigoureusement
juste, un ancien. » Perrino avait donc conquis
entièrement l'estime du père Durand.
Il a la réputation d'un homme juste jusqu'à la
dureté ; il n'a pas peu contribué à se l'établir par
la sévérité avec laquelle il a tenu la main à ce que
M. Gagnon, qu'il avait orgonifié, exécutât les ordon-
nances sur le reculement de sa maison.
Le bonhomme Perrino est très flatteur. Il reste
dans l'antichambre du général Menou ( à Turin)
des matinées entières, malgré son grand amour
pour le travail. Il est parvenu de cette manière
à être le seul reçu chez le général Menou en l'an XII,
non seulement comme autorité, mais même comme
visite.
Pour se mettre bien avec Ricard, préfet de l'Isère,
et pour fortifier sa réputation de désintéressement
dans la ville, comme celui-ci lui fit allouer cinq
cents francs pour un travail qu'il avait fait, il les
refusa d'abord, disant que toutes les fois qu'il
s'agirait d'un travail pour le département, il ne
prendrait rien (la loi lui accorde le vingtième des
fonds employés). Le préfet revint à la charge plu-
sieurs fois, il le refusa toujours. Enfin, le préfet
dit :
332 JOURNAL DE STENDHAL
« Mais les fonds sont ordonnancés, je ne sais qu en
faire,
— Hé ! bien, citoyen préfet, il y a une bonne chose
à faire : il manque des li%Tes de mathématiques à la
bibliothèque, je vais vous les indiquer, et on em-
ploiera ces fonds à les acheter. »
Le voilà flatteur et voulant toujours soutenir
sa réputation de justice,
Perrino n'a pas de religion, mais veut que sa
femme et ses enfants en aient. Voici comment
je le sus : en messidor an XII, nous l'avons eni^Té
à Césanne, au pied du mont Genèvre. Dans cet
état il nous dit que le seul système raisonnable
était celui de Lucrèce, qu'il aimait beaucoup ses
enfants, mais qu'il voulait en être craint et qu'il
ne leur permettait jamais de rire devant lui. Voilà
la substance d'un long bavardage. Quinze jours
après, au Mont-Cenis, à l'hospice, Perrino, couchant
dans la même chambre que moi, se mit à genoux
pendant environ cinq minutes, remua les lè\Tes
comme pour faire sa prière. Il faisait même très
froid dans cette chambre.
Il est flatteur et faux dévot pour acquérir de
l'argent, de la considération et du pouvoir.
Il est faux juste, car : 1° il est d'accord avec les
entrepreneurs du Mont-Cenis ; — 2° il nuit à ceux
du Mont-Genèvre, parce qu'ils sont pauvres et qu'ils
n'ont pas eu l'adresse de s'entendre avec lui ; —
3° il a fait renvoyer du Mont-Cenis un ingénieur
ANNEXES 333
(M. Latombe) pour sa probité ; — 4'' il a fait renvoyer
de Grenoble Janson, très probablement à cause
de sa franchise ; — 5*^ il a fait renvoyer de Gre-
noble l'ingénieur Pâturai, je ne sais par quel motif
de service, mais très sûrement par motif de ven-
geance, parce qu'il l'a fait renvoyer dans le moment
où lui, Perrino, quittait Grenoble, parce que Pâtu-
rai, ayant été envoyé à Genève, fut renvoyé de
suite par l'ingénieur en chef de Genève (M. Céard),
qui probablement avait reçu des lettres de Perrino
contre Pâturai attendu que Perrino en avait
reçu lui-même de Céard contre Latombe, lettres
que j'ai vues. Pâturai fut renvoyé de Genève à Ro-
chefort où il est mort (fin de l'an XII).
Perrino nous apprit la mort de Pâturai avec
joie ; il nous la répéta quatre ou cinq fois à chacun.
Il nous avait dit souvent que Pâturai ne savait
pas faire un nivellement, et après sa mort il le
traita encore très grossièrement. La manière dont
il nous annonça cette mort est plaisante :
« Savez-vous que Latombe est bien heureux de
ne pas être allé à Rochefort ?
— Pourquoi donc ?
— C'est que M. Pâturai, qui y est allé, y est
mort. ))
Prusias lui dit franchement :
« Ah ! C'est là qu'on envoie tous ceux dont on
veut se défaire. »
A quoi Perrino ne témoigna rien.
334 JOURNAL DE STENDHAL
1° Il est d'accord avec les entrepreneurs du Mont-
Cents. Les deux frères Perrin, de La Mure, avaient
été conducteurs de Perrino à Grenoble. L'aîné
avait toujours eu sa confiance, et il considérait le
cadet comme un garçon de talent. Lorsque Perrino
traça la route du Mont-Cenis, les deux Perrin
l'accompagnèrent et l'aidèrent beaucoup. Perrino,
nommé dans le même temps (germinal an XI)
directeur du Piémont en résidence à Turin, fit faire
des soumissions pour l'adjudication de la route
par les Perrin à la sous-préfecture de Suze, et non
à la préfecture de Turin. Mais ils ne furent pas les
seuls soumissionnaires à cette même sous-préfec-
ture : le sous-préfet Jacquet présentait de son côté
un homme de Turin, homme incapable, ainsi que
les Perrin, de donner aucun cautionnement et qui
avait été plusieurs fois mis sur la liste des gens
à ramasser ^. Cet homme se nomme Gastaldi.
Les Perrin et Gastaldi se présentèrent donc
à la sous-préfecture le jour indiqué pour l'adjudi-
cation, croyant chacun de son côté l'emporter,
et en conséquence ils ne s'étaient ni vus ni concertés.
Perrino, présent à l'adjudication, soutint vivement
les Perrin, et Jacquet soutint Gastaldi et Colom-
bino, que Gastaldi avait amené comme son associé,
i. On appelle ramasser, en Piémont, l'action d'une compagnie de
gendarmes qui saisit tous les trois mois, je crois, tous les gens désignas-
par les maires des communes et sous-préfets comme sans aveu, pil-
lants et dangereux. On les mène en galère sans jugement. Ceux-iJ^
n'ayant point d'état, ne sachant que faire, on leur en donne un.
ANNEXES 335
de sorte qu'à la première séance il ne se fit rien.
On se sépara à dix heures du soir.
Le lendemain, à huit heures du matin, ces quatre
soumissionnaires, qui ne s'étaient jamais ni vus,
ni connus, furent tous associés, et l'adjudication
leur fut passée chez le sous-préfet. Cependant,
M. La\alle, préfet, ou plutôt secrétaire général,
cassa les adjudications et fit faire de nouvelles
affiches. Alors, un nommé Rossazza fit une sou-
mission très avantageuse à l'Etat pour toute la
route (cette affaire pouvait être de deux millions
à passer par les mains de Rossazza), et un autre
entrepreneur, nommé... *, de Chambéry, fit une
soumission pour la moitié de la route, dans le genre
de celle des Perrin. Sur ces entrefaites Prusias *
arriva. Perrino lui fit entendre que les soumis-
sions de Perrin et C'^ étaient les plus avantageuses,
ce qui lui fut facile, puisque Prusias n'avait point
vu la route et que la réputation de Perrino lui don-
nait une extrême confiance en lui. Perrino s'appuya
surtout sur ce que les Perrin se soumettaient à faire
pour deux francs le mètre cube, ce que lui-même
avait estimé quatre francs, cachant à Prusias que
ces parties-là étaient très peu considérables, de
sorte que ce qui était en majorité était payé cher,
chose que nous avons vue dans le cours de la cam-
pagne, Prusias donna donc son avis pour les Per-
rin sans avoir vu par lui-même. Cependant, des
conseillers de préfecture qui appuyaient Rossazza
336 JOURNAL DE STENDHAL
et qui demandaient toujours si sa soumission n'était
pas la plus avantageuse, déterminèrent Prusias
à l'examiner, et après quatre ou cinq séances on
partagea la route en six adjudications. Les Perrin
en eurent une, la meilleure ; Gastaldi, deux ; Co-
lombino, une ; Rossazza. une, et celui de Cham-
béry, une.
Maintenant, nous allons voir la manière dont
Perrino s'est conduit avec tous ces entrepreneurs.
Perrin, Gastaldi et Colombino s'associèrent.
Celui de Chambéry, ... *, demanda en vain qu'on
lui accordât des fonds pour son adjudication, qui
était la plus mauvaise, et Perrino fit tant qu'il
y renonça. Rossazza la prit, sur le refus des Perrin.
Les Perrin ont obtenu des fonds tant qu'ils ont
voulu, et Rossazza était toujours mal reçu lors-
qu'il en allait demander. Rossazza était toujours
pressé de mettre force ouvriers sur ses ateliers,
et les Perrin, dans le temps de la récolte, c'est-à-dire
dans le temps où les ouvriers sont le plus cher,
n'en ont point eu, même dans les endroits les plus
pressés et où l'on ne peut travailler que trois mois
de l'année. Une condition du devis porte que
lorsque les entrepreneurs ne mettront pas sur la
route le nombre d'ouvriers exigé par les ingénieurs,
ceux-ci en feront mettre à leurs frais. Prusias
écrivit à Perrino pour le prévenir qu'il prendrait
cette mesure. Vu sa faiblesse, c'était une autorisa-
tion qu'il demandait plutôt qu'un avis qu'il don-
ANNEXES 337
nait. Perrino ne lui répondit pas, et écrivit à Perrin
l'aîné, qui était alors à Grenoble, pour l'avertir
secrètement de faire mettre des ouvriers. Perrin
et Perrino nous l'ont dit tous les deux, dans deux
moments de bêtise.
Il était de l'intérêt de Perrino que la route se
finît le plus tôt possible ; la partie de Rossazza
est beaucoup plus avancée que l'autre.
Il y a au bout de la plaine Saint-Nicolas une
partie très difficile à exploiter (un rocher à couper,
<iu granit), que les Perrin s'étaient soumis à faire
à quarante sous le mètre cube, et c'est sur quoi
Perrino avait appuyé pour leur faire donner l'ad-
judication. Prusias m'a toujours dit que, sans
cela que Rossazza ne voulait pas faire à si bas
prix, ce dernier l'aurait emporté. Un an après les
adjudications, Perrino, qui avait mal jugé de ce
rocher, vit bien qu'il faudrait le percer en galerie.
Alors les Perrin pensèrent qu'ils pourraient faire
des réclamations, et que, l'ouvrage n'étant plus
le même, ils pourraient en faire augmenter le prix.
Prusias l'estima neuf francs le mètre cube, et
Perrino lui écrivit qu'il l'autorisait à s'arranger
avec les Perrin et lui dit d'augmenter, s'il le fal-
lait, pour l'accélération des travaux. Les Perrin
eurent l'impudence de demander dix-huit francs.
Prusias fit faire des affiches dans Suze et passa
le marché, chez Jacquet, à deux chefs ou\Tiers ;
il l'envoya par eux au préfet. En même temps,
JOURNAL DE STENDHAL. 22
338 JOURNAL DE STENDHAL
Gastaldi partit pour Turin, fut trouver Perrino^
à l'instigation de Jacquet, qui répétait partout
que le marché ne valait rien, parce que les deux
chefs ouvriers n'avaient pas de caution. Gastaldi
et Perrino, sûrs de leur fait d'après cette raison,
intriguèrent doucement dans les bureaux sans
parler au préfet ni au secrétaire général. Les chefs
ouvriers revinrent sans avoir pu voir ni l'un ni
l'autre, des secrétaires obscurs leur avaient dit
que, n'ayant pas de caution, ils ne pouvaient
espérer de faire approuver leur marché. Ils revinrent
à Suze et dirent à Prusias qu'ils avaient une cau-
tion toute prête ; sur ce, Prusias les fit repartir
de suite pour Turin, où ils restèrent cinq jours
sans pouvoir faire accepter leur caution, les mêmes
commis les renvoyant toujours sous prétexte
que ce n'était pas le jour, — que le préfet ne pou-
vait pas leur donner audience. Ces hommes voyaient
toujours Gastaldi à tous les coins de rue, dans
Turin, qui les suivait, et, découragés, ils revinrent
à Suze. Pendant ce temps, Perrino engagea un
autre chef ouvrier, favori des Perrin, à s'associer
avec les deux premiers, parce qu'alors cet homme,
qui avait plus d'intelligence que les deux autres
et qui les aurait menés au moyen d'un petit béné-
fice, aurait toujours laissé distribuer les fonds sous
le nom de Gastaldi, de manière qu'on aurait pu
se dispenser d'instruire Crétet de ce que Perrin
et Gastaldi quittaient la partie la plus essentielle
ANNEXES 339
de la route. Prusias y consentit, mais cet homme,
découragé quelques jours après, déclara à Perrino,
qui se trouva à Suze, qu'il ne voulait plus être
associé. Perrino le dit à Prusias, en ajoutant que
l'affaire de la galerie était moins avancée que
jamais, puisque cet homme refusait, Prusias dit
qu'il ne connaissait pas cet homme, et que le mar-
ché n'avait point été passé à lui. Sur quoi, vive
dispute entre eux deux. Perrino, alléguant toujours
que les deux chefs ou^Tle^s n'avaient pas de cau-
tion, dit qu'il ferait casser le marché par le préfet.
Prusias partit la nuit même pour Turin, fut trouver
le préfet et le secrétaire général, fit accepter la
caution et approuver le marché, dont ils n'avaient
point entendu parler.
Il est donc clairement prouvé par cela que Per-
rino a été jusqu'à compromettre sa réputation
d'intégrité, jusqu'à arrêter ses travaux, jusqu'à
vouloir faire faire par les Perrin à dix-huit francs
ce que les autres faisaient à huit francs dix sous,
pour soutenir les Perrin.
Actuellement, pour quelle cause peut-on faire
tout cela ? Prusias, Derrien, Coïc, Latombe et
Percevant pensent qu'il a une portion du bénéfice.
Plusieurs articles du bordereau des prix sont
portés à un taux excessif. Ce bordereau a été fait
par Perrino. Je vais prouver clairement que cela
n'a pu être fait que par un homme d'accord avec
les Perrin, ou par un imbécile. Dans ce bordereau
340 JOURNAL DE STENDHAL
il y a des articles de maçonnerie portés à trente-six
francs qui n'en valent que neuf. Il y a un pont de
trois mètres d'ouverture qui a coûté 20.000 francs...
II
L INGENIEUR DERRIEN
Romain *
Romain, né à Quimper-Corentin, a environ
vingt-quatre ans. A passé trois ans à l'Ecole poly-
technique et quatre à celle des Ponts et Chaussées.
Je l'ai connu ingénieur en l'an XII au Mont-
Cenis.
Je ne l'ai connu comme citoyen que dans l'af-
faire de Perrino. Il a pris parti contre lui, plutôt
parce que Perrino vexait les ingénieurs indivi-
duellement que par amour de la vertu. Je lui ai
entendu dire souvent : « Qu'il fasse tout ce qu'il
voudra, qu'il vole, mais qu'il ne nous vexe pas. »
Je crois qu'il s'est fait le système de s'amuser
indépendamment de toutes les circonstances poli-
tiques ou particulières à son état. Il met tous ses
soins à fuir le souci.
Cela passé, je ne l'ai connu que comme homme
aimable dans la société.
ANNEXES 341
Il est toujours gai dans la société, faisant peu
de compliments, ne cherchant à faire rire les autres
que pour rire lui-même. Il dit un bon mot, il voit
rire les autres, et alors il rit lui-même à gorge
déployée. Alors, au moment où les rires vont
s'éteindre, il repique d'un autre.
Il est même très rare que lorsqu'il a fait un
calembour et qu'on répond, il ne fasse sur la réponse
même un nouveau calembour.
Cherchant à rire de tout, riant même des gens
devant eux, dès qu'il en trouve l'occasion, même
en faisant un compliment il a l'air de se moquer
des gens.
Il préfère la bonne chère à tout ; c'est là un de
ses grands moyens de gaieté.
Il a beaucoup de vanité ; il est charmé d'être
roi sur sa route ; il commande à ses gens avec
un air tufiere (sic) comme le diable. La vanité
est le grand trait de son caractère. En matière de
goûts quelconques, il n'y a que lui. Il ne peut pas
souffrir la contradiction sur aucun art ; non qu'il
connaisse ces arts, mais parce qu'il croit avoir du
goût, et que le goût juge de tout. Il a effectivement
assez de goût pour le dessin et l'architecture.
Quant à la musique, il n'en sait pas un mot, mais
il jouit beaucoup en en entendant. Il a de grands
accès de correspondance avec son frère, qui habite
Quimper-Corentin, sur la musique ; ils s'écrivent
trois ou quatre lettres de dix ou douze pages, où
Journal df. Stendhal 22.
342 JOURNAL DE STENDHAL
ils se disputent sur la musique. Cela leur prend
tous les trois ou quatre mois.
Son tailleur et son bottier sont les premiers
hommes du monde. Il est dans une sainte admira-
tion devant une belle botte ou un bel habit.
Le garçon de Thélinges lui portait un jour
une paire de bottes. Romain se plaignit de la
cherté ; le garçon de Thélinges ramassa une botte
par terre et, la regardant avec un attendrisse-
ment qui vint jusqu'aux larmes, il dit : « Ah !
Monsieur ! Il faut avouer aussi que c'est un bien
beau talent que celui de travailler le cuir comme
cela ! »
Ce sont les propres mots du garçon.
Il a même cette singulière manie de ne pas
reconnaître la supériorité de Léger sur Launay
pour le talent, mais même il conteste au premier
sa supériorité de vogue.
Il m'a contesté la supériorité d'Astley sur Thé-
linges, et il a été jusqu'à nier qu'Astley fût plus
cher que Thélinges.
Toutes ces vanités viennent de l'opinion qu'il
a de sa figure. Il est petit, court de jambes, et c'est
ce qui le chicane ! Sa figure est jolie, ses dents
sont superbes, et il les nettoie deux fois par jour
et les regarde toutes les fois qu'il y pense. Il ne
voulait pas croire à la supériorité de la figure de
Vincelles sur la sienne, et Vincelles le vexait beau-
coup lorsqu'il lui disait qu'il était plus joli garçon-
ANNEXES 343
que lui. Il a une figure à la bourgeoise, avec un
teint et des couleurs magnifiques ; yeux de diamant
et cheveux châtains, comme Bourgoin.
La première femme dont il ait été amoureux,
à ma connaissance, est une fille du Palais-Royal.
Pendant qu'il était à l'Ecole polytechnique il allait
tous les soirs, avec plusieurs Bretons, au bal du
Plaisir. Pendant un an et demi, il n'eut de société
que celle des filles. Ce fut à ce bal qu'il devint
amoureux d'une d'elles, au point d'y rêver toute la
nuit et de se lever avec des transports dans sa
chambre. Un jour qu'il avait la fiè\Te et le délire,
il la demandait à grands cris ; il échappa à Coïc
de lui dire : « Laisse-là ta salope. « Romain se leva
et voulait le tuer. Cependant, il ne l'a jamais
Il valsait avec elle tous les soirs, lui payait des
rafraîchissements, l'embrassait, mais ne 1'
point.
Je n'ai jamais pu tirer que ces faits à peu près,
et actuellement, lorsqu'on lui en pai'le, il en rit
en disant : « Laissez donc cette -là ! »
Elle ne le pas même. Voici comment
Coïc et moi nous expliquions cela : il voulait pou-
voir la respecter et tâcher de se la figurer digne de
son amour.
Cette passion lui a laissé un grand amour pour
les filles. Il y va beaucoup, sans s'en dégoûter
jamais. L'hiver (de l'an XII), il ne quittait pas le
Palais-Royal, connaissait presque toutes les filles.
344 JOURNAL DE STENDHAL
et a dépensé beaucoup avec une d'elles, nommée
Joséphine. Il a autant de plaisir à une
fille qu'une femme honnête qu'il n'aimerait pas.
Vers l'an X, il n'allait plus courir tous les jours
les bastringues, il voyait la société honnête. Il allait
souvent chez M. Isnard, tribun, chez qui logeait
une de ses cousines. Resté seul un instant avec
M}^^ Isnard l'aînée, qui touchait le piano, assise
sur un sofa où il était aussi, saisi d'un transport
il voulut r Il ne lui avait jamais parlé
d'amour de sa vie.
Il se met donc en devoir de la trousser ; la demoi-
selle se défendait peu et surtout ne disait rien.
Il la renversait sur le sofa, lorsque, par malheur,
deux chaises et deux cannes, renversées par les
pieds des combattants, tombèrent avec fracas,
et les personnes de deux chambres voisines accou-
rurent. La première de ces personnes était la cou-
sine de Romain, qui ne fit pas de bruit, mais l'autre
était le bâtard. Romain en le voyant saute par la
fenêtre (Isnard était un Marseillais excessivement
fort et violent) et oublie son chapeau. Il sauta,
je crois, de cette terrasse qui est sur le quai Voltaire,
à gauche du pont Royal. Mais le lendemain, il
voulut avoir son chapeau, vu qu'il n'avait point
d'argent pour en avoir un autre ; il l'envoya cher-
cher, et on le lui rendit. Il ne retourna plus chez
M. Isnard. Il a, depuis, rencontré la demoiselle
en société ; il ne lui a plus reparlé de l'accident.
ANNEXES 345
la demoiselle ne lui a pas fait mauvaise mine,
et ils ont été ensemble comme auparavant.
M. Isnard fut renvoyé du Tribunat avec les
républicains (Chénier, Daunou, en tout vingt-deux,
an X, je crois). Il fut employé à Lyon comme ingé-
nieur en chef ; depuis, il est mort, laissant ses deux
filles dans la misère. L'aînée (celle de Romain)
est très bonne musicienne et chante de manière
à choquer la société par son âme. Romain m'a dit
qu'il lui conseillerait de se faire actrice et qu'il
ne désespérait pas de la voir un jour au théâtre.
Elle est très jolie, et a vingt ans.
Le deuxième amour de Romain est pour made-
moiselle Hortense Rhédon (l'aînée).
Romain, Coïc, Baduel, etc., allaient trois fois
par semaine dans une maison où allaient aussi
les trois demoiselles Rhédon (filles d'un conseiller
d'Etat, section de la Marine). Romain devint
amoureux d' Hortense au point de penser à l'épou-
ser. Il le lui dit ; elle l'aimait assez, à ce qu'il paraît.
Romain l'aurait épousée, si son amour pour le
plaisir en général ne l'eût pas déterminé à un autre
parti. Ses amis lui représentèrent que cette demoi-
selle n'était pas riche, qu'elle était accoutumée
à mener un grand train, et qu'obligée de vi\Te avec
lui en province, il n'en aurait, quelque temps après
le mariage, que des reproches. Il éprouva aussi la
crainte de Messire Cocuage. De sorte qu'ils conti-
nuèrent à aller dans la maison et ils se bornèrent
346 JOURNAL DE STEiNDHAL
à jouer à colin-maillard, faire des coqs-à-l'âne, etc.
}^me Rhédon avait beaucoup de confiance en eux,
et, lorsque le cercle se formait, les jeunes gens et
les jeunes filles décampaient dans l'antichambre
pour faire leurs jeux. Il s'ensuivit une grande inti-
mité.
Ces demoiselles (Rhédon) autorisent beaucoup
la familiarité. Coïc m'a dit souvent qu'on leur pre-
nait les mains, voire même la gorge et le . . . , sans
qu'elles s'en formalisassent. Coïc était charmé sur-
tout de la seconde, Sophie, qui est borgne, qui a la
gorge molle, disait-il (à dix-huit ans !), et qui a
pour mains des manottes (grosses mains rondes).
En faisant l'énumération de ses qualités, Coïc
n'en était pas moins charmé. Nous avons disputé
trois heures, à Bard, sur la supériorité de M^^^ So-
phie sur les demoiselles de Grenoble ; nous ne con-
naissions ni l'un ni l'autre les parties adverses.
Il me disait : « J'aimerais mieux coucher ce soir
avec cette -là qu'avec n'importe quelle
femme de Grenoble. »
Sophie est donc borgne ; elle parle beaucoup,
mais, pour cela, il faut être du côté de son bon
œil, sans cela elle ne vous parle pas. (Coïc et Romain
ont été longtemps à s'apercevoir qu'elle était
borgne, ce sont des demoiselles qui le leur ont
fait remarquer). Un jour, elle racontait quelque
chose à Romain, et Romain, occupé de ce seul
objet, lui dit :
ANNEXES 347
« Mais l'avez-vous vu, de vos deux yeux vu, ce
qui s'appelle vu ?
— Oui, monsieur », avec l'air piqué. El Romain
de lui tourner le dos.
Dans un bal, Vincelles marcha sur le pied de
Sophie ; il lui demanda pardon, et cette demoiselle
en riant : « Ah ! pardon est excellent ! Oh ! je vous
pardonne. Pardon est bon ! Oest bien, M. Vincelles. »
Or, elle n'avait encore vu M. Vincelles que deux fois,
et au bal. Elle le connaissait par Romain.
La troisième est maussade. Je ne sais rien de par-
ticulier sur elle.
Ces trois demoiselles font les yeux doux aux jeunes
gens dans les bals et se moquent d^eux lorsquils se
laissent surprendre. Elles engageaient souvent Ro-
main à aller dire à un jeune homme : « Cette demoi-
selle trouve que vous dansez bien, elle voudrait danser
avec vous. » Le jeune homme allait en prier une
qui, pendant toute la contredanse, faisait des gri-
maces aux autres et les égayait aux dépens du pauvre
diable. D'où nous concluons quelles sont très co-
quettes et que leurs maris (s'il en advient) seront
très cocus.
Hortense déclame, elle aime au moins beaucoup
la déclamation ; elle admire surtout le rôle d'Hip-
polyte et sait le rôle de Phèdre à cause de lui. Elle
a Vair d'avoir du tempérament, a de grands yeux
jioirs ; sa figure a quelque expression ; du reste,
point jolie, et a vingt-trois ans.
348 JOURNAL DE STENDHAL
Revenons à Romain.
Les jeux se continuaient donc, lorsque Hortense
partit pour V Italie avec son père, chargé d'aller
y acheter du chanvre pour la Marine (c était en
Van XI, au printemps).
Romain, voyant cela, se fit nommer élève au Mont-
Cenis, espérant de pouvoir aller à Milan. Il y fut
en effet, et la vit huit ou dix jours. Elle y était avant
lui. Il revint au Mont-Cenis et il ne la vit plus.
Elle revint à Paris par le Simplon. Le seul fait que
nous sachions, cest quil Va vue à Milan, mais ne
Va pas
En Van XII, il passa Vhiver à Paris. La personne
chez qui ils se réunissaient jadis ny était plus ;
il neut pas de tout Vhiver Voccasion de lui parler.
Il V aimait suivant le temps quil faisait. Il allait
voir les filles et s^ estimait heureux lorsqu'il avait
déjeuné chez Hardy, dîné chez les Trois frères pro-
vençaux, entendu les buffa et vu les filles. Il a
dépensé ainsi 3.600 livres en trois mois. Lorsque
Vincelles avait vu Hortense de loin, il était très
content et le faisait causer. Il partit ainsi de Paris
en qualité d'inspecteur au Mont-Cenis, sans V avoir
vue.
Il y pense quelquefois, au Mont-Cenis, et avait
même chargé Coïc, qui devait venir à Paris, de la
voir et de lui rappeler son amour. Dans ses grands
moments de sentiment, il pense encore à V épouser.
Elle lui donne parfois le spleen pendant trois ou
ANNEXES 349-
quatre heures ; il noie ce spleen dans le vin. Un repas,
quel qu^il soit, lui fait tout oublier.
A Suze, après souper chez M'"" Deschamps, il me
dit :
« Allons voir cette bougresse-là !
— Oh ! bah ! à cette heure-ci, tout est couché.
(Il était onze heures.)
— Nous enfoncerons les portes, si on ne nousr
ouvre pas. «
Il était un peu ivre, échauffé seulement. Le mari
était absent. La femme nous ouvre, presque en che-
mise, et nous allons nous asseoir près de son lit.
Romain se mit auprès d'elle et lui parla beaucoup
de sa fatigue : il était arrivé ce four-là de Lanslebourg
avec Vabbé Gabet, qui Vavait mis en train par ses
joyeux propos. Après avoir parlé toujours de sa
fatigue, il dit :
« Je voudrais bien ne pas bouger d'ici de toute la
nuit. » Et Af'"* Jacquet de nous offrir très civilement
à chacun un lit.
Soudain, mon Derrien vous Vétreint, la serre et la
tient ainsi huit ou dix minutes. Elle ne faisait quen
rire, et lui disait à la fin :
« Allons, laissez donc, laissez-moi me coucher. »
Mais Derrien demandait un baiser pour s'en aller.
Il V obtint, il en demanda un second, ce second il
voulut le prendre de force : il étend ma femme sur
son sofa, Vembrasse, la mord, lui prend les tétons ,-
350 JOURNAL DE STENDHAL
et A/"'* Jacquet se plaignit qu il lui avait fait mal
aux tétons. Ce sont ses propres mots.
Jusque-là, elle rrC avait dit en riant : « // est un
peu saoul, n est-ce pas ? » Et moi, tranquillement
assis sur un fauteuil, je répondais : « Eh ! Eh ! je
ne dis pas. »
Mais le mal aux tétons lui fit prendre un air plus
sérieux, jusquà ce que Derrien . , lui
laissât un petit moment de repos. Je m'aperçus de
■sa faiblesse momentanée et crus quelle le calmerait ;
■mais il recommença de plus belle. Et, interpellé
par M"'* Jacquet, je me mis tranquillement en
devoir de le prendre aux cheveux et je parvins à la
débarrasser. Elle fut pleurer dans un coin et nous
dit :
(■- Polissons ! sortez d'ici, malhonnêtes que vous
êtes ! »
Derrien, qui jusquici avait été furieux de ,
fut un peu troublé et dit avec un air embarrassé :
« Eh ! bien, nous allons sortir. » Puis, se retournant :
<( Mais, voyons : qu est-ce que vous avez ? qu avons-
nous fait ? »
— Oest dans les quon se comporte comme
ça )), dit M"*- Jacquet.
« Oh ! vous ne savez pas comment on se comporte
dans ces endroits-là », dit Derrien.
« Je le sais mieux que vous.
— Ah ! cest différent. Eh ! bien, pardon ! »
ANNEXES 351
La bonne femme finit par rire et dit : « Oest
pardonné. »
Derrien alors voulut Vembrasser et recommença.
Elle se mit à pleurer. J^emmenai alors Derrien
et demandai pardon pour lui à M"^^ Jacquet, reje-
tant tout sur son ivresse. Elle me dit que j'aurais dû
V empêcher plus tôt.
Tout cela se passa dans une heure. Il y avait dans
le fond de la chambre une petite femme de chambre
qui ne dit pas un mot et ne bougea pas.
Le lendemain, je proposai à Derrien d'aller lui
faire des excuses. Il ne voulut pas, et repartit le sur-
lendemain pour Lanslebourg. Coïc le blâma beaucoup,
et Derrien s'en moqua, disant qu'il lui faisait beaucoup
d'honneur. Dès ce moment, M"'^ Jacquet voulut
nous traiter froidement, et elle se donna les airs de
ne pas nous recevoir un jour. Coïc lui fit dire que
c'était tant pis pour elle.
Derrien revint de Suze sans aller la voir, et un
jour que nous étions invités avec elle, l'immortel
Ladoucette, M. Courant, inspecteur en chef des
Hautes-Alpes, chez M. Lacroix, receveur de l'enre-
gistrement de V arrondissement, ce receveur, qui savait
l'histoire, dit :
« Messieurs, qui est-ce qui va chercher M""^ Jac-
quet .'^ AI. Derrien, je vous prie...
— Volontiers, et j'y cours. »
Il amène M""* Jacquet. Nous lui tombons tou&
552 JOURNAL DE STENDHAL
sur le corps pour lui demander ce qui s^est passé entre
eux deux.
« Rien, dit-il ; nous avons parlé comme à Vordi-
naire.
— Mais lui avez-vous fait des excuses ?
— Non, parbleu ! Il na pas été question de cela ;
cependant, si elle se conduit bien, je lui en ferai. »
Le lendemain, nous fûmes tous chez elle comme
à Vordinaire. Nous parlâmes de différentes choses.
M"^"- Jacquet, suivant sa coutume, nous étala son
amour pour O'Brien, parce que, disait-elle, il ne la
faisait pas enrager.
« Mais moi, M""^ Jacquet, dit Derrien, je ne vous
fais jamais enrager.
— Oh ! M. Crozet en est témoin, que vous me faites
enrager. »
Derrien se mit à promener dans la chambre en
riant. Le soir, je crois quil lui demanda un peu
pardon, et je sais quelle répondit que ce n'était pas
à lui, mais à moi, quelle en voulait.
La vie actuelle de Derrien est de bien manger,
de faire son métier, et de causer et boire avec les
moines.
Derrien aime beaucoup les gens d^esprit et les
distingue assez bien.
Il aime beaucoup Chateaubriand, Atala surtout.
Du reste, il rit assez de ses expressions.
Il a de V esprit lui-même. Son grand esprit consiste
ANNEXES 353
à tourner en ridicule les choses sérieuses, et cest
principalement par là quil plaît et fait rire. Il
applique les grandes choses aux petites. Il a le grand
défaut de répéter trop souvent et à tout propos toutes
ces choses-là. Ainsi, il répète à propos de toutes les
actions : « La i'ie est un woyage. »
// a établi trois grands principes, desquels il pré-
tend déduire toutes les actions :
1. La çie est un voyage.
2. L'homme n'est rien que par la douleur et
V éternelle mélancolie de ses pensées.
3. Les grands ne sont grands que parce que nous
sommes à genoux. Levons-nous !
Il dit en plaisantant quil travaille à un in-cjuarto
pour ramener les deux derniers au premier et prouver
que tout peut se rapporter à lui.
Je crois que si jamais il devient sérieux et qu'il
veuille raisonner, il sera républicain. Cependant,
il ne sent pas Corneille. Il lit avec plaisir Racine,
Voltaire, la Nouvelle Héloïse, Chateaubriand, tous
les romans. Il regarde la vertu vraie, comme la reli-
gion, foutaise. Il a une grande mémoire et cite une
foule d'anecdotes, et prodigue son théâtre Montan-
sier.
JOURNAL PE STENDHAL. 2o
354 JOURNAL DE STENDHAL
RÉCAPITULATION
Romain est un homme qui nest point passionné ;
il aime à foutre et nest point amoureux ; il n'aime
point la gloire, encore jnoins la vertu, quil regarde
comme la poésie. Il est vij pour le plaisir, aime la
société sans être attaché aux individus. Il aime les
arts et les gens d'esprit pour le plaisir du moment.
Il est vaniteux et ne cherche quà briller. Du reste,
gai, spirituel, gourmand par-dessus tout. S'il a du
malheur, il s'étourdira par les plaisirs quil pourra
se procurer. Il persévère peu dans un dessein ;
on peut le monter à quelque chose de grand, mais il
faut le remonter souvent et par des moyens neufs.
III
LE SOUS-PRÉFET JACQUET
Jacquet,
sous-préfet à Suze *.
Jacquet, homme de trente-sept ans, grand
(comme Percevant), très creusé de petite vérole,
yeux à la Cambacérès, laid, louche, tournure mé-
diocre, né à Chaumont, à deux lieues de Suze.
Il parle très purement français, à l'exception des
ANNEXES 3oo
puis qu'il met à tout bout de champ. Etait avocat
avant la Révolution à Suze, était fils d'un notaire
peu riche.
Je ne le connais maintenant que depuis l'entrée
du général Thureau dans le Piémont, par le mont
Genèvre (an ...) *. Il s'attacha aux Français ;
il a la réputation, dans le pays, d'avoir été mou-
chard de ce général. Lors de la débâcle de Schérer,
il émigra, et vint à Briançon, Gap, Grenoble.
La première nuit de son mariage, il rendit tous
ses biens communs à sa jeune femme de dix-huit ans
et folie (selon les habitants de Suze et les ingénieurs) :
huit fours après le mariage, elle se plaignit de ses dou-
leurs à sa mère, qui lui dit : « Tu nés qu'une enfant ;
c'est ton pucelage. » Mais après des plaintes réitérées,
la mère examina les pièces de sa fille et vit : « Oh !
ciel! , , » etc. Je ne sais comment
le mari s'excusa, mais la chose fut publique pendant
quelque temps dans Suze. Un événement faillit afouter
à cette publicité : madame Jacquet accoucha, et l'en-
fant fut donné à une nourrice à cinq lieues de Suze ;
l'enfant corrompit le lait de la nourrice, ce qui fit
périr l'enfant de la nourrice. On étouffa cela avec
de l'argent. Depuis, la petite Jacquet s'est bien portée
et la nourrice aussi, on les a traitées l'une et l'autre.
Depuis son mariage, tout le monde dit que M'"^ Jac-
quet est bien changée ; ses dents se carient et elle sent
bien mauvais ; elle a l'air de souffrir.
Cependant, nous avons su à Turin par un ruffian
356 JOURNAL DE STENDHAL
que Jacquet acait encore la v la plus forte en
fructidor an XII, c' est-à-dire deux ou trois ans après
son mariage, et que, pour comble, il avait
à Turin une fille très poivrée.
Voici comment je suis sûr de tout cela : Coïc voulut
en Van XI M"^" Jacquet ; il la suivit à Turin
pendant l'hiver de Van XII, la mena au bal et au
spectacle. Un jour quil voulut terminer V affaire,
elle lui avoua tout. Coïc lui conseilla de se faire guérir
et chargea Derrien de lui apporter du rob de Paris.
Les deux époux se sont bien séparés quelquefois
pour se guérir, mais Jacquet, à qui cela était à peu
près impossible, pressait toujours le retour de sa
femme.
Jacquet savait bien que Coïc avait fait la cour
à sa femme, mais il était tranquille ; il était peut-
être sur que Coïc connaissait son cas, aussi a-t-il
toujours eu un extrême ménagement pour lui, attendu
que le bruit qui s^était d^abord répandu dans Suze
était dissipé, on croyait quils s'étaient fait guérir.
Jacquet semble n avoir pas de peine à supporter
la V Il monte à cheval, joue aux houles, etc.
Cependant un autre fait nous autorise à croire quil
Va : un jour, il plaisantait son secrétaire, lui disant
qu il avait la v ; le secrétaire
, et le défie d'en faire autant. Jacquet
rougit et recula.
Jacquet est très menteur, il a Vair très faux.
Il a été payé par les entrepreneurs de Perrino.
ANNEXES 357
// a acheté, depuis qu'il est sous-préfet, une cassine
de 60.000 licres aux environs de Suze. Il est lié
d'amitié avec tout ce qui est déshonoré à Turin.
Il a cherché par tous les moyens à être nommé
législateur ; il ne Va pas été et a dit après quil ne
s'en souciait pas. Après avoir manqué cette place,
il na cessé de tonner contre le gouvernement, se faisant
ami de la liberté, disant toujours : « Vous autres
Français )), quand il avait quelque chose de déshono-
rant à appliquer à la patrie, sans songer quil gar-
dait sa place sous ce même gouvernement et dans sa
patrie étrangère à la France.
Ce bougre-là ne met jamais le nez sur un senti-
ment ; il combine tout, ce qui nous a fait penser
qu'il laisse'] la v à sa femme par politique. Il en
serait sûrement cocu sans cela ; sa femme le craint
et ne Vaime guère.
Il est excessivement joueur. Je me suis trouvé
dans un billard, où il jouait avec le lieutenant de
gendarmerie de Suze. Je fus frappé de sa mine scélé-
rate ; à chaque coup quil manquait, il prononçait un
bouzaron entre ses dents qui répandait un silence
terrible dans la salle (un silence de terreur).
Il sut très probablement Vaffaire de Derrien avec
sa femme ; il en fit meilleure mine à Derrien. (Voyez
le caractère de Derrien.)
Quand il voyait que nous allions contre les entre-
preneurs et Perrino, il nous riait au nez.
Perrino et lui ne s'aimaient point, ils se plaisan-
Journal de Stendhal. 23.
358 JOURNAL DE STENDHAL
talent même en face, mais ils avaient été réunis forcé-
ment.
En société d'hommes, la seule où je l'aie vu,
il parle bien, avec finesse et même malice ; il a
beaucoup d'instruction, il a beaucoup lu les auteurs
italiens et français, les historiens surtout ; il a une
très grande mémoire, ce qui fait qu'il cite beaucoup.
Il préfère la poésie italienne à la poésie française.
Il dit beaucoup de bien d'Alfieri. Il crie beaucoup
contre Milan *, même devant des gens en place,
ce qui est très impolitique. Son état de vérole et sa
passion pour le jeu, qu'il satisfait toutes les fois
qu'il a de l'argent, ne lui permettent pas d'être gai.
Cependant, il rit dans un repas lorsqu'il trouve à
s'égayer aux dépens de quelqu'un.
Il déteste le général Menou et crie sans cesse
€ontre lui ; cela vient de ce que le général Menou
ne le reçoit pas bien et que le général Jourdan l'in-
vitait souvent, lui et sa femme, quand ils étaient
à Turin. Il parle toujours de la bienveillance du
général Jourdan pour lui et il croyait beaucoup
être protégé par lui, parce que, le jour qu'il lui
présenta sa femme, le général lui dit : « Quand vous
serez préfet, vous aurez là un joli sous-préfet. »
Jacquet eut le front de lui dire : « Général, je compte
bien sur votre protection. »
Quand le général Menou est venu à Suze avec
le pape et qu'il a logé chez lui, je n'ai jamais vu
d'air plus bas que le sien auprès du général Menou,
ANNEXES 359-
et cependant le lendemain, quand nous fûmes tous
réunis, les ingénieurs et lui, il nous dit : « Le général
Menou a continuellement parlé de sa campagne
d'Egypte, il s'est vanté constamment, et moi je n'y
pouvais tenir, j'étais quasi pour le renvoyer aa
mémoire du général Régnier. »
CONCLUSION
C'est un homme d'esprit, qui sent la poésie
et la vertu, mais qui sacrifie tout à son intérêt
personnel. Cet intérêt le porterait même à des
crimes. Il y a apparence qu'il a déjà volé et espionné.
Il est agréable en société par beaucoup d'anecdotes.
Voilà le type du caractère piémontais.
Il raconte les plus grands crimes avec l'air le
plus tranquille et le plus froid. Il désire au fond que
Milan reste en place, parce que si nous abandon-
nions le Piémont il y serait pendu ; mais il crie
contre lui pour montrer qu'il a une opinion à lui,
indépendante de sa place. Jacquet ne croit pas à la
messe ni en Dieu, mais il exige de sa femme d'y
aller, et lui fait même apporter des billets de confes-
sion. Ce n'est pas pour sa femme, c'est qu'il veut
que sa femme ait le frein de la religion ; cependant^
par mauvaise honte, devant nous et en sa présence,
il s'en moque. Sa femme lui dit quelquefois d'aller
à la messe, il y va tous les mois un quart d'heure»
360 JOURNAL DE STENDHAL
IV
MADAME JACQUET
Madame Pauline Musso- Jacquet *.
Pauline Musso est née à Turin, fille d'un perru-
quier de la cour ; elle a vingt ans ; elle a été mariée
il y a trois ans à Jacquet qui lui donna la vérole
{voyez le caractère de Jacquet). Elle a une fille
nommée Virginie qu'elle déteste parce qu'elle voit
qu'elle n'a que dix-huit ans de plus que sa fille
et que quand elle aura 33 ans, sa fille en aura
déjà 15. Elle est très vexée lorsqu'on lui dit que sa
fille est jolie, et surtout quand on lui dit qu'elle
aura de l'esprit, qu'elle a l'air maligne.
Un jour la nourrice apporta l'enfant chez M™^ Jac-
quet, qui ne l'avait point encore vue depuis qu'elle
était en nourrice, il y avait un an et demi. Lorsque
la nourrice entra, elle la reconnut : « Ah ! bonjour,
nourrice ! » Puis s'approchant pour voir son en-
fant, elle recula deux pas, s'écriant : « Ha, la bruta
bestia ! » M. Coïc était présent. Elle la trouve laide
comme la mère jalouse (M^^® Desrosiers) trouve sa
fille (Mars) laide. Coïc lui dit : « Mais non, votre
fille n'est pas mal. » — « Ah ! mais, voyez donc
comme elle ressemble à son père ! »
Un jour que sa mère était malade, elle disait
ANNEXES 361
à Coïc : « Si c'était nous autres, nous en mourrions,
mais les vieux ne meurent pas. » Le même jour,
un petit canard de sa basse-cour mourut, elle le pleura
huit jours.
Elle disait une autre fois à Coïc : « Moi je n'aime
pas baiser parce que ça salit. » Je crois qu'elle a
toujours la vérole. M"^^ Jacquet est bête au-dessus
de toute expression. Des butors dans un temps ont
pris cela pour de la naïveté. Le bonhomme Des-
champs, le bonhomme Roland et la bête O'Brien
en ont été tous amoureux, Deschamps surtout
qui, en sa qualité d'ingénieur en chef, la mettait
toujours à côté de lui et tâchait de dérober un petit
baiser sur la main. Il glissait des compliments.
M™*^ Jacquet, un jour qu'il tâchait de prendre un
baiser sur la main, lui dit : « Laissez donc, M. Des-
champs, allez donc bercer vos enfants ^. »
Le bonhomme Deschamps ne croyait point à la
vérole de M^^ Jacquet, il en était \Taiment amou-
reux. En l'an XII, il voulut continuer ses pour-
suites, mais O'Brien le gênait et quand il nous
voyait à jouer ou à parler, il se dérobait comme pour
aller aux commodités et filait chez M"^^ Jacquet.
En messidor, il resta seul à Suze pendant huit
jours et nous fûmes fort étonnés, au bout de ces
huit jours, de le voir monter à l'hospice sans qu'il
y eût rien à faire ; il y resta trois jours et redescen-
1. Je tiens tous ces faits, qui se sont passés en l'an XI, de Coic.
J'ai vu ce qui suit.
362 JOURNAL DE STENDHAL
dit à Suze, où, quoique demeuré seul encore pen-
dant quelque temps, il ne vit point M™^ Jacquet.
Lorsque nous descendîmes à Suze, nous lui par-
lâmes beaucoup de M'"^ Jacquet, et il se hasarda
à nous dire : « Je crois que la pauvre femme n'est
pas encore bien guérie. » — a De quoi donc ? »
dîmes-nous. — « Oh ! d'un vice du sang. » — « Mais
je ne savais pas qu'elle eût ce vice. » — « Oh !
que si fait, elle m'a lâché quelques mots il y a
quelques jours qui m'ont fait présumer... » Nous
autres nous présumâmes que la bonne Jacquet
lui avait conté son cas comme à Coïc, pour se dé-
barrasser de lui ; si bien que le bonhomme en est
désenchanté et l'est encore. Elle avait un plaisant
moyen de se débarrasser de ses amants.
Elle ne conçoit rien au-dessus d'un préfet.
Si un préfet avait voulu l'avoir, il l'aurait eue le
premier jour. Elle embrassait l'immortel Ladou-
cette tant qu'il voulait, sur la bouche, le premier
jour qu'il la vit.
Elle aimait assez Derrien. Quand il arrivait,^
elle l'embrassait toujours sur la bouche.
Elle se croit la plus belle femme du Piémont.
Coïc et Derrien lui parlent tous les jours de sa
beauté. Elle est presque maintenant indifférente
aux compliments sur sa beauté (indifférente parce
qu'elle en est convaincue intimement). Celui qui
voudrait lui plaire devrait lui faire des compli-
ments sur son esprit. On lui a dit, ou elle s'est
ANNEXES 363
imaginée qu'elle n'en avait pas, de sorte qu'elle
a besoin de boire un coup là-dessus. Elle répétait
toujours à Coïc qu'elle n'avait pas d'esprit. Coïc
s'est hasardé à lui dire qu'elle en avait, et cela a été
fort bien reçu et fort bien écouté. Je ne l'ai jamais
vue plus vexée qu'un jour où Coïc avait pris à tâche
de lui faire faire des bêtises pour notre usage.
Nous dinâmes chez elle, Dausse, Deschamps,
Lacroix, Coïc, Derrien, O'Brien et moi. Coïc se
plaça à côté d'elle et lui servit force vin. Il l'occupa
tellement qu'elle ne fit pas attention aux autres ;
seulement, elle offrait de temps en temps quelque
chose à Dausse en lui disant : « Papa Dausse,
voulez-vous de cela ? » Dausse souffrait mortelle-
ment de cette épithète et nous étouffions tous
d'un rire retenu {M^^ Jacquet n'avait vu M. Dausse
qu'une fois ; c'était la deuxième). Enfin Jacquet
^aperçut que cette épithète de papa nous faisait
tous rire et faisait faire la grimace au bonhomme,
qui répétait à chaque fois entre ses dents : « Mais,
Madame, je ne suis point papa. » Jacquet donc dit :
« Tu l'appelles donc aussi papa, toi ?» — « Mais
il m'avait dit qu'il avait des enfants ». Dausse dit :
« Mais, Madame, je ne suis point papa, c'est M. Des-
champs qui est papa. » Il était dans le plus grand
trouble. M"^" Jacquet n'en continua pas moins
pendant tout le repas à appeler Dausse papa.
C'est dans ce même repas que Coïc, à force de
la faire boire, lui fit dire : « Oh ! j'aime tant boire
364 JOURNAL DE STENDHAL
que si je buvais toutes les fois que j'en ai envie,
je me saoulerais tous les jours. » Elle prit ensuite
deux poulets près d'elle et dépeçait, dépeçait et
mangeait. Après en avoir mangé plus d'un, elle dit :
« Je mange trop. » M. Lacroix lui dit : « Vous êtes
bien la maîtresse de ne pas tant manger ! » —
« Oui, mais c'est que j'aime beaucoup ça. Je n'aime
pas la viande de boucherie ; j'aime bien le poulet ;
c'est mon goût, moi. » Et elle acheva les deux pou-
lets.
Après le dîner, Coïc lui proposa tout bas d'aller
faire un tour dans son jardin aux Capucins. Elle
V accepta et tous deux sortirent sans rien dire et nous
laissa (sic) là. Ce fut dans cette promenade quelle
oublia entièrement quelle avait la vérole ou que
Coïc le savait. Car Coïc lui parla d'amour tout le
temps et elle lui dit quelle n aimait pas faire infi-
délité à son mari et ensuite la grande raison de
« Ça salit ». Nous fûmes nous promener de notre côté
et nous les rencontrâmes après la promenade. Elle
nous dit : « Je viens de promener chez M. Coïc. »
Nous laissâmes les vieux et nous V accompagnâmes
chez elle tous les cinq : D., C, 0., L. et moi. Ce fut
là que Coïc, après avoir continué de lui faire des
compliments et après lui avoir dit quil voulait faire
imprimer son éloge, mais que, ne se sentant pas assez
de force pour le faire, il en distribuait une partie
à chacun de nous, il finit par lui dire quune femme
ne devait rien croire de ce qu'un homme lui disait.
ANNEXES 365
Elle fut dépitée au suprême degré et nous congédia
pour ainsi dire en nous attaquant chacun séparément,
M. Lacroix et moi surtout, qui aidions ri en faisant
notre portion d^éloge.
Coîc r intéressa vivement ce jour-là, jusqu'au
moment fatal.
Tai joué un jour Pygmalion avec elle. On V ap-
plaudit très fort et elle crut avoir supérieurement
joué. Elle disait partout quelle avait joué la comédie
en français. Elle aurait bien voulu la rejouer.
Elle m'en parlait toujours, mais je laissai éteindre
son envie et elle m'en voulut.
Nous nous amusions souvent de ses naïvetés,
comme lorsqu'elle demandait : « ..
? » Je lui répondis ; «
/ » Elle ne répondit rien.
Elle craint son mari et le respecte à cause de sa
place. Il y a pour elle un bonheur à être femme d'un
sous- préfet ; elle lui raconte tout ce qu'on lui dit
et tout ce qu'on lui fait.
Taille égale à celle d'Ariane, gorge belle, peau
idem, nez petit, yeux grands, noirs, mais d'un froid !
Quand elle écoute, regarde, ou que sa figure a quelque
expression, ses yeux deviennent gros et déplaisent
en général à tout le monde. C'est une jolie femme ;
pas pour moi.
Conclusion : bête, froide, jolie, vaniteuse.
Une petite présomption : Si son mari mourait,
quelle se guérît de sa v , on pourrait très facile-
366 JOURNAL DE STENDHAL
ment en faire une femme entretenue. Elle était née
pour être putain.
Addition : Elle est jalouse de son mari quelle
n'aime pas. Lorsqu'il deçait passer V hiver à Paris
comme législateur, elle voulait le suivre à toute force,
disait que rien ne pouvait l'en empêcher. Elle était
bien fière alors et nous recevait avec plus de grandeur
qu' auparavant.
L'affaire de Derrien lui fit prendre aussi un air
de fierté envers nous.
CAMILLE BASSET
Ouéhihé *
Ouéhihé, né à ... en 1781, Élevé dans la maison
paternelle, n'y ayant appris qu'à lire et à écrire
et un peu d'allemand, à cause du siège. Son père,
qui était lieutenant général de police, fut guillotiné
ce jour-là ; le petit, qui avait douze ans, alla lui
porter à manger comme à l'ordinaire, lorsque le.
geôlier lui dit avec un air riant : « Cours après ton
père si tu peux, il est peut-être bien loin d'ici. »
Là-dessus, le petit tomba à la renverse, évanoui.
Le père, avant de mourir, écrivit une courte
ANNEXES 367
exhortation pour chacun de ses fils, en priant sa
femme de la coller à une Imitation, pour chacun
d'eux. Cette voix d'un père mourant a fait une
très profonde impression sur eux, et pourrait
bien faire qu'ils revinssent à la religion au moment
de la mort. Ouéhihé me disait encore l'autre jour
qu'il n'était pas sûr de lui sur ce chapitre. Leurs
père et mère, qui avaient très peu de religion,
y sont revenus à leurs yeux au moment de la mort.
Ouéhihé ne croit pas, ne suit aucun des préceptes
de la religion ; s'il y revient, ce sera par la considé-
ration qu'elle ne peut pas faire de mal, et que c'est
toujours une consolation quand on est bien malade
de débarrasser son âme d'incertitude.
Il vint à Paris en l'an VII, après avoir étudié
déjà un peu les mathématiques à Lyon ; il se mit
avec son frère chez Garnier. Ils y restèrent deux
ans, et au bout de ces deux ans n'osèrent pas se
faire examiner à Paris et allèrent à Rouen. Ils
furent reçus. Là, Ouéhihé s'est montré constam-
ment peu fort en raisonnement, ne s'est distingué
dans aucune partie, point enthousiaste de la science.
S'est lié la deuxième année avec un élève dont
l'esprit était remarquablement bouché, qu'il a
pris pour un génie jusqu'à ce qu'on lui ait montré
le contraire. Ouéhihé a plus d'admiration, à pro-
portion, pour un petit esprit que pour un grand.
Il suppose qu'un homme qui écrit ne peut pas être
sans esprit, et lui en suppose plus qu'à lui-même.
368 JOURNAL DE STENDHAL
Si on parle de Vigée, il dira que c'est un homme
d'un grand esprit et le vantera beaucoup ; si on
parle devant lui de Corneille avec enthousiasme,
il ne trouve pour le louer que les mêmes expres-
sions dont il se servait pour Vigée. Ce n'est pas
qu'il aime ou admire leurs ou\Tages, c'est par
conscience d'impuissance, de manière que, ne
s'étant jamais comparé à une tragédie et se com-
parant à un petit conte de Vigée, il ne sent bien la
supériorité que de Vigée ; pour Corneille, il le vante
parce que son voisin le vante.
Sans sa naissance et ses dix mille livres de rente,
il n'oserait pas se comparer à Lemazurier, qu'il
méprise dans les rapports de naissance et d'ar-
gent ; mais il sent dans lui-même que quand même
il aurait une idée bête comme Lemazurier, il ne
saurait pas même l'exprimer comme lui. Du reste,
s'il était dans la position de celui-ci et qu'il y fût
poussé, il tiendrait la même conduite.
Ne concevant nullement dans les autres les actes
de courage qu'il ne se sent pas la force de faire.
— Disant à Valey : « Pas clair ! » — Dispute sur
le devoir d'un subordonné à l'égard d'un chef
qui ne ferait pas le sien, où il prétendit que le
premier devait se taire s'il n'était pas compromis :
disant :
« Tu seras envoyé dans les plus mauvais endroits
et tu ne feras jamais rien.
— J'en courrais des dangers.
ANNEXES 369
— Pas clair ! »
Ayant exactement là-dessus le caractère du
Philinte de d'Eglantine.
Le peu de force qu'il se sent et le peu d'instruc-
tion qu'il se voit font qu'il ne s'écarte jamais de
l'avis du plus grand nombre, qu'il s'y soumet
en toutes choses, et qu'il soutient qu'on doit s'y
soumettre. Il est tellement parvenu à se convaincre
de cette maxime que le mot qui lui est le plus fami-
lier en parlant à quelqu'un est celui d'exagéré.
Anciennement, il écoutait encore une idée neuve
et cherchait à raisonner, mais maintenant il croit
avoir dans la tête des principes arrêtés de morale
et de politique, ne veut plus y toucher, et se met
à rire et à dire : exagéré, pour toute réponse.
Idée fausse du mot grand homme. Appelant
César un grand homme, quoiqu'il convienne encore
que César était un criminel dans son pays. Conve-
nant des crimes longtemps réfléchis de Milan,
mais s'écriant : exagéré, dès qu'on veut le comparer
à Néron.
Quand Yictorin fut arrêté, disant une heure
après qu'il ne doutait pas qu'il fût coupable,
quoiqu'il n'en eût aucune preuve. Par suite de
cette faiblesse d'âme, qui est le trait marquant
de son caractère, il ne concevait pas qu'on pût
vouloir faire périr un homme innocent, disant
que la police * a vu quelque chose, qu'il faut bien
qu'il y ait quelque chose. Tout son embarras
JOURNAL UE STENDHAL. 24
370 JOURNAL DE STENDHAL
était de voir comment on dessillerait les yeux
à une populace exagérée en faveur de Victorin.
Son grand déchargement d'embarras, lors de l'ar-
restation de Batavo, ce qui lui semblait un moyen
de détromper le peuple. Fâché pourtant que l'Etat
perdît Victorin, cela encore par faiblesse, comme
perdant un appui.
Avec moins de force de caractère et de tête que
Philinte, c'est exactement lui.
Ami de Milan l'année dernière ; sur ce qu'il a vu
que tout le monde désapprouvait sa conduite, il
n'est plus son ami sans être son ennemi, serait
fâché qu'il décampât, à cause de la tranquillité
troublée. Imiterait Jafïier.
La vanité est la source de tous ses plaisirs et de
tous ses spleens.
N'ayant jamais senti, et ne devant pas proba-
blement sentir amore et virtù. Peu amant de la
science ; il eut dans le commencement de plu-
viôse an XIII un spleen de deux jours, parce
qu'il ne savait pas le latin ; et sa grande raison
était celle-ci : c'est qu'on ne dira jamais en société
qu'il est instruit, s'il ne sait pas le latin.
Si après ce spleen il s'en va au bal, et qu'il y soit
admiré, le spleen cesse. Disant qu'il aimerait
mieux avoir 30.000 livres de rente que d'être
Lagrange.
Il est petit, assez jolie figure, sans aucune expres-
sion de grandeur. Il danse très bien ; c'est la seule
ANNEXES 371
chose qui lui procure du plaisir et la seule qu'il
cherche à perfectionner. Dans le monde a de
l'usage, de la politesse, mais rien de marquant en
amabilité.
En total, est un homme sans grande passion,
force de tête très médiocre, n'ayant pour tout
mobile que la vanité.
Il est incapable de rédiger la moindre chose.
Il n'est jamais ni bien gai, ni bien triste, ordi-
nairement riant. Incapable d'aimer et de haïr
fortement, assez reconnaissant. Incapable de rien
de grand en fait de talent, ni d'âme.
Dans son grand spleen, se consolant de ne pas
savoir le latin ni autre chose en disant qu'à Lyon,
dans la société où il vivait, on n'était pas bien grec,
qu'il en saurait bien autant et plus que les autres.
La lecture de l'histoire lui plaît peu, en général
ne lisant pas. Il connaît tout au plus trente volumes
in-octavo.
Faits (ïOuéhihé.
Ce matin, M. Vincent, jeune homme de Lyon
jouissant de cent mille li\Tes de rente, est venu
voir Ouéhihé. Il parlait avec dédain de la for-
tune de celui-ci, qui aime assez, ordinairement,
à se trouver avec lui ; mais aujourd'hui ses plaisan-
teries sur son bien, en ma présence, lui ont fort
déplu. Il lui a fait un très mauvais accueil et ce soir,
372 JOURNAL DE STENDHAL
en me parlant de lui, il m'a dit à la suite de plu-
sieurs choses sur Vincent : « Il est très gai, et même
trop gai. »
Il a fait des billets de visite ; il a mis sur les uns
C. de B. et sur les autres tout uniment C. B., ce qui
fait croire qu'il n'est pas véritablement noble»
et cependant il dit qu'il l'est.
Ouéhihé fréquente avec grand plaisir Vincelles
et le mène volontiers au bal. Il a soin de faire
remarquer après que Vincelles est froid, ne danse
pas bien et a l'air bête, et alors il convient avec
tout le monde que Vincelles a une très belle figure.
Il est tout content de mener Vincelles parce que
celui-ci n'a pas plus d'esprit que lui et ne l'hu-
milie pas, et alors, malgré la supériorité de sa
figure, comme Vincelles danse mal, il n'est pas tant
remarqué qu'Ouéhihé. Nous voyons donc dans la
nature la médiocrité servant à l'avancement.
Il a vu ces jours-ci des demoiselles au bal, il dit
qu'il n'a jamais rien vu de si beau, il en est enchanté,
il pouvait être présenté chez elles le lendemain,
il ne l'a pas voulu, de peur de se laisser entraîner
à les épouser. Il fuit donc les émotions et cherche
à rester dans sa tranquillité. Il a dit que, quand
même elles seraient aussi riches que lui, il n'épou-
serait pas ces filles qui lui plaisent si fort, parce
ANNEXES 373
qu'elles étaient trop jolies, qu'il avait peur d'être
cocu.
Il ne conçoit pas qu'il puisse épouser une demoi-
selle moins riche que lui. « Ces demoiselles sont
très jolies, je suis sûr que tu n'as jamais rien vu
de si joli, elles sont nobles, elles auront cinq ou
six mille livres de rente, mais ce qui m'empêcherait
encore de les épouser, c'est qu'elles ne sont pas
aussi riches que moi. »
En parlant de la beauté de ces demoiselles,
il ne m'a jamais parlé que de regorger de santé,
que de graisse, que de fraîcheur. J'ai attendu
pendant trois jours un mot sur l'expression de la
figure, mais, hélas ! le tout en vain, mon homme !
De manière qu'il est très possible que ces personnes
si jolies soient de grands corps bien faits, à figure de
cire, sans expression.
Récapitulation.
Homme faible, vaniteux jusqu'à être capable
de tout sacrifier aux jouissances de vanité, suscep-
tible d'être mené par sa faiblesse à toutes les
petites choses, mais à aucune grande ; extrêmement
médiocre en tout.
^ oilà le caractère le plus commun dans le monde.
Nous le nommerons Philinte.
Journal de Stendhal. 24.
374 JOURNAL DE STENDHAL
Ouéhihé *
Tencin ayant mis en gage (le 26 germinal XIII)
sa montre, son pardessus et sa lunette pour environ
5 louis qu'il perdit tout de suite, avait le plus
extrême besoin de ravoir ses effets pour n'être pas
peut-être enfermé par son père. Il vint trouver
Ouéhihé qui les lui prêta.
Ce matin, 27, Ouéhihé dans son lit disait à
M. Guillet, son cousin (c'est un grand sot) : « Il est
très malheureux d'être lié avec ces gens-là parce
que... hé ! hé !... dans ces circonstances-là, ils
manquent quelquefois de délicatesse... oui... ils
e» manquent. II faut se sacrifier pour eux, leur
donner de l'argent. »
Nota que Tencin est un de ses meilleurs amis.
Toujours de plus en plus le Philinte de d'Eglantine.
Ouéhihé (suite) *
... oubliant très vite. N'ayant pas de femmes
par crainte du danger, par paresse et par peu de
besoins.
Sort futur :
Quittera le Corps * dans deux ans avec le titre
d'ingénieur. Fera un mariage de convenance
ANNEXES 3/0
à Lyon : il ne veut pas épouser une femme dont il
soit amoureux, parce qu'il a ouï dire que les grandes
passions s'usaient et qu'on ne se haïssait jamais
lorsqu'on ne s'était pas aimé. Traînera avec sa
femme dans la société de Lyon, sera tout le jour
dans le monde. Enfin, lorsqu'il ne pourra plus
danser, se concentrera dans toutes les petitesses.
S'il a des enfants, les mettra dans un pensionnat,
où il leur donnera force maîtres.
Sera à cinquante ans une grande bête. Dans
son état actuel, ayant 10.000 li\Tes de rente, ne
désire rien. Il estime beaucoup la noblesse, se don-
nant pour l'être un peu, ne cachant pas le désir
qu'il aurait de l'être davantage.
N'ayant pour morale publique que le désir que
les ennemis de la France soient vaincus, pour
morale particulière que des restes de celle de la
religion joints à celle qu'on professe dans la société.
Tencin en jouant est toujours sur le qui-vive,
par peur d'être friponne. Jouant avec Basset,
celui-ci répondit à sa défiance : « Tu crois que
je veux te prendre ton sou », avec les lè\Tes pin-
cées et faisant sentir qu'il avait dix mille li\Tes de
rente. L'année dernière, avant d'hériter, il aurait
fait voir l'impossibilité de la chose.
376 JOURNAL DE STENDHAL
VI
ALPHONSE PERIER
English *
Agé de vingt-deux ans. Attaché à la Banque,
son état, parce qu'il sent toute l'importance de
l'argent. Ayant l'ordre, l'assiduité. Dépensant tout
ce qu'il croit dans les convenances de sa fortune,
et cependant dépensant peu (environ 3.000 francs).
Aimant par-dessus tout la considération, et pour
cela serviable. Aimant l'ordre (exécution des lois
qui maintiennent la société). Il est timide (très
attaché à l'ordre par timidité).
Il est amoureux depuis près de deux ans. Va tous
les jours chez A. ; ne l'a pas encore épousée, à ce
qu'il nous semble, par timidité, tremblant de se
lier pour toujours à une femme dont il ne connaît
pas encore assez bien le caractère. Manquant de
cette qualité de l'esprit qu'on nomme finesse, ayant
même un peu de lourdeur.
* Il dit : « J'ai acheté un cheval qui me coûte
vingt louis, et j'ai vendu mon petit borgne, parce
qu'on pourrait dire : — M. P., qui est très riche...
un cheval borgne... Cela ne serait pas décent. »
Cela, en riant.
ANNEXES 377
VII
DEUX INCONNUS
Goodman f29 old) *
G., élevé au collège de Grenoble. Ensuite musi-
cant et étudiant en mathématiques. Admis à
l'Ecole polytechnique, où il s'appliquait surtout
à la physique et à la chimie. Allait voir les filles,
se faisait conter leur histoire, et, quand elles lui
semblaient malheureuses, leur donnait de l'argent.
Il était entré à l'Ecole polytechnique pour s'in-
struire et un peu pour se sauver de la conscription;
en sortit pour revenir à Grenoble mener à peu près
le même genre de vie.
Aujourd'hui (prairial XIII), il n'a plus depuis
longtemps ni père ni mère, il n'a qu'un oncle dont
il est l'unique héritier et qui est à son aise. Il a
trois mille livres de rente, et il se fait 6.000 francs
par an par son travail au cadastre. De temps en
temps, il va lever le plan d'une commune. Quand
il est à Grenoble, il travaille ... heures par jour.
Ses plaisirs sont : le billard, la promenade, et,
de temps en temps, les filles. En général, sauvage
et n'ayant guère de société que celle de ses cama-
rades, mais sans intimité absolue. Probablement
obligeant avec le plus grand plaisir.
378 JOURNAL DE STENDHAL
Le trait principal de son caractère est la bonho-
mie.
Inchinevole *
Inchinevole est né à Gisors, sept villes ne se dis-
putent point l'honneur de sa naissance. Je ne con-
nais de lui que quelques traits. Il peut avoir de
28 à 30 ans. Je le connus au parterre en l'an XI.
Il a fait dans les journaux des vers et des articles
à la louange de M^^^ Duchesnois. Ça le mena à la
connaître. Depuis, il en a reçu des billets gratis,
constamment ; il gagnait ses billets en articlant,
applaudissant et étant toujours à la demander
après la représentation. Chez M^^^ Duchesnois
il nous regardait tous (Crozet, Basset, Naudet)
avec mépris dans les commencements, parce que,
comme il faisait des vers à M^^^ Duchesnois, nous
le regardions comme un grand soutien de M^^^ Du-
chesnois, et par conséquent comme ayant sur elle
plus de crédit que tous nous autres. Mais un jour
(nivôse an XII), à la troisième répétition de Poly-
xène (tragédie en trois actes, d'Aignan), Tencin,
Ouéhihé et moi nous nous battîmes pour faire
nommer l'auteur. Nous fûmes attaqués par ceux
du parti contraire, que l'insolence d' Inchinevole
avait révoltés ; il disait, comme on criait Silence :
« Ah ! je voudrais bien voir qu'on m'empêchât
annexe:: 379
de parler ! M. Ouéhihé, laissez-moi passer de leur
côté, et le premier qui criera Silence aura affaire
à moi. )) Ce mot nous fit regarder, et un moment
après, ' ayant recommencé à demander l'auteur,
nous fûmes assaillis, Tencin et Ouéhihé furent
roulés sous les bancs, Crozet en avait quatre sur
lui, et Inchinevole se retira dans un coin, loin de
la mêlée, et regardait. Elle dura deux minutes.
Nous sortîmes sur-le-champ, et Inchinevole se
mit à déclamer contre les assaillants. Il ne resta
qu'un instant avec nous dans la loge de Duches-
nois, il s'échappa de peur de reproche probable-
ment. Aucun de nous n'osa parler de lui à ^P^^ Du-
chesnois.
Depuis ce jour-là nous le regardâmes avec mépris,
et lui a commencé à nous faire un très grand
accueil. Il nous en a fait un plus gi-and surtout
depuis le jour où, ayant déjeuné ensemble chez
le Lovelace de Montmartre, je lui dis, étant ivre,
que j'avais cinq châteaux aux environs de Gre-
noble, que quand il viendrait dans ce pays, je le
priais de venir loger chez moi, qu'il n'avait qu'à
me demander, que j'étais connu.
Il est parvenu par le moyen de M^^^ Duchesnois
à faire connaissance intime avec M. Ricci, dentiste,
qui le considère « comme un de ces jeunes gens
à grands talents à qui il ne manque que de la fortune
pour faire leur chemin ». Et M™^ Ricci a trouvé
un moyen honnête de le soulager en l'invitant
380 JOURNAL DE STENDHAL
souvent à dîner (deux fois par semaine). Il fait
des vers à M^^^ Ricci, Quand il est au parterre et
que M. Ricci est au parquet, il cherche ses regards
avec un air de bassesse remarquable.
Il se vante de s'être battu pour M^^^ Duchesnois.
J'ignore si cela est vrai. Je l'ai vu deux fois cher-
cher des disputes au parterre, elles n'ont pas eu
de suite, attendu que les antagonistes lui riaient
au nez. Il se refuse toujours à parler politique.
Récapitulation.
Mauvais petit versificatereau, pédant, ton litté-
raire dans la conversation, lâche, bas, vaniteux.
Je tiens de Duchesnois qu'il n'a rien ; comme il
passe sa vie au café et au spectacle, j'ignore quels
autres moyens bas il peut employer pour vi\Te.
Il dit souvent : « J'ai une chanson de commande
pour aujourd'hui », cela quand il ne dit pas : « enfant
de commande ».
VIII
MORT DE BERNARD
Bernard, ce grand jeune homme blond que j'ai
vu à Grenoble chez M. Chabert, et que Gros disait
ANNEXES 381
être son cousin, s'est brûlé la cervelle à Brest dans
l'hiver de l'an XIII. Il paraît que la cause occa-
sionnelle de cette résolution rare est le chagrin de
n'avoir pas été nommé enseigne comme il l'espé-
rait, et comme il le méritait. Il était entré dans la
marine en l'an IX, il paraissait avoir un grand
caractère, beaucoup de facilité et de paresse. Il était
très doux.
Il a mis ordre à toutes ses affaires et déposé
son testament chez un notaire. On a trouvé près
de lui les écrits suivants :
Lettre trouvée sur la table de l'observatoire où
il s'est tué :
« Je me suis moi-même donné la mort, ce ne sont
ni le désespoir ni les remords, qui m'ont déterminé
à cette action. Ma vie fut toujours sans reproche,
le travail fut mon unique passion, l'astronomie
mon seul plaisir ; je meurs pour n'avoir pas la
douleur de voir le travail opprimé, et l'intrigue
triomphante. Jeunes gens qui vous destinez à la
marine, laissez la bonne conduite et l'amour de
l'étude. Mon exemple fait voir où ces qualités
conduisent. Livrez-vous à l'intrigue seule... »
NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS
DU TOME PREMIER
1801
LOMBARDIE.
Ce fragment se trouve, en autographe, dans le ms.
R 302 (dossier n° 2) de la bibliothèque municipale de
Grenoble. Il forme un cahier de 12 feuillets, sans cou-
verture, cousu au gros fil, mesurant 250 sur 190 milli-
mètres.
Publié en partie par C. Stryienski, Journal de Sten-
dhal, p. 1 à 12 ; intégralement par Paul Arbelet, Journal
d'Italie, p. 3 à 38.
Page 1. ... ce projet, déjà commencé à Paris. ■ — Ce
début du Journal n'a pas été retrouvé. Peut-être
même a-t-il été détruit par Stendhal, car la manière
dont celui-ci inaugure ici son Journal semble bien
indiquer le commencement d'xme œuvre nouvelle.
Page 1. ... le lieutenant général Michaud... — Le général
Michaud commandait la 3^ division des troupes de
la Cisalpine. Beyle était son aide-de-camp depuis le
ier février 1801. (Sur le général Michaud, voir A. Chu-
quet, Stendhal- Beyle, 2^ éd., p. 75, et Journal d' Italie,.
publ. par Paul Arbelet, p. 3, n. 3.)
Rappelons que Henri Beyle avait obtenu le 1^^ ven-
démiaire an IX (23 septembre 1800) un brevet
■384 JOURNAL DE STENDHAL
provisoire de sous-lieutenant ; il avait été attaché
à l'état-major, à Milan, le 25 vendémiaire (17 octo-
bre), puis, le 1^1" brumaire (23 octobre) il avait
été nommé au 6® régiment de dragons.
Page 1. ... à la solde du nouveau grand-duc ; ... — L'in-
fant Charles-Louis de Parme, grand-duc de Toscane.
Page 2, Le ministre Petiet... — Claude Petiet, ministre
extraordinaire du gouvernement français dans la
Cisalpine, auquel Beyle avait été recommandé
par les Daru. (Sur les Petiet, voir A. Chuquet, op.
cit., p. 48-49.) ^
Page 2. Gihory... - — Sur Gibory, voir Feuilles d'His-
toire du XVII^ au XX^ siècle, l^r mai 1913.
Page 2. ... foro Bonaparte. — Vaste esplanade, qui
porte encore ce nom, construite sur l'emplacement
des fortifications modernes de l'ancien château des
Sforza. (Voir P. Arbelet, p. 3, n. 4.)
Page 2. Martial... — II s'agit de Martial Daru, fds
de Noël et frère de Pierre, alors âgé de 27 ans et
sous-inspecteur aux revues. II fut le guide des pre-
miers pas dans le monde d'Henri Beyle, qui plus
loin dans le Journal le désigne souvent sous le nom
de Pacé. — V. renseignements biographiques dans
A. Chuquet, Stendhal- Beyle, p. 40, n. 1, et une
excellente notice dans Paul Arbelet, Jeunesse de
Stendhal, t. II, p. 32-36.
Page 2. ... par ordre de Félix,... — • Inspecteur aux
revues. Plus tard baron et maître des requêtes au
Conseil d'Etat.
Page 2. ... Marignier,... — Augustin-André Marignier de
La Creuzardière, alors sous-inspecteur aux revues.
(Voir la notice de A. Chuquet, op. cit., p. 50.)
Page 3. Uadjudant commandant Mathys,... ■ — ■ Henri-
Maximilien Mathys avait été nommé adjudant
général par Masséna le 28 février 1799. Il était chef
d'état-major du général Michaud. (Voir la longue
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 385
notice de A. Chuquet dans Feuilles d'histoire. 1^^ mai
1913, p. 462-463.)
Page 3. ... Selmours ; ... ■ — «C'était une pièce «mixte en
cinq actes et en prose » dont j'ai trouvé à la biblio-
thèque de Grenoble plusieurs plans successifs, et
les trois premiers actes à peu près complets. Beyle
l'intitula Selmours, ou V homme qui les veut tous
contenter. Le héros est anglais et le sujet emprunté.
Après avoir transformé en drame la comédie, et
hésité entre la prose et les vers, Beyle décida de
«laisser là » cette ébauche. On ne saurait le regretter. »
(Arbelet, p. 6. n. 1.)
Page 3. ... les Quiproquos... — «Projet de pièce, men-
tionné dans un « inventaire de mon portefeuille »
fait par Beyle en 1804 (biblioth. de Grenoble, R 5.896,
t. XXVIII). « Mauvais plan, écrit-il, dont on peut
faire quelque chose ». Nous en avons retrouvé huit
pages ; cela devait être une comédie en cinq actes
et en prose ; Beyle y travaillait le 16 ventôse an IX,
— deux mois auparavant, — à Reggio. » (Arbelet,
p. 6, n. 2.)
Page 4. ... à demi-heure. — Stendhal se débarrassa
très tard de cette locution dauphinoise, encore em-
ployée de nos jours dans la conversation.
Page 4. ... le citoyen Foy,... — Il s'agit de celui qui
fut le fameux général Foy (Maximilien-Sébastien),
député libéral sous la Restauration (1775-1825). II
était alors âgé de vingt-six-ans. (V. Arbelet, p. 8,
n. 2.) — M. Arbelet lit : le commandant Foy. Le
manuscrit porte : le c° Foy, que je lis citoyen.
Page 5. ...Mémoires secrets ...la Description du Palais-
Royal et la Cabane mystérieuse,... — Il s'agit sans
doute des Mémoires secrets pour sentir à Vhistoire de la
République des Lettres depuis 1762 jusqu'à nos jours...
Londres, 1777-1789, 36 vol. in-12. Le tome 21 a
trait à l'année 1782. Les Mémoires secrets de la Répu-
JOVBNAL DE STENDHAL. 25
386 JOURNAL DE STENDHAL
blique des Lettres par le marquis d'Argens ne com-
portent que 14 vol. dans leur édition la plus étendue.
Aucun ouvrage ne porte pour titre : Description
du Palais- Royal. Beyle fait peut-être allusion aux
Entretiens du Palais-Royal, tableau de mœurs attri-
bué à Mercier et paru en 1786, ou au Tableau du
noui^eau Palais-Royal attribué à Mayeur de Saint-
Paul, 1788, 2 vol. in-12. — L'auteur de la Cabane
mystérieuse, roman publié en 1799, est Victor-
Donatien de Musset-Pathay, père d'Alfred de Musset.
Page 5. ... l'abbé Coyer. — « Voyage d' Italie, par M. l'abbé
Coyer, des Académies de Nancy, de Rome et de
Londres (2 vol., Paris, 1776). Ce sont des lettres,
adressées à une « respectable Aspasie ». (Arbelet,
p. 9, n. 2.)
Page 5. ... Mallet du Pan. — Le Mercure britannique
ou Notices historiques et critiques sur les affaires du
temps, journal de critiques contre le Directoire
rédigé par Mallet du Pan, parut en 36 numéros à
Londres, du 10 octobre 1798 au 25 mars 1800.
Page 5. ... Z'Avventuriere notturno... — « De Federici
(1749-1802) ; son théâtre complet va paraître l'année
suivante à Turin en dix volumes. » (Arbelet, p. 9,
n. 3.)
Page 5. ... r adjudant-commandant Delord,... — Il y
a eu trois Delord sous l'Empire, devenus tous trois
généraux et barons : Jacques-Antoine-Adrien, né
en 1773 ; Marie- Joseph-Raymond, né en 1769, et
Jean-François, né en 1766. Aucun de ces officiers
n'appartient à la même famille. Beyle fait probable-
ment allusion à l'vm des deux derniers, qui avaient
en 1801 le grade d'adjudant-commandant.
Page 6. ... du général Charpentier... — Henri-Fran-
çois-Marie Charpentier, né en 1769, fut nommé
général de division et chef d'état-major de l'armée
d'Italie en 1801.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 387
Page 6. ... cent commandants de place corses,... —
M. Arbelet dit (p. 10, n. 2) du général Franceschi :
« Lui-même était Corse, né à Bastia en 1766. Général
de brigade depuis 1799. Courier disait de lui : « C'est
un ci-devant procureur de Bastia et né pour toujours
l'être ; à dire vrai, il le reste toujours, et n'a guère
changé que d'habit. » En 1797, il avait pour maî-
tresse une des plus jolies danseuses de la Scala
(Chuquet, Journal de voyage du général Desaix, 89,
note). »
Page 6. ... Farine et Picoteau... — Farine, « officier de
cavalerie, chevalier, puis, en 1812, baron, et colonel
du 4® dragons.» (Arbelet, p. 10, n. 3.) — Picoteau,
colonel d'artillerie, chevalier de l'Empire en 1810.
Page 7. ... la Preventione paternella. — «Barbare mélange
d'italien et de français : la prévention paternelle,
ou la prevenzione paterna. » (Arbelet, p. 12, n. 1.)
Page 8. Le général Bourdois... — « Edme-Martin Bour-
dois, né en 1750, général de brigade depuis le 24 mes-
sidor an V. » (Arbelet, p. 12, n. 2.)
Page 8. ... du général M oncey... — « Moncey succéda à
Brune comme général en chef de l'armée d'Italie. »
(Arbelet, p. 12, n. 3.)
Page 8. ... Epicharide e Nerone,... • — « Sans doute tra-
duction à' Epicharis et Néron, tragédie de Legouvé,
1794. ,) (Arbelet, p. 12, n. 4.)
Page 9. ... 11 podestà di Chioggia,... • — « La première
représentation, à la Scala, avait eu lieu le 9 mai,
avec un grand succès. » (Arbelet, p. 13, n. 1.)
Page 9. ... jeune [homme]... — Je suis la lecture de
Stryienski et de M. Arbelet, le mot ayant été laissé
en blanc par Stendhal.
Page 9. ... soixante ou soixante-dix sequins. — Environ
675 ou 785 francs.
Page 9. ... delîe Donne Cambiale,... — a La donna Cam-
388 JOURNAL DE STENDFIAL
biata, opéra de Paër, représenté à Vienne en 1800. »
(Arbelet, p. 13, n. 3.)
Page 9. ... del Ciabattino,... — « Plusieurs opéras de
ce nom, l'un de Portogallo, l'autre de Fioravanti. »
(Arbelet, p. 13, n. 4.)
Page 9. L'inspecteur Félix... — «Dix ans plus tard,
baron, officier de la Légion d'honneur, inspecteur
aux revues dans la Garde, puis maître des requêtes.»
(Arbelet, p. 14, n. 1.)
Page 9. Mesdames Petiet et Dumorey . . . — « Madame Pe-
tiet était la femme du ministre de France. Quant à
madame Dumorey, c'était sans doute la femme de
Thomas Dumorey, encore à Milan, en 1814, comme
directeur des vivres au Ministère de la guerre.» (Ar-
belet, p. 14, n. 2.)
Page 9. ... Mazeau,... ■ — « Mazeau de la Tannière avait
alors vingt-six ans ; comme Beyle, il avait été dragon,
et, comme lui, devint officier d'administration. Il
était commissaire des guerres depuis 1799. « Il avait
l'âme sèche et peu accessible à l'enthousiasme, écrit
M. Chuquet {Stendhal- Beyle, 50) ; c'était un bon
vivant au gros nez et au visage plein... » (Arbelet,
p. 14, n. 3.)
Page 9. Sommaripa,... - — • « VoirCusani. Storia di Milano,
IV, 366. C'était, affirme M. G. Galîavresi, un grand
fripon. Avocat de province, il avait joué à Milan
un rôle important au temps de la première république
cisalpine. Bonaparte venait de l'appeler à faire
partie de la Commission de gouvernement. Il y volait
avec impudence. » (Arbelet, p. 14, n. 4.)
Page 10. ... Madame Monti... — « Parmi les « douze ou
quinze » plus belles femmes de Milan, Beyle a cité,
dans sa Vie de Napoléon (138), « madame Monti,
romaine, femme du plus grand poète de l'Italie
moderne ».
Teresa Pickler était en effet romaine ; elle avait
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME 1 389-
épousé Monti en 1791 ; elle était belle et passait pour
légère.» (Arbelet, p. 15, n. 1.)
Page 10. ... madame Lavalette... — «Bonaparte avait
fait épouser à son fidèle Lavalette, avant l'expédition
d'Egypte, Emilie-Louise de Beauharnais, célèbre
pour avoir sauvé son mari en 1815 en prenant sa
place dans la prison. » (Arbelet, p. 15, n. 2.)
Page 10. ... Giegler... — « Libraire de Lausanne, fixé
à Milan depuis quelques années. » (Arbelet, p. 15^
n. 3.)
Page 10. ... l'abbé Arnoux Laffrey,... — « Ce n'était que
la réimpression de l'ouvrage de Mouffle d'Angerville,
la Vie privée de Louis XV (Londres, 1781, 4 vol.
in-12), que Maton de Varenne fit paraître fraudu-
leusement sous le nom d'Arnoux Lafîrey. » (Arbelet,
p. 15, n. 4.)
Page 10. ... /'Histoire des Russes par Lévesque. —
U Histoire de Russie avait paru en 6 volumes in-12,
en 1782-1783, à Yverdon.
Page 10. ... vingt-cinq g[rains]... — Le grain équivalait
à 5 centigrammes. Beyle avait donc absorbé 1 gr. 25
d'ipéca et 0 gr. 05 de tartre stibié, doses normales.
M. Arbelet a lu gouttes ; cette interprétation est
inacceptable.
Page 11. ... mon colonel Le Baron... — Jacques Le
Baron commandait le 6® dragons, le régiment
d'Henri Beyle. Né à Brest le 27 juin 1759, tué à
Hofî le 6 février 1807. (V. Arthur Chuquet, Stendhal-
Beyle, p. 71.)
Page 12. ... la traduction... de Zélinde et Lindor. —
Cette traduction existe dans les papiers de Stendhal
(Bibl. mun. de Grenoble, R 5.896, vol. XIV, fol. 142-
186). Beyle lui-même indique en note (fol. 186) :
« Cette traduction a été commencée le 7 et finie le
23 prairial an IX, à une heure du matin. Elle a été
JOURNAL DE STENDHAL. 25.
.■390 JOURNAL DE STENDHAL
faite très vite, elle doit être considérée comme écha-
faudage et non point comme ouvrage. — H. B. »
Page 13. ... le Médecin conciliateur :... — « Comédie en
quatre actes, qui venait d'être arrangée pour la scène
française par Weiss, Fangres et Patrat. « (Arbelet,
p. 18, n. 2.)
Page 13. ... Siroe et Catone in Utica,... — « Œuvres de
jeunesse ; Catone in Uticaiut écrit en 1727. » (Arbelet,
p. 18, n. 3.)
Page 14. Il l'a remise en quatre actes... — « Beyle fait ici
diverses confusions. Ce n'est pas le 4, mais le 16 flo-
réal, que la troupe de l'Odéon (brûlé en 1798) fit
ses débuts au théâtre Louvois, sous la direction de
Picard. C'est seulement le 23 qu'on y donna, non
la Voisine, mais les Voisins, comédie non en cinq
actes, mais en un, qui datait de 1799. Beyle a voulu
parler de la Petite Ville, jouée, non le 4, mais le 24,
et réduite en effet d'un acte. » (Arbelet, p. 20, n. 1.)
Page 14. ... Histoire de la Révolution... par Toulon-
geon,... — Deux volumes seulement avaient alors
paru des 7 volumes de VHistoire de France depuis
la Révolution de 1789, par Toulongeon.
Page 15. Je ne Vai pas lu. — «Mais il venait de lire la
dure et injuste critique parue dans la Décade du 10 flo-
réal. » (Arbelet, p. 20, n. 3.)
Page 15. ... Persée, tragédie de Mazoyer. — Stendhal
parle plusieurs fois, dans la Vie de Henri Brulard
(t. II, p. 129, 132, 133, 138), de Mazoyer, qui était
son collègue au ministère de la Guerre. (V. sa notice
biographique dans Chuquet, op. cit., p. 43, n. 1.)
Page 15. Le général Brunet... — « Général de brigade ;
va faire partie de l'expédition de Saint-Domingue
(1765-1824). » (Arbelet, p. 20, n. 5.)
Page 15. ... Songe de Mercier, — Aucune pièce de Mer-
cier ne porte ce titre.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME 1 391
Page 15. ... un nommé Salvadori,... — « Peut-être
Antonio Maria Salvadori, qui se trouvait, en l'an
VII, parmi les réfugiés italiens de Grenoble. (Cf.
Manacorda, / rifugiati italiani in Francia..., 145.)»
(Arbelet, p. 21, n. 3.)
Page 16. ... Pierre Hulin,... — «Pierre-Augustin Hulin
(1758-1841), alors général de brigade, bien connu
pour avoir présidé le conseil de guerre du duc d'En-
ghien, et commandé Paris au moment de la conspi-
ration de Malet, en 1812. » (Arbelet, p. 22, n. 1.)
Page 16. ... qui commandait la réserve à Milan... —
Le général Michaud commanda en effet, à cette épo-
que, la réserve de l'armée d'Italie.
Page 17, ... divisée en onze départements... — La loi
du 23 floréal an IX (13 mai 1801) avait divisé la
République cisalpine en douze départements. Voir :
Pingaud, Bonaparte président de la République ita-
lienne. Paris, 1914, p. 213 et smv.
Page 19. ... des Discours de Dalbon,... — Discours
politiques, historiques et critiques sur quelques gou-
vernements de V Europe par Cl. Cam. Fr. d'Albon.
(Amsterdam, 1779, 3 vol. in-8o.) Cet ouvrage a eu
plusieurs autres éditions.
Page 19. ... casa Avogadro,... — « Au sud-est de la ville,
non loin du centre. Le Palazzo Avogadro était célèbre
auprès des voyageurs pour sa riche collection de
tableaux : trois ou quatre Titiens, un Véronèse, un
Rubens, plusieurs Guides, etc. » (Arbelet, p. 24,
n. 1.)
Page 19. ... casa Conter. — Aujourd'hui palais Bruni-
Conter, 39, via Trieste. C'est une grande bâtisse d'un
rococo excessif. (Renseignement de M. Paul Arbe-
let.)
Page 19. ... V adjudant- commandant C a cault. — «Jean-
Baptiste Cacault (1766-1813), adjudant-général, chef
de bataillon depuis 1794. Sans doute à cause des.
1392 JOURNAL DE STENDHAL
événements mentionnés par Beyle, son avancement
fut retardé. Il ne sera général de brigade qu'après
Wagram. II mourut de ses blessures, dans la campagne
de Saxe, baron et général de division. » (Arbelet,
p. 24, n. 2.)
Page 20. ... Carlo Gozzi, vénitien,... — « Carlo Gozzi
(1722-1806) ; une première édition de ses œuvres
avait été donnée en 1772-1774. » (Arbelet, p. 25,
n. 2.)
Page 21. ... vénitien,... — - Variante : Gascon.
Page 22. ... Albergati... ■ — « Le marquis F. Albergati
Capacelli (1728-1804) a écrit des nouvelles, des farces,
des comédies (Œuvres, 6 vol. in-8°, Bologne, 1784). »
(Arbelet, p. 27, n. 3.)
Page 22. ... Ariodant ;... — «C'était un épisode de
l'Arioste, mis en musique par Mayer (Cf. Vie de
Rossini, I, 25-27). » (Arbelet, p. 28, n. 1.)
Page 22. ... une belle tragédie sur ce sujet. ■ — « Je trouve
en effet, dans 1' « inventaire de son portefeuille »,
sans doute de l'an XII, un « Ariodant, tragédie en
cinq actes et en vers ». » (Arbelet, p. 28, n. 2.)
Page 23. ... Selmours,... Quiproquo... — Sur Selmours,
voir Arbelet : La Jeunesse de Stendhal, t. I, p. 268-
271 ; — sur les Quiproquos, id., II, 169.
Page 24. ... Sala... Desenzano ;... — « Salô et Desenzano,
à l'est de Brescia, sur le lac de Garde. De Brescia
à Salô, près de quarante kilomètres ; de Desenzano
à Brescia, moins de trente kilomètres. » (Arbelet,
p. 30, n. 1.)
'Page 24. ... sous-lieutenant au 6® régiment. — Voir dans
Paul Arbelet, La Jeunesse de Stendhal, au tome II,
le livre II (p. 133-188) : La carrière militaire d'Henri
Beyle.
Page 24. ... Crémone. — « Devenue depuis le 20 juin —
2 messidor — le quartier général de l'armée d'Italie,
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 393
commandée par le général Moncey. » (Arbelet, p. 30,
n. 5.)
Page 25. ... Madame A[resi]. — « Il s'agit d'une des
beautés milanaises les plus justement célèbres alors.
Née en 1778, Antonia- Barbara- Giulia-Faustina- An-
giola-Lucia Fagn...i avait épousé en 1798 le comte
A... (M. Félix Bouvier, dans son livre de Bonaparte
en Italie, la cite donc faussement, sur la foi de Sten-
dhal, parmi les femmes qui, en 1796, enchantèrent
l'armée d'Italie.) Percheron ne fut qu'un premier
épisode dans la vie si pleine et si changeante de la
comtesse A. ; elle n'avait encore que vingt-trois ans ;
elle l'oublia sans doute très vite, comme elle avait
coutume d'oublier tant d'autres qui lui succédèrent,
au hasard des régiments qui passaient. Le romancier
milanais Rovani a fait d'elle l'une des héroïnes de
son roman à clé, Cento Anni : « Un amant entre ses
mains, écrit-il, n'était ni plus ni moins qu'un chapon
sur la table d'un gourmand. Il n'en restait bientôt
plus que les os, et son appétit insatiable demandait
bientôt un nouveau plat. »
Le portrait de la comtesse A. existe encore. C'est
une beauté charnue, sanguine et plantureuse, telle
qu'on aimait alors les femmes à Milan. Elle faisait
l'admiration de cette armée de conquérants un peu
grossiers.
Madame A... supporta allègrement les émotions
d'une existence si active et si belliqueuse ; elle ne
mourut qu'en 1847, à soixante-neuf ans. » (Arbelet,
p. 31, n. 2.)
Page 25. Madame Marini servait de maquerelle à madame
Ar[esi],... — « Dans la Vie de Napoléon (139), Stendhal
a rappelé plus discrètement cette amitié : « Mes-
dames... Marini, femme d'un médecin; la comtesse
Are..., son amie, et qui appartenait à la plus haute
noblesse. » — Il écrira, en 1805, que « la blanchisseuse
de Bergame » lui fit oublier la figure « de madame
394 JOURNAL DE STENDHAL
Marini délia contrada délia Bagutta » (Journal de Sten-
dhal, du 25 avril 1805), et notera, dans son journal
du 31 août 1811, que « la Marini s'est fait dévote ».
(Arbelet, p. 32, n. 1.)
Page 26. ... Durrieu,... — « Antoine Simon, baron Dur-
rieu, né en 1775, vivait encore en 1850. Sa carrière
militaire fut belle et remplie. Il s'était déjà distingué
à la bataille des Pyramides (d'où son surnom de
Grand Egyptien, que lui donne quelque part Beyle),
à Marengo, sur le Mincio, Il était alors capitaine.
Il sera grièvement blessé à Waterloo, général de
division en 1829, puis député et pair de France
sous le gouvernement de Juillet. » (Arbelet, p. 33,
n. 1.)
Page 26. Adèle de Senange. — « Roman de madame de
Souza, 1768, 2 vol. in-12. Réédité en 1805. » (Arbelet,
p. 34, n. 2.)
Page 28. ... sous les ordres de Debelle. — Auguste- Jean-
Baptiste Debelle, né à Voreppe (Isère) le 13 septembre
1781, capitaine au 6® dragons depuis le 16 mars
1801, mis à la retraite avec la solde de colonel
en avril 1816.
Page 28. ...au commissaire général Greppi. — Giuseppe
Greppi représentait, avec Marescalchi, la République
cisalpine auprès du gouvernement français. V. Pin-
gaud, op. cit., p. 202,
Page 28. ... Brescia. — « Beyle, qui est à Brescia depuis
le 5 messidor, connaissait déjà la ville pour avoir
campé non loin d'elle en novembre 1800, et l'avoir
revue au passage en février 1801. Il la jugeait alors
avec une injuste sévérité : « Je ne te dis rien de
Brescia, écrit-il à Pauline [Corr., I, 14), c'est un ras-
semblement de maisons plus ou moins belles, comme
toutes les villes, et rien ne paraît plus froid que la
vue de ces pierres amoncelées. » Et il notait minu-
tieusement que Brescia comptait 321 couvents, et
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 395
qu'on y commettait chaque mois de soixante à quatre-
vingts assassinats. » (Arbelet. p. 36, n. 1.)
'Page 28. ... casa Calini alla Pace. — « Du nom de l'église
voisine, la Pace. » (Arbelet, p. 36, n. 2.)
Page 29. ... Pirro, opéra séria, e li Solitari di Scozia,...
■ — Pirro, opéra de Paesiello, représenté à Naples
en 1786.
Li Solitari di Scozia. opéra mi-seria, musique de
Vaccaj.
Page 29. Le général Miollis... — « Le futur commandant
de la 30^ division à Rome, où Beyle le retrouvera
en 1811. Il était brave et lettré. Il s'était distingué
dans la première campagne d'Italie, et au siège de
Gênes, sous Masséna. Desaix écrit de lui, en 1797 :
« Le général Miollis, âgé [il avait alors trente-huit
ans]... brave homme, honnête, doux, tournure et
mise originales et simples...» {Journ. de i'oy., 127.)»
(Arbelet, p. 37, n. 2.)
Page 30. ... Caio Mario,... — « Joué pour la première
fois à Rome, en 1779. » (Arbelet, p. 38, n. 1.)
Page 30. ... les Due Giornate,... — « Opéra héroï-comique-
de Mayer, joué pour la première fois, avec succès,
le 18 août. » (Arbelet, p. 38. n. 2.)
Page 30. ... la Mort de Cléopâtre. — Opéra de Xasolini,
représenté à Vicence en 1791.
Page 30. ... Il Demofoonte,... — Le livret de Métastase
eut une fortune extraordinaire : on en compte plus
de trente adaptations musicales. L'opéra de Tarchi
fut créé pour la foire de Crema en 1786.
Page 30. Joinville.... — Sur Joinville, voir A. Chuquet,
op. cit., p. 49-50. Il était l'amant d'Angela Pietra-
grua.
Page 30. ... madame Grua,... — Angela Pietragnia,
Page 30. ... la Gaforini,... — « Les Gaforini étaient
deux sœurs, toutes deux cantatrices célèbres, et
jolies femmes. » (Arbelet, p. 38, n. 7.)
396 JOURNAL DE STENDHAL
1801-1802
LOMBABDIE ET PiÉMONT.
Grenoble.
Paris.
Manuscrit autographe : Bibl. municipale de Grenoble,.
R 302 (dossier n^ 2). Cahier de 12 feuillets mesurant
252 X 195 mm. Les 4 derniers feuillets sont blancs.
Publié en partie par Stryienski, op. cit., p. 13 à 20 ;
intégralement jusqu'au 13 ventôse (4 mars) par Arbelet,
op. cit., p. 39 à 52.
Page 31. ... Bra,... — « Petite ville du Piémont, à cin-
quante kilomètres au sud de Turin. » (Arbelet, p. 39,
n. 1.)
Page 31. ... Chiari... — « Environ vingt-cinq kilomètres
de Brescia. » (Arbelet, p. 39, n. 2.)
Page 31. ... coucher dans... ■ — Le nom a été laissé en
blanc dans le manuscrit.
Page 31. ... Cassano ;... — « Au delà de Treviglio, sur
l'Adda. » (Arbelet, p. 39, n. 3.)
Page 32. ... /'Auberge de la Ville,... — « Existe encore
aujourd'hui, sur ce qui était alors la Corsia dei
Servi (auj. corso Vittorio Emanuele). » (Arbelet,
p. 40, n. 1.)
Page 32. II Mercato di Monfregoso...^^ — Opéra de
Zingarelli, représenté pour la première fois à Turin
en 1793.
Page 32. ... MM. Balahio et Besana frères... — « Maison
de banque très connue à Milan au début du xix^ siè-
cle. » (Arbelet, p. 40, n. 3.)
Page 33. ... feu d'artifice au foro. — « Toutes ces réjouis-
sances pour fêter le neuvième anniversaire de la
République. » (Arbelet, p. 41, n. 2.)
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 397
Page 34. ... U auberge del Falcone... — « Subsiste aujour-
d'hui encore, via del Falcone. au sud-ouest et non
loin de la place du Dôme. » (Arbelet, p. 42, n. 2.)
Page 34 — Voghera... — « Petite \'ille ancienne, à environ
soixante kilomètres de Milan, et dix-sept de Tor-
tone. » (Arbelet, p. 42, n. 3.)
Page 35. ... Tortone... — « Le manuscrit porte non
Tortone, mais Voghera. Ce lapsus se reproduit six
lignes plus loin. Les connaissances géographiques de
Beyie paraissent, dans tout ce passage, un peu incer-
taines : en sortant de Tortone ce n'est pas la Staffora
(qui passe à Voghera), qiie l'on traverse, mais la
Scrivia.
Page 36. ... 1.200 francs de Piémont... — «Environ
1.345 francs.)) (Arbelet, p. 44, n. 3.)
Page 36. ... du chef de la... — Le nom du commandant
de la demi-brigade stationnée à Alexandrie est en
blanc dans le manuscrit.
Page 37. Conclaux... ■ — Sous-lieutenant au 6® dragons
depuis le 23 octobre 1800. Stendhal le nomme Cau-
chain dans la Vie de Henri Brulard (t. II, p. 188).
Cf. A. Chuquet. Revue Critique du 26 avril 1913,
p. 322.
Page 38. ...le capitaine Frère... — Voir les renseigne-
ments donnés sur cet officier par M. Chuquet, op.
cit., p. 58, n. 2.
Page 38. ... Ludot. — Denis-Eloi Ludot, né en 1766,
soldat en 1784, colonel du 14^ dragons en 1811,
retraité maréchal de camp, baron de l'Empire.
Page 38. ... Fossano. — « Petite ville, sur la Stura, entre
Bra et Coni. » (Arbelet, p. 46, n. 4.)
Page 38. ... 40 francs de Piémont. ■ — « Environ quaran-
te-huit francs. » (Arbelet, p. 47, n. 1.)
Page 38. ... Garavac. — Sans doute Garavaque, un des
capitaines du 6® dragons.
398 JOURNAL DE STENDHAL
Page 39. ... Saluées,... — «Petite ville commerçante et
active, au pied des Alpes, à l'est du mont Viso. La
ville haute domine les plaines du Piémont. C'est la
patrie de Silvio Pellico. » (Arbelet, p. 47, n. 2.)
Page 39. Le sous-préfet Bressy... — « Il était encore
sous-préfet de Saluées (département de la Stura,
chef-lieu Coni) en 1812.» (Arbelet, p. 48, n. 2.)
Page 40. ... des morceaux de lauze,... — On appelle
lauzes, à Grenoble, des dalles grossières en calcaire
utilisées pour des travaux de voirie suburbaine :
bordures de trottoirs ou d'escaliers de terre, par
exemple.
Page 41. ... par un abbé Genest. — C'est Pénélope ou
le Retour d^ Ulysse de la guerre de Troie, tragédie
en 5 actes et en vers, parue à La Haye en 1701.
Sur le projet de Stendhal, voir Arbelet, Jeunesse
de Stendhal, t. II, p. 169.
Page 42. Faure... — « Compatriote et intime ami d'Henr*
Beyle, son confident dans les années qui vont suivre.
Plus tard député, premier président de la Cour de
Grenoble en 1830, pair de France en 1832, conseiller
à la Cour de cassation en 1836. Mais alors Beyle ne
le connaîtra plus.
Il était sentimental, passionné, méticuleux et
susceptible. Sa sombre mélancolie faillit gâter l'ar-
dent et joyeux Beyle, puis le lassa. Sa belle carrière
administrative fit le reste. En 1832, Beyle n'a pour
lui que du mépris.» (Arbelet, p. 51, n. 1.)
Page 43. ... elle s'exerçait à répéter une symphonie
d'Haydn,... — M. Arbelet pense que ce passage
pourrait peut-être s'appliquer à Victorine Mounier,
dont Stendhal parle en effet à la page suivante. Mais
cette mystérieuse pianiste pourrait être aussi, plus
simplement, Pauline Beyle, à qui son frère écrivait^
le 6 décembre 1801 : « Tu as très bien fait de ne pas
abandonner le piano. Dans le siècle où nous sommes.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 399
il faut qu'une demoiselle sache absolument la mu-
sique, autrement on ne lui croit aucune espèce
d'éducation. Ainsi, il faut de toute nécessité que tu
deviennes forte sur le piano ; il faut te roidir contre
l'ennui et songer au plaisir que la musique te donnera
un jour. » {Correspondance, I, p. 23.)
Page 43. Je suis arrivé à Grenoble, le... — Le quan-
tième est en blanc dans le manuscrit.
Page 43. ... jusqu'au 13 ventôse. — Du séjour de Sten-
dhal à Grenoble, nous n'avons qu'un court fragment
autographe, conservé dans les papiers stendhaliens
de la bibliothèque municipale de Grenoble (R 302,
dossier n° 10). ■ — ■ Stendhal y fait allusion à la réou-
verture au culte catholique de l'église Saint-André,
cérémonie qui eut lieu le dimanche 7 février 1802.
Le fragment qui suit doit donc être daté du 18 plu-
viôse an X :
« Aujourd'hui [18] pluviôse, Alphonse Périer est
venu me voir dans ma chambre. Grande rue, à
5 heures, et est resté jusqu'à 9. Félix Faure est
venu à 6 et est pareillement resté jusqu'à 9. Nous
avons parlé Shakespeare et banque. Alphonse a lu
le morceau de Thompson commençant par : « But
happy », etc.
Il m'a dit qu'il était allé à la messe à Saint- André,
qu'on a ouvert aujourd'hui. Mesdames Marion et de
Viennois, qui faisaient la quête, lui ont demandé, en
le nommant ; il n'avait qu'un écu de 3 livres et une
pièce de 12 sous. Il a donné 3 livres et est retourné
chez lui prendre de l'argent ; en rentrant, il a donné
6 livres. Ceci est bien un trait de caractère, il nous
l'a raconté d'une manière marquée. On voyait sa
honte de ne donner que 3 livres d'abord, et ensuite le
plaisir qu'il a ressenti en donnant 6 livres.
Il nous a dit qu'il ne mettait aucun prix à avoir
ime femme, que la chose qu'il concevait le moins
400 JOURNAL DE STENDHAL
était qu'un homme entretînt une femme. F[aure]
a décidément un caractère froid.
Alphonse a rencontré à Lyon, et venant d'Angle-
terre, un homme de loi de 33 ans (imagination très
vive, fort peu d'instruction) qui a acheté à Lyon une
manufacture d'alun sise dans le Midi, sans la voir et
seulement sur les plans et inventaires.
Alphonse lui dit : « Mais ne craignez-vous point
d'avoir été trompé ?
— Vous m'étonnez bien, dit l'Anglais. Voilà la soi-
xantième personne qui me dit la même chose ; il y a
donc bien peu de bonne foi en France ! »
Et Périer nous a dit que réellement il avait trouve
beaucoup plus de bonne foi en Angleterre.
Il nous a dit qu'il éprouva un serrement de cœur
en arrivant en Angleterre, et voyant tout différent.
L'ignorance de la langue contribuait beaucoup sans
doute à cet effet.
On ne joue presque que Shakespeare en Angle-
terre. Les pièces les plus estimées sont Othello (Ocello),
Hamlet et Richard III.
Les Anglais chérissent particulièrement Richard II Ir
1° Parce que le sujet est national ;
2° parce qu'il y a beaucoup de pompe.
L'esprit national est bien plus fort en Angleterre
qu'en France.
Page 43. J'arrive aux Echelles. — Bourg de Savoie,
sur les confins du Dauphiné, où s'était marié Romain
Gagnon, oncle d'Henri Beyle. Sur les Echelles, voir
Vie de Henri Brulard, chapitre xiii, et l'élégante
description de M. Arbelet dans la Jeunesse de Sten-
dhal, t. I, p. 139, n. 4.
Page 43. Je pars pour L[yon] le... — La date est encore
en blanc dans le manuscrit.
Page 44. ... pour R[ennes]. — Il s'agit certainement
du départ de Victorine Mounier. dont le père était
préfet du département d'Ille-et-Vilaine.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 401
•Page 45. Je suis amoureux d'Adèle. — Stendhal parle
souvent d'Adèle Rebufîet dans le Journal, et notam-
ment ci-après, p. 49-52. Adèle — ou, plus exactement,
Adélaïde — Rebuffet, avait quatorze ans en 1802.
(V. la notice de A. Chuquet, op. cit., p. 81, n, 1.)
'Page 45. ... le... brumaire XI. — Le quantième est en
blanc dans le manuscrit.
Page 47. Cheminade est ici. — Stendhal passe dans ce
paragraphe la revue de ses parents, de ses amis
d'enfance, de ses camarades de Paris ou d'Italie.
Nous les avons presque tous déjà rencontrés dans
Henri Brulard, nous les retrouvons dans plusieurs
endroits du Journal.
Page 47. ... M. Daru, qui s'est marié il y a 3 mois.... —
Il épousa, le 1^^ juin 1802, Alexandrine-Thérèse
Nardot.
Page 47. ... Joinville... — Louis Joinville, commissaire-
ordonnateur, baron de l'Empire, né en 1773 à Paris.
Page 47. — Dejean est ici... — Pierre-François-Auguste
Dejean, fils du ministre de la guerre, épousa, le 17 juil-
let 1802, Adèle Barthélémy, sœur d'Aurore Barthé-
lémy, deuxième femme de son père.
Page 47. ... mademoiselle... ■ — - Le nom est en blanc dans
le manuscrit.
Page 47. ... le deuxième à Saint-Domingue. — Jean-
François-Joseph Debelle, général d'artillerie, né à
Voreppe le 22 miai 1767, se distingua surtout à
l'armée de Sambre-et-Meuse. Il mourut des suites
d'une épidémie à Saint-Domingue, le 15 juin 1802.
Page 48. M^^^ Duchesnois... — Beyle parlera souvent,
plus loin, de cette actrice célèbre. Elle avait alors
25 ans.
Page 48. Guérin... — Pierre-xSarcisse Guérin, plus tard
baron, peintre d'histoire (1774-1833;.
Page 48. On pa jouer Isule... — Isule et Orovèse, tra-
JOURNAL DE STENDHAL. 26
402 JOURNAL DE STENDHAL
gédie en cinq actes de Louis Lemercier, représentée
pour la première fois le 23 décembre 1802. Publiée
à Paris, chez Barba, l'an XL La pièce ne réussit pas.
1802
Paris.
Ce court fragment autographe est séparé en deux
dans les manuscrits de Grenoble. La partie du 6 au
21 fructidor a été reliée dans le tome XXVI du ms.
R 5.896 (fol. 23), le reste se trouve dans une liasse
cotée R 302 (dossier n» 1), mesurant 220 X 170 mil-
lim. Inédit.
Page 50. ... nulla chiede. • — Désire beaucoup, espère
peu, ne demande rien.
1804
Genève.
Manuscrit autographe : Bibl. municip. de Grenoble^
R 5.896, t. XXVI, fol. 123 à 132. Publ. par H. Débraye
dans la Bei>ue critique des Idées et des livres du 10 mars
1913, p .521-527.
Dans une lettre datée dii 8 germinal an XII (29 mars
1804), écrite de Genève à Edouard Mounier [Corres-
pondance, éd. Paupe, t. I, p. 81-83), Stendhal dit avoir
quitté Grenoble le 29 ventôse (20 mars) et être arrivé
à Genève le 5 germinal (26 mars). Mais ses souvenirs
ne commencent que le 9 germinal (30 mars). La veille,
il écrivait à Edouard Mounier, dans son enthousiasme
de sa « chère » Genève : « Je veux tâcher d'écrire tout
ce que j'ai vu dans ce pays-ci. » Il quitta Genève le
12 germinal (2 avril) pour arriver à Paris le 8 avril 1804.
— Alexandre Mallein, 1 un des voyageurs, épousa, le
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 403
30 mai 1815, Caroline-Zénaïde Beyle, sœur cadette de
Stendhal.
Page 53. Alphonse... — Alphonse Périer, 7® fils de
Claude, du fondateur de la fortune des Périer et de
l'acquéreur du château de \ izille.
Page 53. ... les rues basses. — Les rues basses sont paral-
lèles à la rue du Rhône (elle-même parallèle à la
rive gauche du Rhône au sortir du lac). Elles sont
constituées par les rues de Rive, de la Croix d'Or,
du Marché et de la Confédération (ancienne rue des
Allemands).
Page 53. ...et viens écrire à Edouard. — Nous venons
de voir que la lettre à Edouard Mounier porte la date
du 8 germinal, et non du 9.
Page 54. ... la porte de Rive,... — - Cette porte a été
démolie. Elle se trouvait à l'entrée de la rue de
Rive.
Page 54. ... M. Arnold le cadet... — C'était sans doute
un frère de Jean-Conrad Arnold, originaire de Mul-
house, qui, dès 1791, était associé des Périer dans la
fabrique d'indiennes qu'ils avaient installée à Vizille,
dans l'ancien château du connétable de Lesdi-
guières.
Page 56. ...le côté de... — Le nom a été laissé en blanc
par Stendhal. Il s'agit de la côte qui va de Genève
à RoUe par Versoix, Coppet et Nyon.
Page 56. ?\ous revenons dîner aux Balances,... — L'hôtel
des Balances se trouvait dans la rue du Rhône. Il
n'existe plus aujourd'hui ; l'hôtel de la Balance
actuel est situé place Longemalle.
Page 57. ... nous allons à la Fusterîe:... - — La rue de
la Fusterie va de la rue du Rhône à la rue de la
Confédération, l'une des rues basses.
Page 57. ... à Saint-Pierre. — Saint-Pierre fut d'abord
404 JOURNAL DE STENDHAL
la cathédrale. La Réforme l'a transformé en temple
protestant.
Page 57. ... la vie... etc. — « La vie et la mort de Jésus
sont d'un Dieu. »
Page 58. — Je vais à la Municipalité. — A l'Hôtel
de Ville.
Page 58. Délia stessa schiochezza... — De la même-
sottise.
1804
Paris.
Fragment autographe, figurant daiis les manuscrits
de Grenoble (R 5.896, t. XXII, fol. 39 à 51). — Il
formait à l'origine un cahier enfermé dans une couver-
ture grise. On lit sur le premier feuillet de cette couver-
ture (fol. 39) :
Au recto : « 3® voyage à Paris. Journal du 18 ger-
minal au 30 floréal exclusivement.
Le dialogue de Corneille. Le style d'Alfîeri. Le comique
vu. Ariane et B. connues.
Rien de fait encore en germinal 13. »
Au verso : « Je ne parle dans ce journal que du cou-
rant des affaires vulgaires.
For the love three c.
For n's house one c.
For the M. N. four c.
This for coxcomh. »
De courts fragments de ce cahier ont été publiés^
par Stryienski, op. cit., p. 39 à 46.
Page 61. ... le Vieux célibataire et le Mariage secret,... —
Le Vieux célibataire, comédie en cinq actes de Collin
d'Harleville. — Le Rossignol ou le Mariage secret^
comédie en un acte de Collé.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 405
Page 61. J'y vois Mante. — Ami d'enfance de Stendhal,
qui fut de la fameuse « conspiration contre l'arbre
de la Fraternité « (voir Vie de Henri Brulard, t. II,
p. 45 à 51). Il le retrouvera à Marseille, en 1805 et
1806. Sur Mante, voir aussi Arbelet, Jeunesse de Sten-
dhal, t. I, p. 322 et 323.
Page 62. ... of heart and understanding ... — De
cœur et d'intelligence.
Page 62. ... as a Bard. — Comme poète.
Page 62. Visite du bon père Jeky. — Il s'agit du fran-
ciscain irlandais qui lui donnait des leçons d'anglais
en 1802. (Voir ci-dessus, p. 45.)
Page 62. Je vais deux fois chez Crozet. — Louis Crozet,
autre ami d'enfance de Beyle, qui eut sur sa formation
tant d'influence. En attendant l'étude détaillée que
mérite cet homme remarquable, je renvoie le lecteur
au portrait qu'en a tracé Paul Arbelet, op. cit., t. I,
p. 324-327.
Page 62. ... Agamemnon... — Tragédie en 5 actes de
Louis Lemercier.
Page 62. ... T Homme à bonnes fortunes,... — Comé-
die de Regnard.
Page 63. ... la Fausse honte. — Comédie en 5 actes
de Charles de Longchamps. Elle n'eut que 3 repré-
sentations.
Page 63. ... les Fausses infidélités. — Comédie de
Barthe.
Page 63. ... the Two Men. — Les Deux Hommes, pièce
à laquelle travaillait Stendhal et que, comme toutes
les autres, il n'a jamais terminée. Beyle dit le 26 avril
1804 (voir plus loin, p. 74) qu'il reprend cette pièce,
abandonnée à Grenoble au 306^ vers.
Page 63. ... Dalhan... Lavauden... F. Mallein...
Frédéric Faure... — Camarades d'Henri Beyle :
Mallein et Faure étaient les frères d'Alexandre
JOURNAL DE STENDHAL.
26.
406 JOURNAL DE STENDHAL
Mallein, qui épousa Zénaïde-Caroline Beyle, et de
Félix Faure. — Dalban, né à Grenoble en 1784.
Il fit paraître de 1813 à 1856 de nombreuses pièces
de théâtre. — Sur Frédéric Faure, voir A. Chuquet,
Feuilles d'Histoire du l^r mai 1913, p. 467.
Page 64. ... Médiocre et rampant... le Voyage inter-
rompu. — Deux comédies de Picard.
Page 64. ... la Gageure imprévue,... — Comédie de
Sedaine.
Page 65. ...il m'a rendu plus hardi avec A. — Il s'agit
peut-être d'Adèle RebulYet, dont il parle précisé-
ment quelques lignes plus loin.
Page 66. Il Bugiardo de Goldoni,... — Comédie
imitée du Menteur de Pierre Corneille.
Page 66. Didon et les Trois Sultanes. - — Didon,
tragédie de Lefranc de Pompignan. — Les Trois Sul-
tanes ou Soliman second, comédie de Favart.
Page 66. ... M'^^ Montesson, la femme du duc d'Orléans,
père d'Egalité,... — La marquise de Montesson avait
épousé secrètement, en 1773, Louis-Philippe, duc
d'Orléans.
Page 66. Le général Valence,... — Le comte de Valence
épousa à l'improviste M^i^ de Genlis, nièce de M"^^ de
Montesson. Il fut l'héritier de cette dernière, ce qui
justifie l'anecdote rapportée par Beyle.
Page 67. ...et il l'aidait. — Ms. : Et il les aidait.
Page 68. ... réponse au feuilleton du 27. ... — Voir
cette réponse dans nos Annexes, à la fin du pré-
sent volume.
Page 68. ... chez M^^... — Le nom est en blanc dans le
manuscrit.
Page 68. ... /a Maison de Molière, suiçie de la Faussa
Agnès. ■ — • La Maison de Molière, comédie en 5 actes
de L. S. Mercier. — La Fausse Agnès ou le Poète Cam-
pagnard, comédie en 3 actes de Destouches.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 407
Page 69. ... M. Dehord,... — Sans doute M. de Baure.
Page 69. ...La Roche, Dard, L. Barrai. — Stryienski
{Journal, p. 41), qui a lu inexactement certains
noms, les cite dans un autre ordre. J'ai suivi celui
de Stendhal lui-même, qui a pris soin de les numé-
roter. — Je signale en passant que Mante et Cardon
sont qualifiés « amis sincères », alors que Crozet
n'obtient pas la même louange.
Page 69. ... Je lis les Souvenirs de M"^^ de Genlis. —
Les Souvenirs de Félicie L*** venaient de paraître
à Paris chez Maradan, en un vol. in-12.
Page 70. Je sors de Gabrielle de Vergy... — Tragédie
en 5 actes, par du Belloy.
Page 70. ... Fulchiron a fait une Myrrha. — ■ Jean-
Claude Fulchiron, lyonnais, a écrit plusieurs tragédies
qui furent présentées au Théâtre-Français mais n'ont
jamais été jouées. Sa Myrrha, imitée de celle d'Alfieri,
resta probablement en manuscrit.
Page 71. ... je lis Lancelin.. — • L'ouvrage de cet auteur
que Beyle lisait porte pour titre : Introduction à
l'analyse des sciences, ou de la génération, des fonde-
ments et des instruments de nos connaissances, Paris,
Didot, 1801-1803, in-80, 3 vol. Il traite de l'analyse
des idées et de leur représentation par des signes.
Page 72. ... les Confidences.... le Mariage d'une heure,...
— Les Confidences, comédie IjTique, paroles de Jars,
musique de Nicolô Isouard. • — • Une heure de mariage,
opéra en un acte, paroles d'Etienne, musique de
Dalayrac.
Page 72. ...la Vedova scaltra de Goldoni. — La Vedova
scaltra (la veuve rusée), comédie en 3 actes en prose
de Goldoni.
Page 72. Je sors del Re Teodoro. • — // Re Teodoro,
opéra-bouffe italien, livret de Casti, musique de
Paesiello.
408 JOURNAL DE STENDHAL
Page 72. ... Hilaire est devenu préfet. ■ — Jean-François
Hilaire, né à Chirens (Isère) en 1748, avocat au
parlement de Grenoble, procureur-syndic du district
de Grenoble sous la Révolution, nommé préfet de
la Haute-Saône le 25 février 1804. Il fut créé baron
de l'Empire et mourut en 1825.
Page 71. E in questo bel paese che dovrô andar a fare
la C3. — C'est dans ce beau pays que je devrais aller
faire la Filosofia nova (?). • — La Filosofia nova est un
ouvrage auquel Stendhal travaillait à cette époque
et que nous publions en appendice de la présente
édition.
Page 72. ... Beccaria (sur le style)... — Recherches sur
le style, trad. de l'italien par l'abbé Morellet. Paris,
Molini, 1771, in-8.
Page 72. ... Agamemnon... — Tragédie de Népomucène
Lemercier (1795).
Page 73. ... f embrasse Lemazurier... — Pierre-David
Lemazurier, littérateur, auteur de plusieurs ouvrages
sur le théâtre.
Page 73. ... M. Dubois le cite dans son cours,... — Il
s'agit certainement du cours professé par Dubois-
Fontanelle à l'Ecole centrale de Grenoble.
Page 73. ... perdre bêtement six francs au n^ 113. —
Ce n° 113, dont il sera plusieurs fois question par la
suite, était une maison de jeu située sous l'arcade
n° 113 du Palais-Royal. Balzac en fera plus tard la
description dans la Peau de chagrin. Voir plusieurs
gravures représentant cette maison dans V. Cham-
pier et R. Sandoz : Le Palais-Royal, t. II, pp. 76,.
81, 84.
Page 73. ... for Francis, my sister and Alphonse. —
François Périer-Lagrange, sa sœur Pauline et Al-
phonse Périer. — François Périer-Lagrange devait
épouser Pauline Beyle le 25 mai 1808.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 409
Page 74. Je sors c/'Œdipe, suwi de rAmant bourru.
— Œdipe, tragédie de Voltaire. — h' Amant bourru,
comédie en 3 actes de Monvel.
Page 75. ... to the gâte... — A la porte. Il s'agit de la
porte Saint-Denis, dans le voisinage de laquelle
habitaient les Rebuffet. Nous verrons plus loin qu'A-
dèle Rebuffet est souvent appelée par Stendhal
« Adèle of the gâte ».
Page 76. ... for him... — Même pendant le récit de la
mort de son père, elle riait à gorge déployée. Elle
m'a même paru avoir de la haine pour lui...
Page 76. Cardon est marié à une demoiselle d'Arras...
— Il avait épousé, dit M. Chuquet, une cousine des
demoiselles Auguié. Il séjourna plus tard dans le pays
de sa femme, ayant été de 1808 à 1810, membre du
Conseil de Préfecture du département du Pas-de-
Calais, et depuis 1810 jusqu'à la première Restau-
ration, sous-préfet de l'arrondissement d'Arras.
(Voir Chuquet. Stendhal-Beyle, p. 479-480.)
Page 76. ... Les deux Frères. — Les deux Frères ou la
Prévention vaincue, comédie en 5 actes et en vers
par de Moissy (1768).
Page 77. Desprez... — Acteur comique (1759-1829).
Page 77. ... Saint-Prix... ■ — ■ Jean-Amable Foucault
dit Saint-Prix (1758-1834), célèbre acteur tragique
qui joua à la Comédie-Française avant la Révolution
et y fut réintégré par le Premier consul en 1799.
Page 77. ... Af'"^ Talma... — Caroline Vanhove, née
en 1771, épousa Talma en secondes noces. Elle joua
aux Français jusqu'en 1816.
Page 77. Chazet... — Auteur dramatique. Il devait
faire représenter la même année (5 novembre 1804),
à la Comédie-Française, en collaboration avec
Sewrin, une comédie intitulée la Leçon conjugale.
Page 78. ...la prose du Raccommodement. — Autre
410 JOURNAL DE STENDHAL
comédie que Stendhal avait sur le chantier en même
temps que les Deux Hommes.
Page 78. ... Iphigénie en Aulide, suivie cfe l' Impatient.
— U Impatient, comédie en un acte de Lautier
(1778).
Page 79. ... ceux-là,... a la physionomie... — Le nom
est en blanc dans le manuscrit.
Page 79. Savoy e-Rollin... — Jacques-Fortunat de
Savoye de Rollin, né à Grenoble le 18 décembre 1755,
mort à Paris le 31 juillet 1823. Avocat, puis avocat
général au parlement de Grenoble. Tribun depuis
le 5 nivôse an VIII. Il devint ensuite magistrat,
puis préfet, et enfin député de l'Isère. Il avait
épousé Elisabeth- Joséphine Périer, fille de Claude
Périer, il était donc le beau-frère d'Alphonse Périer,
le camarade d'Henri Beyle.
Page 79. Costaz,... ■ — - Le baron Louis Costaz, membre
de l'expédition d'Egypte, conseiller d'État, tribun,
puis préfet et directeur général des Ponts et Chaus-
sées (1767-1842).
Page 80. We speack of passions and philosophy. —
Nous parlons passions et philosophie.
Page 80. ... M'«« de Baure... — Sophie Daru, fille de
Noël, qui épousa M. de Baure, ancien avocat général
au parlement de Pau. (Cf. Vie de Henri Brulard.)
Page 80. ... M. Le Brun... — Juge à la cour d'appel de
Paris. Il avait épousé une fille de Noël Daru, « femme
économe qui, dit M. Chuquet {op. cit., p. 32), fit
longtemps sa cuisine sans avoir de domestique ».
Page 80. ... after my death. — Après ma mort.
Page 81. ... a comprehensive soûl. — Stryienski traduit :
une âme puissante qui comprend tout.
Page 81. Ami, n^ accable pas un mal... — Andromaque,
acte I^^, scène i :
Ami, n'accable pas un malheureux qui t'aime.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 411
Page 82. ... at the gâte with mother and daughter. —
A la Porte, avec la mère et la fille ; cest-à-dire,
chez M°ie Rebuffet et sa fille Adèle.
Page 82. ... le Trésor, la Parisienne..., les Question-
neurs,... — Le Trésor, comédie en 5 actes d'Andrieux
(1804). — La Parisienne, comédie en un acte de
Dancourt (1691). — Les Questionneurs, comédie eu
un acte de J. J. de La Tresne (1804).
Page 82. ... A letter... upon Xeuilly house intrigues.
— Une lettre à mon grand-père sur les intrigues
de la maison de Neuilly.
Page 82. ... Baptistine et... Balm\et\ — Le second pré-
nom a été laissé en blanc.
Page 83. ... Tartufe, suivi des Femmes. — Les Femmes,
comédie en 3 actes de Demoustier (1793).
Page 84. ... Ricci,... — Stendhal parle de M. et
^{me Ricci dans la courte note sur la Duchesnois,
que nous publions en annexe.
Page 85. ... une tasse de café à la Régence,... — Le café
de la Régence, place du Théâtre-Français, se trou-
vait déjà au même emplacement qu'aujourd'hui.
Page 85. ... du Mariage fait et rompu ; .. — Comédie de
Dufresny (1721).
Page 85. ... D^aru] house... — Chez M. Daru père, rue
de Lille, à l'angle de la rue de Bellechasse.
Page 85. ... Pierre-le-Grand... — Tragédie en 5 actes
de Carrion-Nisas (1804).
Page 86. ... chez Phèdre. — Mademoiselle Duchesnois,
que Beyie appelle aussi Ariane quelques lignes plus
loin, donnant à la comédienne le nom de ses princi-
paux rôles.
Page 86. J'en suis à 375. — C'est-à-dire au 375® vers
des Deux Hommes. Stendhal avait donc écrit 69 vers
de sa pièce entre le 26 avril et le 20 mai 1804.
412 JOURNAL DE STENDHAL
1804
Paris.
Ce cahier a été relié, dans les manuscrits de Gre-
noble, avec le tome XXII de R 5.896, fol. 54 à 64.
La couverture, en papier fort gris-brun, contient ce
fragment de journal, plus un autre, du 23 brumaire
au 29 frimaire an XIII. Le premier feuillet de cette
couverture forme le fol. 53, le second le fol. 89.
Ce fragment du Journal allait primitivement du
3 prairial au 17 messidor an XII (23 mai-6 juillet 1804).
Puis Stendhal y a ajouté, après coup, ses souvenirs
du 18 messidor.
Selon son habitude, Stryienski n'en a publié qu'une
partie (trois pages environ de son édition) ; en revanche,
il y a intercalé des fragments d'un autre ouvrage que
Stendhal préparait à la même époque et qu'il voulait
intituler Filosofia nova. J'ai préféré respecter les inten-
tions de l'auteur et publier à part, en appendice de la
présente édition, les matériaux qui devaient servir
à composer la Filosofia nova.
Les deux feuillets de couverture (folios 53 et 89)
portent des notes autographes. Ces notes ont été écri-
tes en brumaire an XIII. Je les ai transcrites au bas
des pages 87 et 89.
Page 87. ... Œdipe, suivi du Babillard. — Comédie en
un acte, en vers, de Boissy (1725).
Page 88. Naturel : L 7? F... — La Rive (?).
Page 88. ... dégagnoniser... — ■ Se défaire de l'influence
intellectuelle de son grand-père Henri Gagnon,
un peu trop formé à la discipline de Voltaire.
Page 89. ... Prévost... — Pierre Prévost, né à Genève
le 3 mars 1751, auteur de différents ouvrages d'idéo-
losie.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME 1 413
Page 89. ... Lancelin. — Lancelin, ingénieur, a
écrit une Introduction à Vanalyse des Sciences. Paris,
1801-1803, 3 vol. que Beyle cite à plusieurs reprises.
Page 89. ... Bureau les publiera. — Les traductions
de Tite-Live et de Salluste par Bureau de La Malle
parurent respectivement en 1810 et 1808.
Page 90. ... Entouré, etc... — Stendhal cite de-
mémoire. Voici la tirade de Jocaste (^Voltaire, Œdipe,
acte IV. se. Ij :
Ce roi, plus grand que sa îoitune,
Dédaignait comme vous une pompe importune ;
On ne voyait jamais marcher devant son char
D'un bataillon nombreux le fastueux rempart ;
Au milieu des sujets soumis à sa puissance,
Comme il était sans crainte, il marchait sans défense ;
Par l'amour de son peuple il se croyait grandi.
Page 90. ... à la Montansier. — Le théâtre de M^i^ Mon-
tansier occupait alors l'emplacement du théâtre du
Palais-Royal actuel.
Page 90. ... les Pointus,... — Comédie de Ch. J. Guil-
lemain, auteur de 386 pièces de théâtre.
Page 90. ... Marion Thomasset,... — Il s'agit de la vieille
servante du docteur Gagnon, dont Stendhal parlera
si souvent dans la Vie de Henri Brulard.
Page 90. ... à Frascati et aux Mille Colonnes. — Deux:
cafés célèbres sous l'Empire. Frascati était situé rue
de Richelieu, les Mille Colonnes au Palais-Royal.
Page 90. ... deux heures cinquante- six... — Le manu-
scrit porte : « 2,56 heures ». Stendhal avait d'abord
écrit : « 2,56 minutes «.
Page 91. Oui, oui, vous me suivrez. — Monologue
d'Oreste, Andromaque, acte II, scène m.
Page 91. ... Inès... ■ — Dans Inès de Castro, tragédie
de Lamotte-Houdar.
Page 91. V[u\ les Pensées diverses,.. — Il s'agit peut-
être des Pensées et réflexions que Stendhal rédigeait
414 JOURNAL DE STENDHAL
à cette époque et qui devaient devenir la Filosofia
noi'a. Voir nos Appendices.
Page 93. ... des Mœurs de Collin,... — Les Mœurs du
jour, comédie en 5 actes de Collin d'Harleville
(1800).
Page 93. ... une comédie jouée par Dugazon. — Ce
dernier alinéa n'a pas été écrit le jour même, il a
été ajouté postérieurement au 28 prairial. Une note
de Stendhal, qui accompagne ce fragment, indique :
« Je lis un jour de prairial, le 28 peut-être, Machiavel :
Tutte le opère di N. Machiavelli. Londra, Davies,
1772, 3 vol. in-4o, Bibliothèque nationale. — Voir
le 7^ volume de Tiraboschi, in-4o. Il contient l'histoire
du théâtre italien. »
Page 93. ... des Mémoires français de Goldoni... —
Mémoires pour sentir à l'histoire de sa çie et à celle
de son théâtre, Paris, 1787, 3 vol. in-8*'.
Page 94. ... il Cavalière di buon gusto,... — Comédie
en 3 actes de Goldoni (1750).
Page 94. ... Picard, qui a un théâtre à soutenir,... —
L.-B. Picard était alors directeur du théâtre Louvois,
devenu depuis 1804 théâtre de V Impératrice, et situé
rue de Louvois.
Page 94. ...le Vieux comédien. — Comédie de Picard,
en un acte (1803).
Page 95. ... il Poeta fanatico,... — ■ Comédie en 3 actes
de Goldoni (1750).
Page 96. ... il Molière,... — Le Molière de Goldoni est
de 1751 ; celui de Mercier de 1776.
Page 96. ... Palissot,... — Palissot de Montenoy (1730-
1814). Auteur d'une Dunciade ou la Guerre des Sots
(1764), poème imité de Pope, publié d'abord en trois
chants, puis en dix ; Palissot y maltraitait tous ses
ennemis. On a de lui divers autres ouvrages qui,
comme ce poème, sont tombés dans l'oubli. (Stry-
ienski. Journal, p. 50, n. 1.)
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 41 r>
Page 9G. ...la Maison de Molière. — Comédie de Mer-
cier (1787).
Page 98. L'Andrienne de Térence, bien traduite par
Lemonnier,... — Labbé Guill. Ant. Lemonnier a
publié une traduction de Térence, parue en 1771.
Page 99. ... le dimanche [30 floréal],... — La date est
en blanc dans le manuscrit. Je la reconstitue au
moyen du contexte du Journal. Stendhal dit que,
entre le 21 floréal et le l®"" prairial, il a dîné chez.
M. Daru le père. D'autre part, cette date du dimanche
30 floréal semble marquer pour lui une date impor-
tante, car il en parle à deux reprises dans le Journal
du 21 floréal au l®'" prairial et y revient dans l'addi-
tion faite le 26 germinal XIII (voir plus haut, p. 85
et 86).
Page 99. Anniversaire de Marengo. — La victoire de
Marengo fut remportée par Bonaparte le 14 juin 1800.
Page 99. ... sur le jugement de Moreau. — Le général
Moreau, compromis dans la conspiration de Cadoudal,
fut arrêté le 24 février 1804. Son procès s'ouvrit
le 29 mai. Il fut condamné au bannissement.
Page 99. Bar[ral]... ■ — - Lecture incertaine.
Page 99. ... La Femme juge et partie, suivie de
Minuit. • — • La Femme juge et partie, comédie de Mont-
fleury (1609). — Minuit, comédie en un acte de
Désaudras (1791).
Page 100. ... George... — George Cadoudal, condamné à
mort quelques jours auparavant, en même temps
que Moreau au bannissement.
Page 100. ... La Cloison,... — La Cloison, ou Beau-
coup de peine pour rien. — Comédie en un acte
par L. F. M. Bellin de La Liborlière, représentée
pour la première fois au théâtre Louvois le 19 avril
1803.
Page 100. ... des Tracasseries... — Comédie en 4 actes^
de L. B. Picard.
416 JOURNAL DE STENDHAL
Page 100. La Ceinture magique,... — Comédie de
J.-B. Rousseau (1701).
Page 102. ... for a husband. — Comme mari.
Page 102. ... de Baure... — Le mari de Sophie Daru,
sœur de Martial.
Page 103. ... l'Homme du jour el la Gageure,... —
L'Homme du jour, comédie de Boissy (1740). —
La Gageure Imprévue, comédie en un acte de
Sedaine (1791).
Page 104. ... Davrange, inspecteur aux revues,... — Il
était, en l'an XI, inspecteur aux revues pour l'arron-
dissement de Mayence.
Page 105. ... envers... — Variante : Vis-à-vis de...
Page 106. ... Adèle Lau... — Il nous a été impossible
d'identifier cette Adèle.
Page 106. ...le Menagiana,... — Le Menagiana, publié
par Galland et GouUey en 1693, eut plusieurs autres
éditions.
Page 108. ... Molière avec ses amis. — Comédie en un
acte d'Andrieux (1804).
Page 108. ... Lacave... — L. Ch. Lacave (1768-1825),
acteur au Théâtre-Français.
Page 108. ... l'éloge du prince,.,. — Tartufe, acte V,
scène viii et dernière :
Cléante.
... Qu'il corrige sa vie en détestant son vice,
Et puisse du grand prince adoucir la justice ;
Tandis qu'à sa bonté vous ire/, à genoux,
Rendre ce que demande un traitement si doux.
Orgon.
Oui, c'est bien dit. Allons à ses pieds avec joie
Nous louer des bontés que son cœur nous déploie...
Page 110. ... de la Vérité par Brissot-War ville,... —
De la Vérité, ou Méditations sur les moyens de parvenir
>'OTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 417
à la vérité dans toutes les connaissances humaines.
(Neufchàtel et Paris, 1782, in-S».)
Page 113. ... Begears, Timante, Philinte,... — Begears,
dans la Mère coupable de Beaumarchais ; — Timante,
dans les Précepteurs de Fabre d'Eglantine ; — Phi-
linte, dans le Philinte de Molière, du même auteur.
1804
Paris.
Extrait des manuscrits de la bibliothèque municipale
de Grenoble, R 5.896, vol. XXII, fol. 27 à 38.
Publié en partie par Stryienski {Journal, p. 58 à 73),
qui y a mêlé de courts fragments de la Filosofia nova,
réflexions et études philosophiques auxquelles Stendhal
travaillait à ce moment.
Page 115. Al. the same,... — J'ai dîné il y a trois jours
à la Porte [Saint-Denis, chez M°^^ Rebuffet], avec
Alexandre, Silvain, Achille, la mère et la fille. Alexan-
dre, toujours le même, un peu sourd.
Page 115. 14 juillet. — En tête du feuillet où commence
ce fragment de son journal, Stendhal identifie le
26 messidor avec le 14 juillet. En réalité, le 26 mes-
sidor correspond non au 14, mais au 15 juillet.
Page 115. L'a[bbé] Hélie... — Jean-Baptiste Hélie, né
à Grenoble le 24 juin 1747, devint curé de la paroisse
Saint-Hugues de Grenoble. Il renonça au sacerdoce
en 1793.
Page 116. ... il avait été aux Bardes. — Les Bardes, ou
Ossian, opéra de Lesueur, paroles de Dercy et Des-
champs, représenté pour la première fois le 10 juil-
let 1804.
Page 116. ... M. Cass... — Stendhal a sans doute en
JOURNAL DE STENDHAL. 27
418 JOURNAL DE STENDHAL
vue le comte Jean-Dominique Cassini, né en 1748,
directeur de l'Observatoire et membre de l'Institut.
Page 117. ... M. Dejoux, sculpteur,.. . — Claude Dejoux,
sculpteur, élève de Coustou, membre de l'Institut
(1731-1816).
Page 117. Je vais au Matrimonio segreto,... — Opéra
de Cimarosa, représenté pour la première fois en
1792, encore très populaire, et que Beyle entendit
pour la première fois, avec quel ravissement, à
Ivrée, en 1800. (Voir à ce sujet Paul Arbelet, Jeunesse
de Stendhal, tome II, p. 57-59.)
Page 117. Le Prisonnier, TOncle valet,... le Calife. —
Le Prisonnier, ou la Ressemblance, opéra-comique,
paroles d'Alex. Duval, musique de Délia Maria,
représenté au théâtre Feydeau le 29 janvier 1798.
— - h'Oncle i>alet est des mêmes auteurs et de la
même année. — Le Calife de Bagdad, opéra-comique
de Boïeldieu, paroles de Saint- Just, fut donné pour
la première fois à l'Opéra-Comique, le 16 septem-
bre 1800.
Page 120. ... le héraut de la Légion d'honneur,... —
Lacépède était grand chancelier de la Légion d'hon-
neur depuis 1803.
Page 120. ... Thuriot ? — Jacques-Alexis Thuriot,
député de la Marne à la Convention, juge au tribunal
criminel de la Seine, il fut le rapporteur du procès
de Cadoudal, Moreau et Pichegru, et fut nommé
avocat général à la Cour de cassation.
Page 121. ... du marquis de Langle. — Jean-Marie-
Jérôme Fleuriot de Langle, aventurier de lettres,
né en 1749, mort en 1807. A l'époque où écrit Sten-
dhal, il s'occupait à recueillir des souscriptions pour
des ouvrages qui ne virent jamais le jour. Il est l'au-
teur d'un Paris littéraire paru en 1800.
Page 121. ... il a passé une /... — La phrase est ina-
chevée. Stendhal avait d'ailleurs l'intention de noter
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 419
ultérieurement la réflexion commencée, car il a
laissé un blanc de quelques lignes avant de commen-
cer le Journal du 1^^ thermidor.
Page 121. ... TEté des Coquettes, les Bourgeoises à la
mode. — UEté des Coquettes, comédie en un acte
de Dancourt (1690). — Les Bourgeoises à la mode,
comédie en 5 actes du même auteur (1692).
Page 121. ... d'Un quart d'heure de sUence et de Mon-
tano et Stéphanie. — Un quart d'heure de silence,
opéra-comique en un acte, paroles de Quillet, mu-
sique de Gaveaux, leprésenté au théâtre Feydeau
le 1®^ juin 1804. — Montano et Stéphanie, opéra en
trois actes, paroles de Dejaure, musique de Berton,
donné à l'Opéra-Comique le 15 avril 1799.
Page 122. ... Ariodant... — Opéra de Mayer, tiré d'un
épisode de l'Arioste, que Stendhal avait vu jouer à
Brescia le 12 juillet 1801.
Page 122. M^^^ Saint- Aubin,... — Jeanne-Charlotte
Schrôder, femme de l'acteur Saint-Aubin (1764-
1850), chanta successivement à la Comédie-Italienne,
à Favart et à l'Opéra-Comique.
Page 122. ... M"'* Strinasacchi. — Thérèse Strina-
sacchi, cantatrice italienne, donna des représentations
à la salle Favart de 1801 à 1805.
Page 122. ... Z'Esprit de Mirabeau... — U Esprit de
Mirabeau, ou Manuel de VHomme d'Etat, des publi-
cistes, etc., par P. J. B. Publicola Ghaussard. (Paris,
1797, in-80, 2 vol.)
Page 123. ... /'Homme à bonnes fortunes.... — Comédie
en 5 actes de Baron (1686).
Page 124. Histoire de la publication du Citateur... —
Le Citateur, pamphlet antichrétien de Pi gault- Lebrun,
paru à Paris en 1803. Il fut interdit sous la Restau-
ration.
Page 124. ... Clisson... — Le Connétable de Clisson,
420 JOURNAL DE STENDHAL
opéra de Porta, paroles d'Aignan, représenté pour
la première fois à l'Opéra de Paris le 9 février 1804.
Page 124. ... Psyché... — Ballet en 3 actes de Gardel
(1795).
Page 124. M""' Vestris... — Anne-Catherine Augier,
femme de Marie-Auguste Vestris, fils du célèbre
dieu de la Danse. Elle naourut en 1809.
Page 126. ... Figaro, joué il y a deux ans à l'Opéra. —
C'est probablement l'adaptation française des Nozze
di Figaro, faite en 1793 par Notaris et représentée
cette année même, d'ailleurs sans succès, à l'Opéra.
Page 126. ...du Florentin. — ■ Comédie en un acte de
La Fontaine (1686).
Page 130. ... Adélaïde du Guesclin,... - — Tragédie de
Voltaire (1734).
Page 131. ... du Souper de famille. • — Les Dangers de
l'absence, ou le Souper de famille, comédie en deux
actes de J. B. Pujoulx (1788).
Page 131. A/iie Gros... — Elle avait débuté à la
Comédie-Française en 1801.
Page 132. ... des Deux Frères;... — Comédie de M.
Weiss, L.-F. Jauffret et J. Patrat (1799).
Page 132. ... M''" Desroziers. — Angéline Duval, dite
Desroziers, jouait au Théâtre Français depuis le
22 août 1802. Elle mourut à 31 ans.
Page 134. ... la Filosofia nova... — Voir nos Appen-
dices.
Page 135. ... /'Entrevue,... — Comédie en un acte de
Vigée (1788).
Page 135. Le Conciliateur,... — Comédie de Demoustier
(1791).
Page 136. ... des Fausses confidences. — Comédie de
Marivaux (1737).
Page 136. Les Deux Figaro,... — Les Deux Figaro,
ou le Sujet de comédie, comédie en cinq actes de
Richaud-Martelly.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 421
1804
Paris.
Le Journal du 12 août au 22 septembre 1804 est
conservé dans les manuscrits de la bibliothèque muni-
cipale de Grenoble, R 5.896, vol. XXII, fol. 15 à 26.
Des fragments ont été publiés par Stryienski. Journal
de Stendhal, p. 74 à 81. Stryienski a intercalé dans le
texte de courts passages des Pensées diverses (Filo-
sofla noi^a). La partie du 27 août au 22 septembre a
été publiée intégralement par Henry Débraye dans le
Divan du mois de mai 1914.
Page 139. ...le cahier (/« /a ferme volonté. — Stryienski
(p. 61, note 2) pense que ce cahier, qui porte en dédi-
cace : « A la ferme volonté ou à Frédéric II, roi de
Prusse, » contient en extrait certaines pensées du
Jourruxl. Il s'agit en réalité d'un fragment des Pen-
sées diverses de Stendhal, que nous publions en appen-
dice, et qui devait faire partie de la Filosofia nova.
C'est ainsi que Stryienski justifie ce principe incom-
préhensible qui lui fait insérer dans le Journal
quelques-unes des Pensées de Stendhal.
Page 140. ... au feu d'artifice de Frascati, en Van X,
je crois ;... — Voir dans la présente édition le Jour-
nal de l'an X (24 août au 16 septembre 1802).
Page 140. ... le dimanche de Claix en Van... — Peut-
être pendant le séjour que fit Henri Beyle à Grenoble
et Claix du 26 juin 1803 (7 messidor XI) au 20 mars
1804 (29 ventôse XII). Nous n'avons plus le Journal
de cette période, s'il a été écrit. Et ni la Correspon-
dance ni les papiers manuscrits de Stendhal ne font
allusion à ce dimanche pendant lequel, à Claix, il
fut si heureux.
JOURNAL DE STENDHAL.
27.
422 JOURNAL DE STENDHAL
Page 140. ...la Griselda,... — Opéra italien, paroles de
Zéno, musique de Paër.
Page 140. ... chez La Rive. — L'acteur La Rive, dont
Beyle allait suivre les leçons, était alors célèbre et
donnait des cours de déclamation très réputés.
Page 141. ... celles d'Adèle... — Le nom de famille a
été laissé en blanc.
Page 141. ... Diday et Moulezin. — Sur Diday, voir
Vie de Henri Brulard, t. II, p. 34 et note. — Moulezin,
grenoblois, né le 3 décembre 1778, employé dans les
contributions indirectes. Cf. Ibid, t. I, p. 251, et
II, p. 28.
Page 142. ... M. et M'"^ Planta;... — Jacques Falquet-
Planta, président du Conseil général de l'Isère, né
à Grenoble en 1735, mort en 1815.
Page 142. Pacé... — Martial Daru, que Stendhal désigne
souvent par ce pseudonyme.
Page 143. ... la Feinte par amour:... — Comédie en
3 actes de Dorât (1773).
Page 144. ... Venceslas. — Tragédie de Rotrou (1647).
Page 144. ... M"* Auguié,... — L'aînée des trois demoi-
selles Auguié, nièces de M™^ Campan et petites-
nièces de M°i6 Cardon. (Sur la famille Auguié, voir
Chuquet, of. cit., p. 41.)
Page 152. ... Prévost, Dufresne,... — L. Prévost, sous-
inspecteur aux revues, alors chef de la première
division au ministère de la Guerre. — Pierre- François
Dufresne, commissaire des guerres, puis inspecteur
aux revues, baron de l'Empire en 1812.
Page 152. ... Mustapha et Zéangir,... — Le titre de la
tragédie de Maisonneuve est : Roxelane et Mustapha.
De 1785 à 1793 elle fut jouée 43 fois à la Comédie-
Française. Il existe deux Mustapha et Zéangir,
l'un de Belin (1705) ; l'autre de Chamfort (1777).
>'OTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 423
Page 153. ... chez Robert,... — Restaurateur célèbre au
palais du Tribunat, 173, Palais-Royal.
Page 156. Le Locataire... Lucile ... La Fausse Magie;
... — Le Locataire, opéra-comique en un acte, paro-
les de Sewrin, musique de Gaveaux (1800). — Lucile,
comédie en un acte, en vers, mêlée d'ariettes, paroles
de Marmontel, musique de Grétry (1769). — La
Fausse Magie, opéra-comique en deux actes, paroles
de Marmontel, musique de Grétry, représentée en
1775, puis, réduite à un acte, en 1776.
Page 156. Quand on a la soixantaine.... — C'est l'air
que fredonnait Stendhal en commençant à écrire
la Vie de Henri Brulard.
Page 158. ... Arrigo... — En surcharge, de la main de
Stendhal : « Henri ».
Page 158. ... et du Pervertisseur réussissent,... — Les
« loteries » de Beyle étaient ses projets, tant commer-
ciaux que littéraires. Le Pervertisseur est une pièce
de théâtre qui, comme toutes les autres, ne fut jamais
achevée.
Page 158. ... l'anno duodecimo délia Republica. — Je
pourrai avoir une jolie femme de la société, cela est
nécessaire pour aimer tout à fait Victorine, même
au cas où je trouverais en elle cette âme grande et
vraiment aimante que peut-être j'ai arrêtée.
Et ainsi finit l'an XII de la République.
Page 158. Vendémiaire an XIII... — Je n'ai pas re-
trouvé le cahier contenant les souvenirs de vendé-
miaire an XIII. Cette lacune est seulement comblée
par les deux fragments suivants, extraits des mss.
de la Bibl. mun. de Grenoble, R 5.896, vol. XXII,,
fol. 22 vo, et VIL fol. 211.
■424 JOURNAL DE STENDHAL
1804
Paris,
Ce fragment se trouve en autographe à la biblio-
thèque municipale de Grenoble, R 5.896, vol. XXII,
fol. 1 à 10. Les feuillets ont été reliés au hasard, sans
souci du texte, qui doit être lu dans l'ordre suivant :
fol. 1, 3, 6, 7, 7 bis, 7 bis vo, 10, 10 v», 2, 2 v», 3 v»,
4, 7 v», 8, 4, 4 vO, 5.
Publié partiellement par Stryienski, Journal de
Stendhal, p. 82 à 91.
— De la mfme tpoque, je lis dans le manuscrit
R 5.896. vol. XVIII, fol. 124, cette note autographe
•de Stendhal :
« Voici mon projet de fortune :
Aller en juillet 1804 à Marseille, y rester six mois,
travaillant avec Mante, de là six mois, de la même
manière, à Bordeaux, de là quatre mois à Nantes, de
là huit mois à Anvers, de là enfin à Paris Mon père
me prête trente ou quarante mille francs, et nous
établissons la Maison Mante. Beyle et C*^ en 1807
(an XV). J'aurai vingt-quatre ans à cette époque.
Brumaire an XIII. »
Page 159. ... de lavorare al Buon Partito,... — De
travailler au Bon Parti. Il s'agit d'une pièce de théâtre
que Stendhal avait sur le chantier et dont il avait
eu l'idée le 6 fructidor an XII. Il y voyait une « se-
conde Précieuses ridicules «.
Page 160. ... M^'* Contât... ■ — Louise Contât, née à
Paris en 1760, quitta le théâtre en 1808.
Page 160. Le Vieux célibataire ef les Fausses confidences.
— Le Vieux célibataire, comédie en 5 actes de Collin
d'Harleville (1792). — Les Fausses confidences,
comédie en 3 actes de Marivaux (1737).
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 425
Page 161. L'Epreuve nouvelle,... - — • Comédie en un
acte de Marivaux (1740).
Page 161. La Mère coquette,... ■ — Comédie en 5
actes de Quinault (1664).
Page 162. La Jeune femme colère... — Comédie en
un acte d'Etienne.
Page 162. ... of the great original Shakespeare. — La
Méchante femme mise à la raison, comédie en 5 actes
de Shakespeare.
Page 162. La Maison de campagne, de Dancourt,...
— Comédie en un acte (1688).
Page 163. ... au sous-lieutenant Moutonnet. — L'un
des camarades d'Henri Beyle au 6^ dragons.
Page 164. Le prince de la Paix,... — Manuel Godoy,
jeune noble sans fortune, fut remarqué par la reine
Marie-Louise d'Espagne, dont il devint l'amant.
A 23 ans, il était premier ministre et gouverna en
fait l'Espagne durant tout le règne de Charles IV.
Après la paix de Bâle (22 juillet 1795) il avait reçu
le titre de prince de la Paix.
Page 165. ... Fénelon, de Chénier,... — Fénelon ou les
Religieuses de Cambrai, tragédie en 5 actes de M. J.
Chénier (1793).
Page 166. ... of the first act. — Je finis par faire la meil-
leure scène comique que j'aie jamais faite, la troi-
sième du premier acte.
Page 166. Le Père d'occasion,... — Comédie de J.
Pain et Vieillard; représentée pour la première fois
au théâtre Louvois le 25 janvier 1803.
Page 166. ... l'Amant soupçonneux,... — Comédie
en un acte de Chazet et Lafortelle. Stendhal écrit
Le Porté.
Page 166. Les Ménechmes — Comédie en 5 actes
de Regnard (1705).
Page 166. ... si loin,... ■ — Sic. Ce mot se trouve au bas
426 JOURNAL DE STENDHAL
d'une page ; peut-être Stendhal, en tournant le
feuillet, a-t-il oublié un ou plusieurs mots.
Page 167. ... du petit profil. ■ — - Le buste de Molière,
auquel Stendhal fait ici allusion, est probablement
celui de Houdon. Il se trouvait en marbre à la Corné-
die-Française, mais le théâtre Louvois pouvait aussi
en posséder une réplique. En tout cas i'eau-forte
d'Augustin de Saint-Aubin, citée par Beyle, a bien
été gravée, en 1799, d'après le buste de Houdon.
Page 167. ... du Courtisan,... — Pièce dont Sten-
dhal avait l'idée à cette époque. Les notes de
la Filosofia noi^a parlent d'une pièce où seraient
mis en scène deux jeunes gens, l'un ayant le caractère
de La Fontaine, l'autre d'un courtisan. Stendhal
pensait que le caractère du courtisan à lui seul ne
pouvait donner un sujet de comédie (16 messi-
dor XII).
Page 168. Mais la maison de ton père... — Stendhal
parle dans la Vie de Henri Brulard de cette maison,
dont il dit avoir fait les plans, avec la collaboration
de son ami Mante. C'était un gros immeuble lourd,
à deux étages, solide et sans la moindre ornementa-
tion, qui existe encore aujourd'hui. C'est cette maison
qui commença, d'après Stendhal, le déclin de la
fortune de Chérubin Beyle. (Cf. Vie de Henri Brulard,.
t. II (notes), p. 252 et 278.)
Page 168. ... /'Avocat Patelin. — Comédie de Brueys
(1706).
Page 169. Bourgoin... — M^^^ Marie Bourgoin était
devenue sociétaire de la Comédie-Française, par la
protection du ministre Chaptal, en mars 1802. Elle
y joua jusqu'en 1829.
Page 169. ... la Leçon conjugale,... — La Leçon con-
jugale, ou VAfis aux Maris, — comédie en 3 actes
de Chazet et Sewrin.
Page 170. ... the taming... — Ms. : the tame.
^'OTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 427
1804
Paris.
Ce chapitre est extrait des manuscrits de la biblio-
"thèque municipale de Grenoble, R 5.896, vol. XXII,
fol. 65 à 82. Il fait partie du même cahier gris qui
contient le Journal du 3 prairial au 18 messidor an XII
(23 mai-7 juillet 1804).
De courts fragments ont été publiés par Stryienski,
Journal de Stendhal, p. 92 à 102. Celui-ci a intercalé
dans le texte des notes griffonnées par Stendhal sur
la couverture et des fragments de la Filosofia nova.
— Les deux feuillets de la couverture du cahier
(fol. 53 et 89) portent des notes de la main de Sten-
dhal, que nous publions au bas des pages 87, 88 et
89 du présent volum'^.
Page 173. ... et je signerai. — M. Chuquet a publié
{Stendhal- Beyle, p. 487) un certificat du général Michaud
en faveur de Beyle, mais postérieur de près d'un an
(25 thermidor an XIII). A ce moment, Stendhal
venait d'arriver à Marseille.
Page 173. ...le Séducteur, de Bièvre.... — ^ Comédie en
5 actes (1783).
Page 175. ... lorsqu'on le soutient. — En marge, de la
main de Stendhal : « Oreste, le Cid. >'
Page 175. ... la Gageure. — La Gageure imprévue,
comédie de Sedaine.
Page 176. ... signées H. — Stendhal figure ici l'initiale
un peu ornée qui constitue la signature de Henri IV.
Page 176. ... dont je plaisantais le poème. — S'agit-il
du Poème sur le globe (1784, in-8°), ou d'Achille à
Scyros, poème en 6 chants qui porte le millésime
de 1805, mais qui avait peut-être paru dans les
•derniers mois de 1804 ?
428 JOURNAL DE STENDHAL
Page 177. ... (l'Auberge pleine)... — Le Sourd ou V Au-
berge pleine, comédie en 3 actes de Desforges (1790).
Page 177. ... la Pupille... les Etourdis... — ■ La Pupille,
comédie en un acte de Fagan (1734). — - Les Etourdis,
ou le Mort supposé, comédie en 3 actes d'Andrieux
(1787).
Page 178. La Vauguyon,... — C'était, d'après Saint-
Simon, un pauvre gentilhomme nommé Bethoulet
et qui se fit appeler Fromentau. Il avait épousé
Marie de Stuert de Caussade, dame de La Vauguyon,
veuve de Barthélémy de Quélen, vicomte du Brontay,
et prenait le titre de comte de La Vauguyon. Vers la
fin de sa vie, sa pauvreté était extrême, et Saint-
Simon rapporte diverses anecdotes qui montrent sa
susceptibilité à cet égard. Il se tua de deux coups
de pistolet dans la gorge le 20 novembre 1693.
L'édition de Saint-Simon citée par Beyle est celle
de Londres, 1788-1789, in-12, suppl., t. IV, p. 179.
Page 178. ... nous allons chez Sicard. ■ — L'abbé Roch-
Ambroise Cucurron, dit Sicard (1742-1822), avait
succédé en 1789 à l'abbé de l'Epée dans la direction
de l'Institut des sourds-muets. C'était un éducateur
de grand mérite. Il professait la grammaire générale
à l'Ecole normale et était membre de l'Institut.
Page 178. ... Massieu... — Jean Massieu, sourd -muet
de naissance, élève de l'abbé Sicard, avait fait parler
de lui dans les journaux du temps en plaidant lui-
même sa cause contre un voleur qui lui avait dérobé
son portefeuille. (Voir : Cours d'instruction d'un
sourd-muet de naissance, par l'abbé Sicard. Paris,
1803, in-80, p. 481.) En 1805, VAlmanach National
le qualifie de premier répétiteur de l'Institut des
sourds-muets.
Page 178. ... Au Philosophe marié,... — Comédie en
5 actes de Destouches (1727).
Page 179. ... we go at Hardy Cofl'ee,...^ — Nous allons.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 429
au café Hardy. — Le café Hardy était situé boule-
vard des Italiens.
Page 179. ... le poète Fulchiron. — Voir ci-dessus, p. 407.
la note de la page 70.
Page 179. Tyran domestique,... — Comédie en 5 actes
d'Alexandre Duval (1804).
Page 179. Iphigénie en Tauride... — Tragédie en 5
actes de Guimond de La Touche (1757).
Page 179. ... yP' Saint-Val... — M^e Saint- Val
cadette, avait joué au théâtre Olympique, situé
rue de la Victoire, en 1802.
Page 179. ... M""^ Thénard... — Madeleine Perrin, dite
la grande Thénard, née à Voiron en 1757. joua à la
Comédie-Française jusqu'en 1819.
Page 182. ... Chapelle. — Personnage des Deux Hommes.
Page 1S3. Le Préjugé à la mode — Comédie en
5 actes, de La Chaussée (1735).
Page 183. ... les Deux Pages. — Auguste et Théodore,
ou les Deux Pages, comédie en 2 actes de E. de Man-
teufel, représentée pour la première fois à la Comédie-
Française le 6 mars 1789.
Page 183. ... le jour où l'on fit périr les deux prêtres,...
■ — ■ Stendhal fait allusion ici à l'exécution des abbés
Revenas et Guillabert, guillotinés à Grenoble le
26 juin 1794. A cette époque, le jeune Henri Beyle,
« près de la seconde fenêtre du grand salon à l'ita-
lienne », traduisait « avec plaisir Virgile ou les Méta-
morphoses d'Ovide », sous la direction de M. Durand.
(Cf. Vie de Henri Brulard, tome I, p. 185-186.)
Page 190. Tai revu Héloïse,... — D s'agit d'une visite
chez les Mounier, ainsi que l'indique le contexte.
Edouard Mounier habitait à cette époque Rennes,
où son père était préfet. Héloïse, « mon Héloïse »,
comme Stendhal la désigne plus loin, est Victorine
430 JOURNAL DE STENDHAL
Mounier. Henri Beyle compare ailleurs son amour
pour Vietorine à celui d'Abélard pour Héloïse.
Page 192. Voici le plan du champ de bataille,... — Suit
im plan représentant la partie de l'appartement
Mounier où Stendhal rencontra Vietorine et s'en-
tretint avec Edouard.
Page 193. ... ail' allogiamento del S. Degernd. - — Mon
oncle me dit hier soir : J'ai vu pendant deux heures
M[ounier], son fils et ses filles sont ici. Cette nou-
velle me troubla agréablement. En rentrant de chez
lyjme R[ebufîet], j'ai trouvé un billet d'Edouard
pour M. B[eyle]. Je l'ai vue vers quatre heures
moins le quart, rue du Bac, dans l'appartement de
M. de Gérando (?).
— Cet alinéa est suivi d'un blanc d'un tiers de page,
destiné sans doute à recueillir le lendemain les détails
complémentaires, comme Stendhal l'écrit un peu
plus haut.
Page 193. ... des Femmes,... — Comédie en 3 actes,
de Demoustier (1793).
Page 194. ... au Muet, suii^i de l'Amant bourru. —
Le Muet, comédie en 5 actes, de Brueys et Pala-
prat (1691). — h' Amant bourru, comédie en 3 actes,
de Monvel (1777).
Page 195. ...du papier de M. Muron ... — Il s'agit
probablement du papier qui couvrait les murs d'un
restaurant fréquenté par Stendhal. (Cf. plus haut,,
page 62.)
Page 196. ... Ariane,... — Tragédie de Thomas Cor-
neille (1680).
Page 196. ... Z'Avis aux Maris. — UAi'is aux Maris
ou la Leçon conjugale, par Sewrin et Chazet, comédie
en 3 actes et en vers.
Page 197. ... plus ainsi : A,... — Cet A renvoie à un
croquis de Stendhal reproduisant schématiquement
le profil de Napoléon, et montrant le parallélisme
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 431
de la ligne un peu fuyante du front et de l'arête
du nez.
Page 197. ... Misanthropie et repentir,... — Drame en
5 actes, de Kotzebue, trad. de l'allemand par Bursay
et arrangé pour la scène française par mad. Mole.
Page 197. ... des Héritiers, de Dupai,... — Le Nau-
frage, ou les Héritiers, comédie en un acte,
d'Alexandre Duval.
Page 197. ... par l'arrii'ée de... — Le nom est en blanc
dans le manuscrit.
Page 197. ... M''^ Rolandeau,... — Il s'agit certainement
(le contexte l'indique) de cette demoiselle Rolandeau
que Stendhal avait rencontrée à Genève à la fin du
mois de mars de la même année. (Cf. ci-dessus,
Journal du 30 mars au 2 avril 1804.)
Page 198. N,... — Le reste du nom est en blanc.
Page 198. ... la Jeune Prude. — La Jeune Prude, ou
les Femmes entre elles, comédie en un acte d'Emm.
Dupaty (1804).
Page 199. ... cette longue ligne A,... — Stendhal accom-
pagne sa description d'un croquis représentant le
nez de M^^^ Contât, dont A est l'arête.
Page 200, ... et i>eut faire le... — Stendhal a oublié
d'écrire le dernier mot de cet alinéa, en tournant la
page.
1804-1805
Paris.
Extrait des manuscrits de la bibliothèque munici-
pale de Grenoble, R 5.896, vol. XXII, fol. 90 à 122.
Publié incomplètement par Stryienski, Journal de
Stendhal, p. 103 à 126, avec deux additions (p. 103 et
110-111) prises dans les pensées réunies en vue de com-
poser la Filosofia nova.
432 JOURNAL DE STENDHAL
Stryienski a découpé ce fragment en deux chapitres
(onzième et douzième cahiers). Sa division est arbi-
traire. II existe en effet, entre les réflexions du 17 nivôse
et celles du 21, quatre feuillets blancs (fol. 99 à 101).
Stendhal se proposait certainement d'y consigner son
journal des 18, 19 et 20 nivôse, et de compléter après
coup ses souvenirs, comme il l'a fait plusieurs fois.
Il a même commencé le travail, en écrivant au fol. 99 :
« Journal contenant ce que j'ai fait pendant les 12
ou 15 derniers jours de séjour de mon oncle à Paris.
Mon oncle arrive le 12 frimaire, lendemain du cou-
ronnement, à 2 heures dvi matin. Il habite ma chambre
et mon lit, et part le dimanche [10] nivôse, à 9 heures
du matin ^, après avoir dépensé, à ce qu'il dit, 1.800 li-
vres, moins 210 que j'ai prises à sa caisse et que j'ai
mangées en l'accompagnant.
Nous mangeons chez Naret, rue de la Loi, à environ
3 livres 10 sous par tête. »
Stendhal, qui en somme n'avait guère parlé de son
oncle dans le cours du séjour qu'il avait fait à Paris,
songeait à combler cette lacune. D'autres soins, qu'il
dut considérer comme plus urgents, l'empêchèrent de
réaliser son projet. Et les quatre feuillets réservés
restèrent blancs, sauf les quelques lignes que l'on vient
de lire.
Page 201. ... la quatrième leçon de Bernadille... — Ber-
na dille est Dugazon, dont l'un des meilleurs rôles
était le Bernadille de la Femme juge et partie,
comédie de Montfleury.
1. 31 décembre 1804.
Stendhal écrit le 31 décembre à «a sœur Pauline [Correspondance ,-
éd. Paupe et Chéramy, t. I, p. 134) que son oncle Romain est partie
la veille, c'est-à-dire le dimanche 30 décembre. Il lui dit d'ailleurs
<|u'il était arrivé le 11 frimaire, à 2 heures du matin, alors que le
Journal note l'arrivée de Romain Gagnon à la même heure, mais;
le lendemain 12 frimaire.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 433
Beyle avait commencé à smvre les leçons de
Dugazon le 21 frimaire (12 décembre). Son journal
du 28 frimaire parle déjà du bonheur que lui a donné
« la société en masse » pendant sa troisième leçon
de Dugazon. Ce jour-là, il n'a pas davantage nommé
cette M"i6 _ dont il parle trois lignes plus loin.
■Page 201. P"" nivôse XIII. — Réflexions de Stendhal
intercalées entre les feuillets 107 et 110 du manu-
scrit.
•Page 202. ... dans le feuillage. — En haut du feuillet
Stendhal écrit la date du « 14 nivôse XIII ».
Page 203 ... pour Gabrielle de 1... — Stendhal dessine
au-dessous le « thermomètre d'amour ». Il inscrit
sur la colonne les chiffres 7, 10 et 11.
Page 203. La domenica 2 nii'ôse,... ■ — ■ Cette note ne
fait pas partie du texte du Journal, mais doit y
être rattachée. Elle est datée du 23 décembre 1804
et est conservée dans les manuscrits stendhaliens
de la bibliothèque municipale de Grenoble (R 302,
dossier n° 1).
Page 204. ... suivi des Originaux. — Les Originaux
ou V Italien, comédie en 3 actes de La Mothe (1693).
Page 204. ... Dusausoir ;... — Jean-Claude Dusausoir
(1737-1822), auteur de plusieurs poèmes, dont un
sur le Bois de Boulogne (1800).
Page 204. ... à allusion contre... — Stendhal a pru-
demment escamoté le nom du personnage ainsi
persiflé.
Page 205. Les Basset étaient dans la loge de leur tante.
— Claude-Simon Basset et Anne-Léonard-Camille
Basset de Chateaubourg, tous deux anciens élèves
de l'Ecole Polytechnique, étaient d'une famille
lyonnaise. Ils étaient neveux de Charles-Pierre
Claret de Fleurieu, sénateur et gouverneur des Tui-
leries. — (Voir le « portrait » du second dans nos
Annexes.)
JOURNAL DE STENDHAL. 28
434 JOURNAL DE STENDHAL
Page 205. ... iW* Louason... — Mélanie Guilbert,.
que Beyle suivra plus tard à Marseille.
Page 207. ... V Optimiste,... — Comédie en 5 actes
de Collin d'Harleville (1788).
Page 209. ... Barrai Vaine. — Les deux Barrai, dont
Stendhal parle souvent, étaient les fils de Joseph-
Marie de Barrai, ancien président à mortier au par-
lement de Dauphiné, député au Corps législatif,
puis premier président à la Cour d'appel. L'aîné,
Charles-Antoine, était né le 29 juin 1770 ; il fut
capitaine de grenadiers. Le cadet, né le 9 juin 1783,
était le contemporain et l'ami de Beyle.
Page 209. ... sont arrivés le... — La date est en blanc
dans le manuscrit.
Page 210. ... la Camilla de Paër,... — Camilla, opéra
italien, paroles de Carpani, musique de Paër, repré-^
sente au théâtre Italien de Paris le 5 novembre
1804.
Page 210. ... ch' egli mi doveva. — Aujourd'hui est
le jour des deux sous ; je ferai une description de
l'état dans lequel me laisse mon père. Voilà un ter-
rible effet de l'avarice. La livrée rose. Tencin me donne
6 livres, qu'il me devait.
Page 210. ... Andrieux... — Il était alors professeur
de grammaire et de belles-lettres à l'Ecole Poly-
technique.
Page 211. Milan... — C'est Bonaparte que Beyle
désigne sous ce nom.
Page 215. ... Marignier... — Voir à son sujet la note
de la page 2.
Page 216. ... Nourrit,... — Louis Nourrit, ténor, débuta
à l'Opéra le 3 mars 1805.
Page 217. ... Gerbier... — Pierre- Jean-Baptiste Ger-^
hier, avocat célèbre au parlement de Paris, né à
Rennes le 29 juin 1725, mort à Paris le 26 mars 1788^
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 435
Page 220. ... dans ces caractères,... — Stendhal écrit
ces mots en petites minuscules typographiques.
Page 225. ...au milieu de Vhiçer,... — Stendhal avait
d'abord ajouté, mais semble avoir voulu rayer
ensuite : « ou le soir, au son de l'orgue organisé qui
court les rues. «
Page 226. ... les Nouvelles,... — II s'agit sans doute
des youvelles exemplaires de Cervantes.
Page 226. ... V auteur de Valérie;... — Valérie, ou Lettres
de Gustave de Linar à Ernest de G..., par M^^ de
Krudner. (Paris, Giguet et Michaut, 1803, 2 vol,
in-12.)
Page 229. ... Vie de Sénèque par Diderot,... — Essai
sur la vie de Sénèque le Philosophe... (Paris, Debure,
1779, in-12.)
Page 229, ... celle de Bastien. — J. Fr, Bastien a donné
une édition corrigée de la traduction de dom Gervaise
des Lettres d'Héloïse et d'Abailard (1782, 2 vol.
in-12).
Page 229. ... lettres d'une religieuse portugaise à Cha-
vigny,... — Les Lettres portugaises traduites en fran-
çais ont paru d'abord à Paris chez C. Barbin en 1669
(2 vol. in-12). Marianne Alcaforada est le nom de la
religieuse, le comte de Chamilly (et non Chavigny)
celui du destinataire.
Page 230. ... understanding seul. — ... de mon esprit
intelligent.
Page 230. ... for a future Tacite. — Si cela est vrai,
c'est pour un futur Tacite,
Page 231. ...la religieuse portugaise. — Stendhal écrit
en marge, en face de chacun des degrés de sensi-
bilité : \P « mon oncle » ; 2" « Tencin » ; 3° « Martial
(je conçois le plus) » ; 4° « M^*^ Duchesnois peut-être,
mais probablement ».
436 JOURNAL DE STENDHAL
Page 234. ... Damon et Critias,... — Stendhal veut dire t
Damon et Pythias.
Page 235. Crozet et moi,... — Stendhal écrit en haut
du feuillet : « 27 nivôse XIII, en lisant Biran, qui
m'explique les mystères des passions, sentis en moi »
Page 235. ... Minuit. — Comédie en un acte de Desau-
dras (1791).
Page 236. I shall write after day. — Je lui écrirai de-
main.
Page 240. P^ pluviôse XIII. — Ces réflexions se lisent
à la fin du manuscrit de cette partie du Journal, foL
122 vo à 125.
Page 242. ... lâche (pleurez), infâme... — Le Misanthrope,.
acte I, scène i.
1805
Paris.
Extrait des manuscrits de la bibliothèque municipale
de Grenoble, R 5.896, vol. XXII, fol. 126 à 148.—
Publié en partie par C. Stryienski, op. cit., p. 127-144,
qui y a intercalé, comme précédemment, des fragments
de la Filosofia nova.
Page 245. ... my father's avarice. — Bonheur donné
par le temps, et plus de résignation sur l'avarice de
mon père.
Page 246. ... at Dugazon's house. — J'écris à Victorine
de ma propre main, après quoi je vais chez Dugazon.
Page 246. ... Pinel;... — Traité médico-philosophique
sur V aliénation mentale, par Philippe Pinel (l'"® éd.,
Paris, 1801, in-8o).
Page 246. ... rapports du physique et du moral. —
L'ouvrage célèbre de Cabanis, qui eut par la suite
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 437
une si grande influence sur l'esprit de Stendhal,
avait paru en volume en 1802, sous le titre de Traité
du physique et du moral de Vhomme.
Page 247. ... sfortunato ? — Serai-je donc le seul
infortuné ?
Page 249. ... conseiller d'Etat, ou sénateur. — Jean-
Joseph Mounier fut nommé conseiller d'Etat le
^er février 1805. Il était auparavant préfet de l'Ille-
et-Vilaine.
Page 249. ... f ai rencontré le fils... — Edouard Mounier.
Page 250. Duchesne... — Sans doute Antoine-Louis-
Hippolyte Duchesne, né le 27 février 1781, fils de
Pierre- François Duchesne de la Drôme, député au
Conseil des Cinq-Cents.
Page 252. ... de Biran. — De V influence de Vhahitude
sur la faculté de penser..., par Maine de Biran (Paris,
1803, in-80).
Page 252. ... rue de Thioncille. — C'est la rue Dauphine
actuelle.
Page 256. ... de Claire d'Albe, <i' Amélie Mansfield,...
— Romans de M™^ Cottin, parus respectivement en
1799 et 1803.
Page 258. ... des Folies amoureuses;... — Comédie en
3 actes de Regnard (1704).
Page 258. ... Mazeau,... — Voir page 9, et la note.
Page 260. ... être son Valbelle. — C'est un personnage
des Deux Hommes, pièce à laquelle Stendhal travail-
lait à cette époque.
Page 262. ... l'Orphelin de la Chine et le Confident
par hasard. - — U Orphelin de la Chine, tragédie en 5
actes de Voltaire (1755). — Le Confident par hasard,
comédie en un acte et en vers de Faur (1801).
Page 265. ... hors d'état d'écrire. — Après ces mots,
Stendhal écrit, en gros caractères : « M^^^ Louàson
(22 pluviôse XIII). »
JOURNAL DE STENDHAL. 28.
438 JOURNAL DE STENDHAL
Page 265. ... léger (...). — Le mot est laissé en blanc
entre les parenthèses.
Page 267. ... il marchese,... — Terme trivial employé
en Italie pour désigner les règles des femmes.
Page 267. ...le Cercle ;... — Comédie en un acte de
Poinsinet (1764).
Page 271. ...il nous fait des fortunes. —Horace, acte II,
scène m.
Page 272. ... M^^^ Amalric,... — Amalric Contât, dont
Stendhal a annoncé le troisième début quelques
pages plus haut (p. 260).
Page 273. ... and is reçu... ■ — Je suis allé quatre fois
chez Louason, la première. . ., la seconde avec M"^® Mor-
tier, un vieillard entre, et il est reçu...
Page 273. ... for a physician. — Pour un médecin.
Page 274. ... Percevant... — Nom que Beyle donnait à
Crozet.
Page 274. ... Camille B. (cadet),... — Camille Basset.
Nous publions le caractère d'Ouéhihé et celui de
Perrino (Dausse) dans nos Annexes, à la fin du pré-
sent volume.
Page 274. ... Perrino (D..sse). — Joseph- Henry
Dausse, né à Gray en 1745, ingénieur des Ponts-et-
Chaussées en Dauphiné en 1777, fut chargé en 1802
de la construction de la route du Mont-Cenis. Il
mourut inspecteur divisionnaire à Grenoble en 1816.
Page 275. ... Charlotte... Esprit... — Il s'agit de Vic-
torine et Edouard Mounier. Nous lisons dans le
manuscrit R 5.896, t. XXII, fol. lAl : <.i Crozet shall
be called ^ Percevant ; Ed. Mounier = Esprit ;
M... = Gripoli, aussi beau qu'Apollon, d'une élé-
gance parfaite, examen parfait, le beau idéal à mes
yeux alors et peut-être encore à présent. Vêtu de
gris, visage poli et teint charmant. »
1. S'appellera.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME 1 439
Page 276. ... for the intimes friends. — ... d'amour de
la gloire et de grande sensibilité, qui ne sont que
pour les amis intimes.
Page 277. 17 pluviôse an XIII. — Ces réflexions sont
intercalées dans le Journal du 23 pluviôse.
Page 277. Le jour de Noël 1804,... — Notes insérées
à la fin de cette partie du Journal, fol. 149 du ms.
1805
Extrait des manuscrits de la bibliothèque de la
Yille de Grenoble, R 302 (dossier n° 1), 6 femllets dont
les deux derniers blancs, mesurant 355 sur 80 mm.
Publié par Stryienski, op. cit., p. 145-161.
Page 280. ... Naudet, Després et Lacave... — Ils appar-
tenaient au Théâtre-Français, le premier depuis
1784, le second depuis 1793, le dernier depuis l'an VII
(1799).
Page 282. ... Antonelli... — Pierre-Antoine, marquis
d'Antonelli, né en 1747, maire d'Arles en 1791, juré
au tribunal révolutionnaire en 1793 ; inculpé dans la
conspiration de Babœuf, il fut exilé loin de Paris
pendant plusieurs années. Il mourut à Arles en 1817.
Page 286. ... M. Lalanne,... — J.-B. Lalanne, né à
Dax en 1772, auteur de plusieurs poèmes didac-
tiques : les Oiseaux de la ferme, le Potager, etc..
Page 288. ... Tyran Domestique ;... — Comédie en 5
actes, d'Alexandre Duval (1805).
Page 289. ... Chabroud... — Charles Chabroud, conven-
tionnel et avocat, né à Vienne en 1750.
Page 290. ... Caroline,... — Caroline, ou le Tableau,
comédie en un acte de F. Roger (1800).
440 JOURNAL DE STENDHAL
Annexes.
Page 296. ... tous les appartements. — Vers rayé par
Stendhal, qui marque dans la marge par une croix
son intention de le corriger.
Page 302. ... où mon âme ravie,... — Stendhal note
en face de ces deux premiers vers : « Bien ».
Page 302. ... C'était V Amour. ■ — Appréciation « bien »
ici et au vers précédent.
Page 302. ... 0 maître de ma çie, ... — 0 maître de ma
vie est souligné, avec l'appréciation « m[auvais] ».
Page 302. ...Et non pas à aimer. ■ — Note « bien » depuis :
« si tu m'es favorable », jusqu'ici.
Page 303. ... par les Grâces ornée. — Mention « mauvais »
à ce vers et à l'héinistiche précédent.
Page 303. ... Aime-la sans espoir. — Jugé « bien »
depuis : « l'amour en s'envolant », jusqu'à la fin.
Page 306. Le public rac... ■ — L'angle du feuillet a été
déchiré.
Page 314. Voyage to... — Le nom de la localité a été
laissé en blanc. A la même époque, Henri Beyle
parle d'un voyage dans un pays qu'il appelle L.,
et que nous n'avons pu identifier. (Cf. ci-dessus,
page 158.)
Page 314. ... Martial... — Martial Daru, que Stendhal
appelle aussi Pacé.
Page 318. ... par mois, le... — La date a été laissée en
blanc.
Page 321. ... le 19 fructidor an XIII, à.... — Un nom
en blanc.
Page 324. la bibliothèque de stendhal en isoi. —
Extrait des manuscrits de la bibliothèque municipale
de Grenoble, R 5.896, vol. XXVIII, fol. 2.
.NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 441
Page 328. ... pendant Vhiver de 1804- 1805. —Stendhal
parle de Dausse et de Basset dans son Journal
de 1805 (voir ci-dessus, pages 205 et 274, et les notes
correspondantes). — Sur les personnages qui ont
participé à la construction de la route du Mont-
Cenis, consulter Marcel Blanchard, Les Routes des
Alpes occidentales à V époque napoléonienne (Grenoble,
1920, in-8o), pages 239 et suivantes.
Page 329. Perrino. — Écrit les 21 et 28 pluviôse an XIII
(10 et 17 février 1805). — Extrait des manuscrits
de la bibliothèque municipale de Grenoble, R 5.896,
vol. IV, fol. 133 ; — à partir de : « Perrino prit le parti
de V intendant .. . », vol. II, fol. 15 à 18 v^ ; — et, vers
la fin du texte, à partir de : « Perrino, qui se troui^a
à Suze », vol. IV, fol. 127.
Page 335. ... entrepreneur, nommé... — Le nom est en
blanc dans le manuscrit.
Page 335. ... Prusias... — A côté de ce nom Stendhal
a écrit, puis rayé, celui de « Latombe ».
Page 336. Celui de Chambéry,... — Le nom est en blanc
dans le manuscrit.
Page 340. Romain. — Ecrit les 3-7 germinal an XIII
(24-28 mars 1805). — Extrait des manuscrits de la
bibliothèque municipale de Grenoble, R 302, dos-
sier nO 1.
Page 354. Jacquet, sous-préfet à Suze. — Ecrit le 7 ger-
minal an XIII (28 mars 1805). — Extrait des manu-
scrits de la bibliothèque municipale de Grenoble,
R 5.896, vol. II, fol. 13.
Page 355. ... (an..). — En blanc dans le manuscrit.
Page 358. ... Milan.... — Nom donné par Stendhal
à Bonaparte.
Page 360. Madame Pauline Musso-Jacquet. — Écrit
le 11 germinal an XIII (l^r avril 1805). — Extrait
442 JOURNAL DE STENDHAL
de la collection d'autographes de M. Chaper, à Eybens,
dossier Beyle.
Page 366. Ouéhihé. — Ecrit le 12 ventôse an XIII
(3 mars 1805). — Extrait des manuscrits de la biblio-
thèque municipale de Grenoble, R 5.896, vol. IV,
fol. 124.
Page 369. ...la police... — Henri Beyle, déjà prudent,
écrit : « pic ».
Page 374. Ouéhihé. — Écrit le 27 germinal an XIII
(17 avril 1805). — Extrait des manuscrits de la biblio-
thèque municipale de Grenoble, R 5.896, vol. XVII,
fol. 57.
Page 374. Ouéhihé (suite). — Extrait des manuscrits
de la bibliothèque municipale de Grenoble, R 5.896,
liasse, n° 12.
Page 374. Quittera le Corps... ■ — Le corps des ponts
et chaussées.
Page 376. English. — Il s'agit certainement d'Alphonse
Périer, dont Beyle signale ailleurs les allures britan-
niques. Alphonse Périer, né en 1782, était le dixième
enfant de Claude Périer et le frère puîné de Casimir
Périer, le ministre. Après sa sortie de l'Ecole Poly-
technique, il s'associa en 1804 à son frère Augustin.
Ecrit en « messidor, 26 juin 1805 ». — Extrait des
manuscrits de la bibliothèque municipale de Gre-
noble, R 302, dossier n^ 1.
Page 377. Goodman (29 old). — Écrit en prairial XIII
(mai-juin 1805). — Stendhal note, le 28 juillet suivant :
« Said ta the father, that my trai>el from G\renohle\
to M[arseille], had costed to me 6 louis and half. 9 ther-
midor XIII. » — Extrait des manuscrits de la biblio-
thèque municipale de Grenoble, R 302, dossier n^ 1.
Page 378. Inchinevole. — Extrait des manuscrits de
la bibliothèque municipale de Grenoble, R 302,
dossier n" 10.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DU TOME I 443
Page 380. AfOBT de Bernard. — Marie- Joseph Bernard,
ancien élève de l'Ecole centrale de Grenoble, entra
en 1799 à l'Ecole Polytechnique. Sorti dans la marine,
il était aspirant lorsqu'il mourut, en 1805. — Extrait
des manuscrits de la bibliothèque municipale de
Grenoble, R 5.896, vol. XXII, fol. 239.
CARTE GÉNÉRALE DE L'ITALIE SEPTENTRIONALE
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l^^i I
,,|.u„-l lil.-ijv /..■ i„-urnil lin,«„l l'i
uhrilv. ,-.I(lrul~ ,. l'nl.-
TABLE DES GRAVURES
DU TOME PREMIER
La maison de Noël Daru, où Henri Beyle
habitait en 1800 frontispice
L'ÉCRITURE DE StE.NDHAL EN 1802 52—53
La Comédie Française au moment de sa recons-
truction en 1788 134-135
L'Intérieur de la Comédie Française,
vers 1790 258-259
Carte de l'Italie du Nord 444—445-
TABLE DES MATIERES
DU TOME PREMIER
Introduction, par Henry Débraye i
1801 (18 avriI-12 septembre). Piémont 1
1801 (18 septembre-26 décembre) — 1802 (4 mars-
11 novembre). Lombardie et Piémont. Grenoble.
Paris 31
1802 (24 août-16 septembre), Paris 49
1804 (30 mars-3 avril). Genève 53
1804 (8 avril-21 mai). Paris 61
1804 (23 mai-7 juillet). Paris 87
1804 (14 juillet-10 août). Paris 115
1804 (12 août-22 septembre). Paris 139
1804 (22 octobre-8 novembre). Paris 159
1804 (14 novembre-19 décembre). Paris 173
1804 (23-31 décembre) — 1805 (1"-21 janvier).
Paris 201
1805 (21 janvier-12 fé\Tier). Paris 245
1805 (13-19 février). Paris 279
Annexes. — I. Trois essais poétiques. (1. L'Hon-
neur français. — 2. Vers sur la féie de Mme Teis-
seire. — 3. Sur le soir d'un beau four...) 295
IL Henri Beyie et la Duchesnois. ( 1. Réception
de Mesdemoiselles Duchesnois et George. —
2. On a honte de transcrire les bassesses... —
— 3. Mademoiselle Duchesnois se couche...) .... 304
III. Les finances d'Henri Beyle en 1803-1804 312
IV. La bibliothèque de Stendhal en 1804 32 4
448 TABLE DES MATIÈRES
V. Premiers essais de psychologie. (1, L'ingénieur
Dausse (Perrino). — 2. L'ingénieur Derrien
(Romain). — 3. Le sous-préfet Jacquet. —
4. Madame Jacquet (Madame Pauline Musso-
Jacquet). — 5. Camille Basset (Ouéhihé).
— 6. Alphonse Périer (English). — 7. Deux
inconnus (Goodman, — Inchinevole). —
8. Mort de Bernard 327
Notes et éclaircissemexts 383
Table des gravures 445
Abbeville. — Imprimerie F. Pah.lart.
t
7.
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fl'un des meilleurs marins de la première moitié du xvii* siècle où se
trouvent narrés de prodigieux exploits accomplis sur les efttes d'Afrique
et dans le Levant, etc.
Mémoires du Maréchal de Florange, dit le jeune adventureux,
p. p. R. GoijB.vLix et P. -A. Lemoisne. In-8. 12 fr.
Mémoires d'un des plus fameux hommes de guerre du xvi* siècle.
Mémoires de Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne, dit le
jeune Brienne, p. p. P. Bonsefon, 3 vol, in-8. 36 fr.
Mémoires de du Plessis-Besançon, p. p. H. de He\uc\ire.
In b. 12 fr.
l'ersonnai-'e dont le rôle, comme ingénieur, homme de guerre, agent
secret et diplomate, (ut considérable sous les deux ministères de
Kichelieu et de Mazarin. Publicafon intéressante particulièrement au
point de vue des relations avec l'Espagne et l'Italie.
Mémoires de Nicolas Goulas. gentilhomme ordinaire du duc
d'Orléans, p. p Gh. Coysr.\^r, 3 vol. in-8. 36 fr.
Mémoires du chevalier de Quincy (1698-1713), p. p. L. Lecestre,
;i vol. in-8. 36 fr.
Mémoires authentiques du maréchal de Richelieu (1725-1757),
publiés d'après le manuscrit oriarinal par A. de Boislisle.
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Mémoires du comte de Souvigny, lieutenant général des armées
du Roi (16131660), p. p. L. de Co.ntensou, 3 vol. in-8. 36 fr.
Première édition des Mémoires de Jean Gangnières, comte de Souvigny,
qui, liis d'un boucher de Jargeau, s'éleva, dans l'armée, au grade de
lieutenant général.
Mémoires du Maréchal de Villars, p. p. 1p marquis de Vogué.
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relatifs à l'histoire de France pendant le xviii" siècle, publiés de
i8&;à i85i par MM. F. Barrière et de Lescure, par.A. Marquiset,
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PQ Beyle, Marie Henri
24.36 Journal
1923
t.l
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